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Jacques van Ypersele de Strihou, témoignage sur les questions monétaires de l’effondrement du système de Bretton Woods à la dévaluation du franc belge

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BELGIAN FINANCIAL FORUM / REVUE BANCAIRE ET FINANCIÈRE – BANK- EN FINANCIEWEZEN

Jacques van Ypersele de Strihou, témoignage sur les questions monétaires de l’effondrement du système de Bretton Woods à la dévaluation du franc belge

Avant-Propos

Jacques van Ypersele de Strihou est une personnalité discrète et connue des milieux politique et économique belges et internationaux.

Après des études brillantes à Namur, Leuven et Louvain et un doctorat à Yale aux Etats-Unis, il a entamé une carrière de fonctionnaire international au Fonds Monétaire International. Il est ensuite rentré en Belgique où il a occupé des fonctions importantes dans les cabinets des ministres des Finances. Il a joué un rôle majeur dans les négociations monétaires européennes et internationales notamment en tant que président du Comité monétaire européen lors de la création du Système Monétaire Européen. Par la suite, comme chef de cabinet du Premier ministre Wilfried Martens, il a été un des artisans de la dévaluation de 1982.

Ivo Maes - National Bank of Belgium and Robert Triffin Chair, University of Louvain

Sabine Péters - Professor at ICHEC

Brussels Management School

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La condition de la fonction de chef de cabinet du Roi, poste que Jacques van Ypersele de Strihou a occupé pendant trente ans, est le silence et la discrétion. Cependant, il nous a semblé que ce silence ne s’étendait pas à la période précédente. Nous pensons qu’il était important pour l’historien et ceux qui s’intéressent à l’histoire économique récente de la Belgique et de l’Europe de conserver le témoignage d’un des acteurs clés des grandes orientations nationales et européennes des années septante.

L’intégralité des trois entretiens que nous a accordés Jacques van Ypersele, entre juin et octobre 2015, a été publiée dans les Working Paper Research de la Banque Nationale de Belgique1. Pour préparer ces interviews, nous avons eu accès à ses archives privées, ces dernières sont partiellement publiées dans le Working Paper. Nous vous proposons dans les pages qui suivent de larges extraits de ces interviews, extraits essentiellement centrés sur son action au niveau européen et sur la politique d’ajustement complétant la dévaluation du franc belge de 1982.

Les cabinets des Finances et l’intégration monétaire européenne

Depuis quand vous intéressez-vous aux problèmes d'intégration monétaire européenne?

Essentiellement depuis mai 1972, date de mon entrée au cabinet des Finances. Avant cela j’avais été au Fonds Monétaire International mais l'intérêt spécifiquement européen date de mon entrée au cabinet du ministre des Finances.

De 1972 à 1978, vous avez été conseiller pour les affaires monétaires internationales et européennes de plusieurs ministres des Finances (Vlerick, De Clercq, Geens). Quel était votre rôle ? Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez été choisi pour exercer cette fonction ?

Mon rôle était de préparer les dossiers pour toutes les réunions monétaires internationales, de préparer les discours des ministres sur ces questions et, ce qui prenait pas mal de temps, de participer aux réunions d’experts sur le plan européen et international. Cela comportait le Comité monétaire mais aussi toutes les autres réunions internationales que ce soit le Groupe des dix de l’OCDE ou le Fonds monétaire International. Sur le plan intérieur, je participais à la réunion hebdomadaire entre le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque Nationale.

1 Maes, I. and Péters, S., 2016, La Belgique et l’Europe dans la tourmente monétaire des années 1970, Entretiens avec Jacques van Ypersele, National Bank of Belgium, Working Paper Research, No 314. http://www.nbb.be

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La raison pour laquelle ils m’ont demandé de venir est assez simple : les questions monétaires internationales ont pris à cette époque une ampleur plus grande après l’inconvertibilité du dollar et donc les ministres des finances, et le premier était Vlerick, ont souhaité avoir dans leur environnement immédiat un spécialiste dans ce domaine.

Quelles comparaisons peuvent-elles être établies entre ces différents ministres tant du point de vue de leur rôle que de leur approche des questions monétaires européennes et internationales ?

Vlerick était un visionnaire sur le plan européen, c’était un fonceur mais il était aussi rigoureux. Willy De Clercq était pragmatique, très européen et aussi très actif sur le plan monétaire international au sens large. Il a été notamment président du Comité intérimaire du FMI, qui réunissait les principaux ministres des Finances au niveau mondial. Gaston Geens était un européen convaincu qui connaissait très bien ses dossiers.

De 1978 à 1983 vous avez été chef de cabinet pour les questions économiques de plusieurs premiers ministres (Tindemans, Vanden Boeynants, Martens) ainsi que chef de cabinet du ministre des Finances Vandeputte. Quel était votre rôle ? Pour quelles raisons avez-vous été choisi ?

Mon rôle chez le Premier ministre concernait les dossiers économiques nationaux et la préparation des sommets européens et des réunions internationales comme le sommet de 1982 du G8 à Versailles où Martens participait au titre de la présidence belge de la CEE. Sur le choix de Tindemans me concernant, je ne peux faire que des supputations mais Tindemans était très actif sur le plan européen, il avait fait son rapport en 1975 et il savait que la dimension monétaire était importante pour l’Europe.

Au début de l’année 1978, j’avais été nommé président du Comité monétaire européen et je me dis que c’est cette dimension européenne qui l’a conduit à me choisir. Il m’avait d’ailleurs, fin 1977, demandé d’être son représentant dans le comité qui allait organiser le CEPS (Center for European Policy Studies), un think tank européen.

Quels furent l’approche et le rôle spécifique de chacun de ces ministres dans les questions monétaires européennes et internationales ?

Avec Tindemans, j’ai travaillé très brièvement. Je suis entré au cabinet en septembre et en octobre il y avait la crise du Pacte d’Egmont et le gouvernement est tombé. Vanden Boeynants, ce n’est un secret pour personne, était plus intéressé par les questions économiques nationales qu’internationales même si c’est durant la période où il était Premier ministre en affaires courantes que se sont conclus

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les accords du SME. Martens était un européen convaincu et il participait très activement aux sommets européens et je préparais avec son conseiller diplomatique les réunions internationales. J’ai participé avec lui à beaucoup de sommets, notamment celui de Maastricht, peu avant son départ provisoire en 1981.

Durant quelle période avez-vous été membre du Comité monétaire ? Quels étaient son rôle et importance ?

J’ai été membre du Comité monétaire européen de début 1974 à la fin 1982, pendant 8 ans. Un des rôles principaux était de préparer les réunions de l’Ecofin (Ministres de l’Économie et des Finances) sur les problèmes monétaires et économiques. Bien sûr, un des rôles majeurs du Comité était de traiter de toutes les questions d’ajustement de parité au sein du Serpent monétaire et puis du SME.

C’était le Comité monétaire qui préparait les réunions des ministres européens sur les ajustements.

Un autre rôle était d’harmoniser les positions des pays membres sur les questions monétaires internationales plus larges au niveau des réunions du groupe des 20 sur la réforme du système monétaire et au niveau des prises de positions au sein du Comité intérimaire du FMI.

Comment était l’atmosphère dans le Comité ?

Le Comité monétaire était un peu un club où les représentants du Trésor et des banques centrales travaillaient étroitement ensemble. L’originalité était que le Trésor et les banques centrales étaient représentés (ils n’étaient pas toujours sur la même longueur d’onde) et cela se faisait dans une très grande franchise et confidentialité. Il faut savoir que les membres du Comité monétaire étaient là en tant qu’experts, ils étaient bien sûr désignés, mais ils avaient une certaine indépendance. Le Comité avait certainement une autorité en raison de sa composition et de la qualité des membres qui s’exprimaient, du niveau de directeur du Trésor ou vice-gouverneur de banque centrale. Les mots- clefs étaient professionnalisme, esprit de corps, et amitié entre les membres (c’était agréable). Nous avions le sentiment d’avoir une certaine indépendance, les membres pouvaient s’exprimer à titre personnel. C’était assez libre et constructif, chacun connaissait les balises de son gouvernement ou de sa banque centrale.

En 1978 et 1979 vous avez été président du Comité monétaire. Quels étaient le rôle et l’influence du Président ?

Le rôle du président était d’être l’animateur du Comité, d’essayer d’aller de l’avant, d’arriver à progresser sur le plan de l’intégration européenne, mais en même temps de dégager le consensus possible.

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Quel était le rôle de la Commission européenne dans le Comité monétaire ?

Dans la période que j'ai connue, son rôle était surtout plutôt limité, mais cela changera avec l'arrivée de Tommaso Padoa-Schioppa comme Directeur-général.

Comment étaient les relations avec le Comité des gouverneurs et peut-on dire que le Comité monétaire était plus en faveur d’une intégration monétaire européenne que le Comité des gouverneurs ?

Oui, à priori nettement, le Comité monétaire était plus audacieux. Les relations avec le Comité des gouverneurs étaient presqu’inexistantes mais bien sûr, il y avait chaque fois un représentant des banques centrales dans le Comité monétaire mais des relations entre les deux comités, il n’y en avait pas. Tous les gouverneurs savaient ce que pensait le Comité monétaire, peut-être que l’inverse n’était pas aussi évident, mais on savait ce que les délégués des banques centrales pensaient au sein du Comité. Globalement, c’est vrai que l’élément politique jouant, il y avait plus de mouvements du côté du Comité monétaire. Je dirais sans faire de critiques de personne, que le Comité des gouverneurs avait plutôt une attitude un peu défensive, de dire « attention, ces hommes politiques, y compris le ministre des Finances, ils sont prêts à faire des tas d’histoires périlleuses, mais nous les gouverneurs, nous sommes les gardiens de l’orthodoxie ».

Du point de vue de l’intégration monétaire européenne, quel est le bilan des années septante ?

Je crois qu’il faut distinguer deux périodes : de 1971 à 1978 et après 1978. De 1971 à 1978, la réaction européenne, suite à la décision de Nixon de suspendre la convertibilité du dollar et au flottement des monnaies, a été surtout défensive et très souvent en ordre dispersé. Néanmoins les premiers efforts furent entrepris avec le développement du « serpent », par six pays principalement : l’Allemagne, le Benelux, la France, le Danemark et, dans une certaine mesure, aussi l’Italie. Pour bien comprendre cette réaction, il ne faut pas oublier que pendant cette période, il y a eu le grand choc pétrolier qui avait augmenté les écarts de taux d’inflation et de balances des paiements, des écarts considérables qui, à l’évidence, jouaient sur les monnaies. Donc ce n’était pas comme si on était dans un long fleuve tranquille, on était en plein désarroi. Il y a eu le début d’une réaction, avec le Serpent monétaire, qui a été le point de départ du SME. Après 1978 il y a eu, à partir du Conseil européen de Copenhague en avril 1978 – dans le Comité monétaire, c’était déjà dès le début de l’année –une nouvelle dynamique qui a été lancée suite à la proposition Schmidt/Giscard de créer un nouveau système monétaire européen auquel participeraient, espéraient-ils, tous les pays de la Communauté. C’est l’amorce du

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SME. Donc les années 1978-1979 ont été un temps d’avancée parce qu’il y avait une volonté politique et que, sur le plan des experts, les dossiers étaient déjà préparés.

A quels facteurs faut-il imputer l’abandon du plan Werner ? La CEE n’était-elle pas encore prête ou a-t-on raté une occasion en réagissant de manière désordonnée au désordre monétaire international ?

Les deux éléments sont en partie vrais : le rapport Werner a été soumis au Conseil et à la Commission en octobre 1970 donc, avant le chambardement d’août 1971 et avant tout le désordre dû au choc pétrolier. A ce moment-là de nombreux pays européens n’étaient pas prêts à accepter la perte de souveraineté que comportait ce plan parce que l’incertitude était grande. Dans un tel contexte, la tentation des Etats est de se protéger eux-mêmes plutôt que de faire des grands sauts institutionnels.

Il est vrai que d’une part la CEE n’était pas encore prête mais, d’autre part, c’est vrai aussi qu’on a, en partie, raté une occasion de progrès par des réactions désordonnées face au désordre monétaire international.

Quelle fut l’importance du sommet de Paris d'octobre 1972 ?

Le sommet de Paris réaffirma la volonté des états membres de réaliser d’une façon irréversible l’union économique et monétaire, mais il faut bien reconnaître que cette déclaration d’intention n’a guère été suivie de résultats concrets à l’exception de la création d’un Fonds européen de coopération monétaire, le FECOM, qui a été entérinée au sommet. Pour la petite histoire, je vous dirai que c’était la fin de ma première année au cabinet des Finances et j’étais au Sommet de Paris comme expert avec, notamment, Michel Vanden Abeele, qui était au cabinet du ministre Simonet et participait aussi au groupe de travail qui préparait la déclaration. Nous nous étions battus comme des lions pour inclure ce mot « irréversible » et beaucoup de collègues d’autres pays trouvaient que c’était déraisonnable.

Pour finir, après de longs palabres, on a accepté le mot irréversible. Michel et moi étions très fiers, avec le temps, je me suis rendu compte que cela avait été sans doute utile mais que c’était demeuré largement un vœu pieux pendant plusieurs années.

Comment évaluez-vous les propositions de "monnaie parallèle" faites pendant les années septante ?

Au début, ces propositions visaient surtout, face aux difficultés de créer une monnaie officielle européenne, à contourner l’obstacle. Donc de favoriser de facto un écu privé par son utilisation grandissante dans les domaines de l’émission publique d’emprunts, de crédits bancaires et aussi comme libellé dans le domaine commercial avec l’espoir que cette utilisation grandissante faciliterait

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l’adoption de l’écu comme monnaie officielle pour les transactions. L’écu a un peu joué ce rôle. Mais c’était essentiellement parce qu’on se trouvait devant un mur à propos de la monnaie officielle et on se disait « pourquoi ne pas tâcher de le favoriser sur le plan privé en espérant que cela déborde sur le plan officiel ».

Selon Peter Ludlow (The making of the EMS, p. 49), vous avez contribué, avec Triffin, au discours prononcé à Florence par Jenkins. Quelle a été votre contribution ? Quelle a été l'importance du discours de Florence ?

Non, je n’ai pas contribué au discours de Roy Jenkins à Florence. Bien sûr, Jenkins, qui était président de la Commission, savait quelles étaient les propositions qui étaient sur la table au Comité monétaire.

Ce qui est juste, c’est que Michael Emerson de la Commission était dans le Comité monétaire et donc il connaissait bien les propositions et les suggestions qui étaient sur la table et peut-être a-t-il puisé là-dedans. Ce n’est certainement pas un input direct mais il se put qu’indirectement il y ait eu influence.

La naissance du SME est attribuée au tandem Schmidt-Giscard. Avez-vous été surpris par cette proposition, après le peu de succès de l'initiative de Jenkins ?

La réponse est oui et non : oui sur le plan du moment précis, on ne s’attendait pas à ce que cela sorte à ce moment-là. Non car, comme anciens ministres des Finances, Schmidt et Giscard étaient au courant des diverses propositions faites par les experts monétaires et tous deux étaient conscients des grandes difficultés qu’ils rencontraient dans leur pays suite aux désordres monétaires. Donc cela ne nous étonnait pas que ces deux hommes aient pris une initiative ensemble. Mais le moment précis de cette initiative oui, parce qu’on s’attendait à ce que cela prenne plus de temps, que cela vienne d’abord au niveau des ministres des Finances et puis que cela aboutisse au sommet. Ici c’est venu du sommet. On avait l‘espoir, à ce moment-là, que quelque chose naisse et se développe. Le moment choisi a été une agréable surprise. Il n’y avait pas de contact direct avec le Comité monétaire, mais ses membres étaient les conseillers principaux des deux présidents : il y avait Karl-Otto Pöhl qui était proche de Schmidt et Camdessus proche de Giscard. Eux avaient un accès direct. Mais pour des raisons qui leur étaient propres, surtout en Allemagne, ils préféraient que cela vienne d’en haut et Schmidt voulait surtout éviter que la banque centrale ne se mêle de son initiative. Il voulait faire un grand coup et forcer les autres à suivre.

Pourquoi Schmidt et Giscard étaient-ils partisans d'une plus grande intégration monétaire

en Europe ?

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Quand je disais que Schmidt et Giscard étaient bien au courant, c’est que ces fluctuations très fortes et souvent excessives par rapport aux « fundamentals » de leurs économies les gênaient beaucoup.

En Allemagne, cela conduisait à ce que le Deutsche Mark soit de plus en plus utilisé comme monnaie de réserve et connaisse des appréciations souvent excessives. Donc Schmidt se rendait compte du danger, aussi pour l’économie allemande, d’une monnaie trop forte et d’une monnaie qui jouerait un rôle de monnaie de réserve. Du côté français, ils avaient aussi l’appréhension d’être toujours le pays qui dévaluait face au mark et du cercle vicieux que cela entraînait, y compris sur le plan de l’inflation.

Ils voulaient tous les deux stabiliser les monnaies européennes pour des raisons nationales mais aussi pour des raisons européennes. Sur le plan économique, les deux réalisaient les inconvénients des évolutions divergentes des monnaies européennes qui étaient stimulées par les fluctuations du dollar : régulièrement, quand cela allait un peu moins bien en Amérique, il y avait des transferts de dollars en mark et c’était le mark qui montait. Mais les dollars n’allaient pas de façon égale dans toutes les monnaies européennes, donc cela faisait un peu exploser les relations entre monnaies européennes.

Cela les frustrait et Schmidt comprenait les limites des réévaluations du Deutsche Mark et du fait que, même s’il ne le voulait pas, le mark commençait à jouer le rôle de monnaie de réserve. Et il savait vers quoi cela avait conduit une autre monnaie de réserve. Sur le plan politique, ils étaient très conscients de la nécessité pour le couple franco-allemand de poursuivre son rôle de moteur de la construction européenne Les conséquences des désordres monétaires sur leurs économies et les économies européennes étaient très fortes.

Comment était apprécié le travail de Bernard Clappier et Horst Schulman, compte tenu du fait qu’ils ne s'inséraient pas dans les comités normaux ?

Je parlerai surtout pour moi parce que je ne connais pas le fin fond de la pensée de chacun, mais je dirais que le désir d’aller de l’avant était tel que cela prenait tout à fait le dessus sur toute considération de procédure. Je dirais qu’on était heureux parce qu’on allait de l’avant, d’autant plus que les deux artisans connaissaient parfaitement les points de vue exprimés au Comité monétaire. Fin 1969, Clappier avait été président du Comité monétaire et il avait son adjoint au sein du Comité monétaire. Schulman était très actif et c’est lui qui est devenu président du Comité monétaire au début 1982. Ce n’est pas comme si c’étaient deux personnes des Affaires Etrangères qui avaient été désignées pour faire des propositions. C’était des gens qu’on connaissait bien qui étaient bien au courant et on se disait « si eux peuvent faire un travail qui fasse avancer les choses, tant mieux ».

C’était à mon avis l’attitude de beaucoup.

Quels souvenirs gardez-vous des négociations préparatoires à l'accord sur le SME, en

particulier en tant que président du Comité monétaire ?

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C’était une période passionnante, le Comité monétaire pouvait jouer pleinement son rôle qui est celui de conseil du Conseil des ministres européen. Ce qui est important à retenir c’est qu’au fur et à mesure des négociations, le Comité analysait les différentes options possibles, leurs implications techniques et faisait éventuellement des propositions. Rapport était fait par le président du Comité monétaire, donc moi-même à cette époque, au Conseil de ministres de l’Ecofin. Et puis quand l’Ecofin avait discuté de cela, je faisais rapport au Comité monétaire : il y avait une forte interaction entre le Comité monétaire et le Conseil des ministres Ecofin. L'Ecofin lui-même faisait part de ses recommandations aux chefs d’Etat et de gouvernement. C’était un aller/retour très positif. Les alternatives techniques développées par le Comité influençaient les décisions du Conseil et l’évolution de la discussion politique donnait une direction aux travaux de Comité. Celui-ci était amené à jouer ce rôle de conseiller privilégié du Conseil. La coopération fut excellente, ce n’était pas étonnant parce que les membres du Comité, en tout cas ceux du Trésor, étaient aussi les conseillers des ministres. Il y avait des dîners aussi, j’avais des contacts plus étroits avec des amis français et allemands. C’était une période de satisfaction réelle.

On a beaucoup parlé du « compromis belge », ainsi que « interprétation belge du compromis belge ». Qu’est-ce que cela signifiait ? Quel était votre rôle ?

C’est venu du fait qu’il y avait, à cette époque-là, un blocage politique très fort entre les partisans de la grille de parité, c’est à dire essentiellement les Allemands, et, d’autre part, les partisans de l’écu comme centre du système. Cela relevait en partie de la technique mais cela devenait aussi très politique parce que c’était tout le problème de la symétrie du système. Les Français étaient très braqués, ils trouvaient qu’on pouvait améliorer le système en mettant plus de symétrie. Devant ce blocage politique intense, j’ai fait une proposition au Comité monétaire qui était de prendre comme base la grille de parité, qui était le système le plus simple et le plus limpide, mais de faire jouer par l’écu un rôle d’indicateur qui dirait qui divergeait le plus et devrait prendre l’initiative d’intervention sur le marché des changes. C’est cela qu’on appelait le compromis belge que j’ai présenté au Comité monétaire, et puis Gaston Geens l’a présenté au Conseil des ministres européens. Cette proposition a fait son chemin et elle a été reprise au sommet franco-allemand d’Aix-la-Chapelle et puis elle a été intégrée dans l’accord sur le SME. Le compromis belge revenait à conserver le mécanisme de change tel qu’il existait et des obligations d’interventions basées sur la grille de parités, mais à ajouter à ce mécanisme, un mécanisme basé sur la divergence d’une monnaie par rapport à la moyenne des autres, c’est l’indicateur de divergence, basé sur l’écu qui montrait si une monnaie était fort divergente ou pas par rapport aux autres. Toutefois, ce second mécanisme à la différence du premier ne comportait pas d’obligation d’intervention mais une présomption d’action. C’est sur la question de l’implication du mécanisme d’indicateur de divergence qu’est intervenu l’interprétation belge du

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compromis belge : on a dit que ce ne serait pas une obligation mais c’est une présomption d’action.

C’était un compromis entre ceux pour qui le franchissement du seuil de divergence devait entrainer une obligation d’interventions, les Français voulaient que ce soit automatique, et ceux qui ne cherchaient qu’une procédure de consultation, c’était la volonté des Allemands. Le compromis était largement politique et il était suggéré de parler d’une présomption d’action. Son rôle principal a été de débloquer cet affrontement franco-allemand et cela a permis d’avancer. C’est un exemple type de ce que peut faire le Comité monétaire, qui constate ce blocage politique et qui tâche de trouver une solution. Cela donnait un mécanisme objectif qui permettait de répondre aux inquiétudes des uns et des autres.

Pourquoi le SME est-il si peu institutionnel, pourquoi n’a-t-on pas créé le Fonds monétaire européen

?

On faisait des ajustements de parités au sein du SME. Tant que le système était ajustable, il y avait moins de raisons de créer un fonds, tandis que quand il s’agit vraiment d’une zone euro où les parités sont fixées une fois pour toute, c’est encore un saut qualitatif plus grand qui nécessite plus d’institutionnel. Ce qui a aussi joué, sur le plan institutionnel, c’est que d’une part, le système ne s’adressait pas à toutes les monnaies et d’autre part, à ce moment-là, sur le plan européen, on n’était pas encore tout à fait prêt à faire l’Europe à deux vitesses. Cette possibilité était déjà préconisée dans le rapport Tindemans mais les États n’étaient pas mûrs pour cela et il y avait des Européens convaincus qui trouvaient que ce serait un crime de faire de l’Europe à deux vitesses, c’est d’ailleurs une des critiques principales qu’il y a eu sur le rapport Tindemans, critique erronée parce qu’on le voit, une Europe à deux vitesses est nécessaire. C’est vrai que le fait d’être unis sur le plan monétaire a des implications nombreuses ne fut-ce que sur le plan de la fiscalité : graduellement tous les éléments de la concurrence devraient être inclus dans les politiques communes. Cela s’impose une fois qu’on est dans une monnaie unique.

Comment jugez-vous le rôle joué par la Belgique dans la création de l’UEM ?

C’est un rôle positif. Les Belges se sont rendu plus vite compte que certains qu’il fallait s’unir et abandonner une partie de la souveraineté au profit de l’Europe pour qu’une souveraineté européenne puisse se maintenir. Je crois qu’il y a eu un rôle belge positif chaque fois que c’était possible, que ce soit par la présidence belge, par le Premier ministre, par les Finances, les comités ou les experts. Il y avait chez nous une attitude positive parce que nous sommes plus à même de trouver des compromis, nous devons en faire tellement sur le plan intérieur que cela aide pour en faire sur le plan extérieur.

On se rendait bien compte des limites de

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souveraineté, ce que des pays un peu plus importants ont mis plus de temps à reconnaître. Nous sentions tous les inconvénients des fortes fluctuations. Comme économie très ouverte, nous en subissions encore plus les inconvénients. En outre, il y avait cette attitude positive par rapport à la construction européenne depuis le début avec Spaak.

La Belgique a assez souvent facilité des compromis franco-allemands. Pourquoi les Belges sont-ils aptes à proposer des compromis franco-allemands ?

C’est vrai que c’est presque dans le sang, comme pays à sensibilités différentes, on sent bien le besoin de comprendre ce qui motive l’autre et la nécessité de trouver une réponse aux préoccupations de l’autre. Nous sommes quasi naturellement ouverts au compromis positif, pas à n’importe quel prix, mais cela fait partie de notre ADN.

Dans quelle mesure la position économique faible de la Belgique pendant les années septante et quatre-vingt a-t-elle nui à son influence sur la scène monétaire européenne ?

Pas tellement mais en soulignant que la position de la Belgique a été faible surtout en 1980-1981.

Quand les compromis se sont faits, nous n’étions pas au top, mais les grosses difficultés sont venues en 1980-1981.

Deux pôles, banque centrale européenne et centre de décision pour la politique économique, comme prévu dans le Rapport Werner, sont-ils indispensables pour une union économique et monétaire ?

Je crois que oui, mais la BCE propose aussi des réformes économiques donc les deux principes d’union monétaire et de convergence sont indispensables. Faire une union monétaire et ensuite avoir une monnaie unique forcent à plus de convergence. S’il n’y a pas convergence, c’est le cas dramatique de la Grèce, on se trouve dans une situation très difficile. Dans ce sens-là, le long débat qui a duré très longtemps entre monétaristes et économistes est un faux débat. C’est vrai qu’il faut les deux mais cela ne veut pas dire qu’il faut attendre, ce qui était la position allemande et néerlandaise, que tout soit totalement harmonisé pour introduire une monnaie unique. Le fait de créer une monnaie unique peut aussi forcer à plus de convergence mais il est vrai aussi que s’il n’y a pas de convergence alors les ajustements peuvent être dramatiques et d’autant plus si les parités sont figées parce qu’alors la convergence doit se faire par l’économie réelle et on sait ce que cela veut dire. Il faut reconnaître l’erreur d’avoir inclus la Grèce dans la monnaie unique à un moment donné. Dans une courte période, on est passé d’un certain rigorisme à un trop grand laxisme où la raison politique l’a emporté. Cela a eu les conséquences que l’on connaît.

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Vous nous avez dit que vous avez peu fréquenté Robert Triffin à Yale. Quand ont commencé votre collaboration et amitié avec Robert Triffin ?

Cette collaboration et cette amitié se sont surtout développées à notre retour des Etats-Unis et lors de mon entrée au ministère des Finances en 1972. Elle s’est intensifiée depuis le retour en Belgique de Triffin en septembre 1977 comme professeur invité à Louvain-la-Neuve. À cette époque, Triffin voyageait beaucoup, même à partir de 1972, il était souvent en Belgique. Je le voyais à des intervalles réguliers notamment lors de déjeuners à Louvain-la-Neuve chez Albert Kervyn. Loïs et Robert avaient une petite maison qui était juste à côté de celle d’Albert Kervyn, il y avait souvent des déjeuners chez Albert où participaient régulièrement Alexandre Lamfalussy et tout un groupe d’amis qui s’y retrouvaient. Là, je voyais souvent Robert. Nous nous sommes aussi vus souvent lors de la préparation du CEPS parce que Robert participait aussi à cet effort de la création d’un centre d’étude européen de politique économique. Nous nous sommes aussi retrouvés au sein d’un groupe international plus large qui s’appelait le groupe Pamphili - nommé ainsi parce que nous nous sommes réunis une des premières fois à l’hôtel Pamphili à Rome. Participaient à ce groupe toute une série d’amis dont un très actif et régulier était Niels Thygesen. Nous voyions les Triffin de façon amicale. Il est venu dans notre propriété de campagne à Weert-Saint-Georges, on l’a fêté ici à Kraainem pour ses septante ans.

On se voyait surtout depuis son retour mais avant cela il m’a aidé à entrer à Yale. Woitrin, que j’avais comme professeur, connaissait bien Robert et je pense qu’il a écrit à Robert pour me recommander.

Les discussions du groupe de Louvain étaient tout à fait informelles, on discutait aussi bien de problèmes professionnels que d’autres questions politiques du moment où Robert et Loïs étaient aussi impliqués. Cela n’avait rien d’officiel. C’étaient des rencontres amicales entre des gens qui avaient des préoccupations communes. Albert Kervyn avait fait son doctorat à MIT, et il y avait une amitié entre le couple Kervyn et le couple Triffin qui les a conduits à avoir des maisons voisines à Louvain-la-Neuve.

Quelle est votre appréciation du rôle de Triffin dans le processus d'intégration monétaire en Europe ?

Je crois que le rôle de Robert a surtout été celui d’inspirateur. Il préconisait plus d’intégration monétaire européenne et on savait déjà ce qu’il avait réalisé à l’Union Européenne des Paiements, et son souci de créer une zone monétaire de stabilité était bien connu. Je crois qu’il était surtout un inspirateur.

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Selon Raymond Barre, Triffin était un utopiste qui voulait "tout de suite faire l'union monétaire". Etes-vous d’accord avec ces propos ?

C’est injuste. Il n’était pas utopique mais visionnaire, celui qui montre le chemin vers où il faut aller et on a abouti après un certain temps. L’utopiste c’est celui qui rêve mais qui n’a aucune chance de le voir se réaliser.

Vous avez dit que vous aviez connu Triffin quand vous étiez au cabinet de Vlerick. Triffin avait-il un rôle dans ce cabinet ?

Non, il n’avait pas de rôle au cabinet de Vlerick mais je pense que ce dernier le connaissait de réputation parce que Triffin avait conseillé la Kredietbank sur l’utilisation de l’écu comme libellé pour certaines émissions d’emprunts. La Kredietbank était très fière d’être la première banque qui avait émis des obligations en écu et Vlerick était très proche de cette banque dont il est devenu le président.

Les deux hommes s’estimaient, et vous verrez que dans l’édition des discours de Vlerick, c’est Triffin qui en a rédigé l’introduction. Triffin était un visionnaire, il montrait en quelque sorte le chemin à suivre mais ce n’est pas lui qui allait faire rapport au conseil de ministres européens ou être consulté sur des questions opérationnelles.

Une des idées clés de Triffin était la création d'un Fonds européen de réserve, avec une mise en commun des réserves des banques centrales. Quelle a été l'influence de cette idée ?

Elle a eu une influence réelle. Le Fonds européen de réserve était déjà mentionné dans le discours de Vlerick au sommet de Paris. Vous y trouvez aussi dans ce discours l’objectif de la monnaie unique.

Vous avez dans le livre de Vlerick, cette photo où on voit Gaston Eyskens comme Premier ministre, Vlerick à sa gauche et à droite, Pierre Harmel comme ministre des Affaires Etrangères au sommet de Paris en octobre 1972. Là, Vlerick est intervenu et a parlé d’une monnaie unique, ce qui, à ce moment- là et dans ce contexte a dû faire sursauter Barre s’il jugeait déjà que Triffin était un utopiste. Le jour où je suis entré au cabinet de Vlerick, j'ai commencé très vite à rédiger des discours car il aimait bien parler pour convaincre. C’est pour cela qu’il y a tant de discours sur une période relativement courte : je suis entré en mai, le gouvernement est tombé à la fin de l’année et Willy De Clercq est arrivé en janvier 1973.

Quelle était l'importance pour Triffin de la coordination des politiques économiques et de

la convergence ?

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Pour lui l’union monétaire forcerait les pays à la convergence, je crois que c’était plus son approche, il réalisait bien que la convergence était indispensable mais il estimait que l’union monétaire pousserait à la convergence, ce qui a été largement le cas

Quelle était l'importance pour Triffin de l’écu ? Est-ce qu’il y avait une relation avec les Droits de Tirage Spéciaux au niveau mondial ?

Pas directement, mais c’était la même dynamique : c’était l’utilité d’avoir une monnaie neutre – qui ne soit pas une monnaie nationale – au niveau mondial pour avoir une création de liquidité raisonnée suivant les besoins et non pas suite au déficit américain lié à la guerre du Vietnam ou à autre chose.

En outre, une monnaie européenne aurait un effet d’intégration sur le plan européen. C’était dans la vision qu’une zone de stabilité monétaire européenne contribuerait à la stabilité monétaire internationale.

À ce propos, une autre anecdote sur le DTS et le lien du DTS avec les pays en voie de développement.

Lorsqu’il y a eu la réunion annuelle du Fonds monétaire en 1972, Vlerick voulait prononcer un discours où on parlerait du DTS et du lien avec les besoins des pays en voie de développement et le gouverneur qui était à ce moment-là Vandeputte était opposé à cela. Vlerick était tombé malade et donc il m’avait demandé de pressentir le gouverneur pour prononcer son discours, le gouverneur m’a dit « cher ami, je veux bien mais à condition que ce soit mon discours ». Vlerick a dit « non, coûte que coûte je prononcerai mon discours, je reste dans mon lit jusqu’au moment où on approche de mon tour de parole, je mets vite mon costume, je descends, je prononce mon discours et je remonte dans mon lit ». Leurs deux positions étaient tout à fait logiques

Avec Triffin, et plusieurs autres personnes comme Ansiaux, la Belgique a une tradition d'expertise dans les techniques de coopération monétaire. Ceci contraste avec, par exemple, une tradition d'analyse monétaire aux Pays-Bas. Quelles sont, selon vous, les raisons de ces différences ?

C’est peut-être plus de nature sociologique. J’aurais tendance – mais je n’ai aucune compétence dans ce domaine – à dire que c’était en raison d’une vue plus calviniste au Pays-Bas : le critère de la quantité monétaire doit amener une discipline. On a des critères et on les respecte. Les Pays-Bas étaient sur le plan monétaire de tradition plus dans le camp allemand et sur le plan politique dans le camp anglais.

Mais ils n’étaient pas très soucieux de négocier ou d’avoir une grande compréhension de ce qui se passait au sud de chez eux. Ils avaient une grande conscience de ce qui se passait à l’est, à l’ouest.

Mais au sud, les Français et les Italiens, ce n’était pas très sérieux et les Belges étaient un peu entre les deux. Ce qui nous différenciait, c’était que nous cherchions toujours une compréhension de ce qui

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motive l’autre et de ce qu’il y a de justifié dans son approche. J’avais des contacts professionnels et des contacts tout à fait amicaux avec Conrad Oort, le directeur du Trésor néerlandais, au Comité monétaire, il avait été un de mes prédécesseurs, avant Pöhl. J’avais de très bonnes relations personnelles avec eux, de même qu’avec Wellink qui a succédé à Oort et également des relations très sympathiques avec Wim Duisenberg avec qui j’étais au Fonds monétaire. Nous étions voisins dans le même département. Ces caractéristiques des Hollandais que je viens de mentionner étaient peut-être plus apparantes à la Banque centrale qu’au ministère des Finances.

Quelles sont les origines du CEPS ? Quel a été votre rôle dans sa création et son fonctionnement ?

Un article de « The Economist » résume bien l’histoire du CEPS. L’origine c’était McGeorge Bundy, qui était président de la Ford Foundation. Il a écrit aux Premiers ministres européens en leur disant « vous devriez avoir pour l’Europe une sorte de Brookings Institution qui pourrait étudier tous les grands problèmes auxquels l’Europe est confrontée, y compris les questions transatlantiques et avoir des relations avec la Brookings Institution aux USA ». Fin 1977, il a écrit à Tindemans, qui était Premier ministre, moi j’étais aux Finances et Tindemans m’a demandé, par l’intermédiaire d’Etienne Cerexhe qui était à son cabinet, si je ne voulais pas le représenter à ce groupe qui s’est réuni une première fois à Versailles. Les représentants des ministres étaient très positifs. Lors de notre première réunion des représentants des Premiers ministres à Versailles, ils m’ont demandé d’être président du groupe préparatoire. Dans ma jeune naïveté, j’avais accepté. Au départ, l’idée était de créer une institution financée par des moyens publics européens et donc le projet a d’abord été étudié au niveau de la CEE.

Il y a eu des rapports au Conseil des ministres européens mais le projet a été coulé par l’élection de Mme Tatcher en 1979. Elle estimait que l’Europe n’avait pas à créer un bureau d’études. C’est alors qu’avec un groupe fortement impliqué dans les préparations du projet public on a décidé de continuer sur le plan privé. Ce groupe s’est plusieurs fois réuni chez moi à Bruxelles. On a donc décidé de continuer et dans le groupe privé se retrouvaient certains belges dont Triffin, Michel Didisheim de la Fondation Roi Baudouin, parce qu’on comptait sur la Fondation pour donner une partie du financement. Il y avait aussi Monsieur Jooris, président de la Fondation de la culture européenne et une série d’étrangers, Niels Thygesen et Michel Albert, président du Bureau du plan en France, Peter Ludlow ainsi que Peter Ruoff de la Brookings. On a basculé d’un projet officiel européen à un projet privé et cela a marché. Michel Woitrin a proposé des locaux à Louvain-la-Neuve, mais très vite, il est apparu qu’il fallait une implantation à Bruxelles. Alors une maison a été louée rue Ducale, au Parc de la Warande. Peter Ludlow a été un directeur très actif. Moi, je suis devenu le premier président mais je n’y suis pas resté longtemps parce que je suis entré au Palais en février 1983 et j’ai décidé alors

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d’arrêter tous mes autres engagements. Ce fut une expérience passionnante, et par après d’autres centres d’études européens ont été créés.

La dévaluation de 1982

Quelles furent les raisons profondes du déraillement de l’économie belge pendant les années 1970 ?

Je crois qu'il y en a eu deux : d’une part les deux chocs pétroliers combinés au phénomène d’indexation des salaires chez nous et d’autre part, l’accent mis pendant une bonne partie de cette période sur le communautaire aux dépens de l’économie. Je crois que le phénomène de base, c’était le choc pétrolier combiné au mécanisme d’indexation des salaires qui était une longue tradition. Il y avait chez des interlocuteurs sociaux, en particulier la FGTB, une forte volonté de ne pas toucher à l’index. Et donc lors de ces chocs pétroliers, en 1974 et 1979, le gouvernement n’a pas été en mesure de réagir sur l’indexation des salaires à cause des réalités économico-sociales chez nous et, notamment l’importance du rôle de la FGTB. En même temps, le gouvernement était aussi fort préoccupé par le problème communautaire en Belgique. Je crois que c’est vraiment la combinaison de ces deux facteurs. Mais le phénomène principal du déraillement c’est l’explosion des coûts due au choc pétrolier combiné avec l'indexation. L’indexation en soi ne fonctionne pas mal s’il n’y a pas de choc extérieur. S’il y a un choc extérieur, il faut accepter qu’il y ait une perte de pouvoir d’achat national et cela, au début, n’a pas été accepté.

Pourquoi est-ce que le SME, pendant ses premières années, n’a pas contribué à une meilleure conduite de la politique économique en Belgique ?

Il faut se rappeler que le SME date de 1979. Il y a eu, comme je viens de le dire les deux chocs pétroliers avec chez nous le phénomène de l’indexation des salaires. Face à cela, nous avons réagi par l’ajustement des parités au sein du SME. Il y a eu des appréciations du Deutsche Mark et du florin par rapport au franc belge entre mars 1979 et mars 1983. En quatre ans, il y a eu une baisse du franc belge de 21,5 % par rapport au Deutsche Mark et de 18,4 par rapport au florin. Puisque le Deutsche Mark a réévalué par rapport au franc belge de 2 % en 1979, 5,5 % en octobre 1981 et 4,25 % en juin 1982 et le florin a réévalué de 5,5 % en octobre 1981, 4,25 % en juin 1982 et en plus il y a eu notre dévaluation de 8,5 % en 1982. Donc, disons que l’instrument de l’ajustement de parité a été utilisé passivement du fait qu’on a laissé le Deutsche Mark se réévaluer trois fois et le florin deux fois par rapport à nous et que nous avons dévalué une fois, donc l’ajustement s’est fait de cette manière-là.

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Quelle fut la réaction des partenaires européens, les Allemands et les autres, à l’égard du déraillement économique de la Belgique ?

Dans cette période-là, le principal message des Allemands et de certains autres, était que nous devions modifier notre mécanisme d’indexation.

Au sommet de Maastricht de mars 1981, Helmut Schmidt aurait sévèrement critiqué la Belgique. Etait-ce la cause de l’élaboration du nouveau plan Martens ?

Schmidt et Giscard à Maastricht s’en sont pris au système de l’indexation chez nous et cela se retrouve dans les conclusions de Maastricht de façon à peine voilée. C’était un des facteurs, mais il y avait surtout la pression des marchés qui était continuelle. Martens avait déjà proposé des mesures sur l’indexation mais il avait essuyé un refus assez catégorique de la part de Debunne. C’est vrai que la pression des arguments de Schmidt et Giscard, que Martens connaissait évidemment, a pu jouer surtout qu'elle s'était exercée lors d'un sommet européen. Mais le facteur principal c’était que presque tout le monde voyait qu’il fallait prendre des mesures sérieuses sans tarder, sinon on allait à la catastrophe.

Quel était votre rôle dans le « Noodplan » de Martens ? Quelles étaient les autres personnes impliquées dans la rédaction de ce plan ?

J’ai relu une note que j’avais écrite le 6 avril juste après la démission de Martens rappelant toutes les négociations du mois de mars, et notamment les différentes réunions du kern. Toutes ces réunions montrent bien que dès avant la fin mars, Martens avait tout fait pour agir à propos de l’index. Il y a même eu un accord politique à un moment donné, il y fait d’ailleurs allusion dans ses deux livres. Le document Martens a été accepté par les ministres. Mais quand Debunne a réagi violemment, l'accord n'a pas survécu.

Le cabinet politique avec Jean-Luc Dehaene a-t-il été impliqué dans les discussions ?

Non, sur le Noodplan, le cabinet politique n’avait pas été impliqué. Dehaene s’occupait surtout du communautaire. Il y avait deux cabinets, le politique et l'économique, et il y avait aussi le secrétaire du Conseil des Ministres qui était Jan Grauls senior. On était à trois mais sur des problèmes différents, telle était l’organisation.

Comment Jean-Luc Dehaene a-t-il pris le fait de ne pas être présent dans le Noodplan ?

On n’en a jamais beaucoup parlé mais il y a eu un article qui était un peu méchant pour lui dans De Morgen dont le titre était « Wie heeft Dehaene de das omgedaan ».

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Est-ce que la chute de Martens IV était inévitable ?

Oui, après le refus de Debunne de toucher à l’index et après que certains ministres soient revenus sur leur position antérieure.

Comment avez-vous vécu les changements de gouvernement : Martens IV – Eyskens Martens V ?

Je crois que là, je vais revenir sur la chute de Martens IV et comment, j’ai vécu cela. J’étais très convaincu que Martens ne pouvait pas continuer sans que le gouvernement ne prenne des décisions sérieuses. Sinon, on allait à la catastrophe économique et il allait arriver à sa propre destruction politique. Donc, il fallait changer de cap, il fallait faire l’effort même si les chances de réussite n’étaient pas énormes. Il fallait faire la proposition qu'il a faite et nous en avons longtemps parlé notamment dans la voiture au retour de Maastricht. J'ai été vraiment soulagé qu’il ait fait ses propositions. Je pense que c’est ce qui lui a permis de revenir après le gouvernement Eyskens.

Pendant le gouvernement Eyskens, j'ai été chef de cabinet du nouveau ministre des Finances. Mark Eyskens lui avait proposé mon nom et il se faisait que j’avais bien connu le ministre Vandeputte comme gouverneur et je m’entendais très bien avec lui. Je garde un bon souvenir de notre travail ensemble. Il était très organisé et sympathique. Mais les relations avec le ministre du Budget étaient très difficiles.

Pendant l’augmentation du chômage, on cherchait des mesures dont la réduction du temps de travail, la semaine des 36 heures, pouvez-vous nous en dire plus ?

Cela c'est venu, lors du gouvernement Vanden Boeynants en 1978. Il était convaincu qu'il fallait réduire le temps de travail, il faisait le même argument dans sa propre boucherie : si je réduis le temps de travail d’une heure je vais devoir engager plus de gens. Ce plan avait été présenté lors de la formation du gouvernement Vanden Boeynants et en effet, le CVP et surtout les classes moyennes ont rejeté la diminution du temps de travail. La proposition était étonnante de la part de Vanden Boeynants mais c’était son cheval de bataille. Il était convaincu qu’il fallait diminuer le temps de travail. Il n’était pas sensible aux arguments idéologiques mais il était super pragmatique et il revenait souvent avec des exemples de sa boucherie.

Et vous, cela vous paraissait-il raisonnable ?

Cela me paraissait envisageable à cette période–là et j'ai défendu son plan lors de la formation du gouvernement. Dehaene rappelle cela dans ses mémoires.

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Quand et pourquoi êtes-vous devenu partisan de la dévaluation ? Avez-vous gardé cette opinion confidentielle ?

Je ne saurais pas mettre de date précise, mais après la chute du gouvernement Eyskens, j’ai parlé à Martens de dévaluation. Si, d’une part, j’étais bien conscient qu’il y avait une perte de compétitivité, j’étais, d'autre part, bien convaincu qu’une dévaluation sans mesures d’accompagnement efficaces pour éviter l’inflation serait un coup d’épée dans l’eau. Donc, il fallait à mon sens éviter à tout prix de parler de dévaluation, tant que les conditions n’étaient pas réunies pour la faire réussir. Sinon, on allait se priver de cette arme plus tard. Si on faisait une mauvaise dévaluation sans mesures d’accompagnement, on ne pouvait pas la recommencer le surlendemain. De cela j’étais convaincu et donc tant que les conditions n’étaient pas réunies, et avec la position de Debunne, elles ne l’étaient pas, il ne fallait surtout pas envisager cet instrument-là.

La dévaluation est envisagée au CVP depuis la fin des années 1970 au sein d’un groupe de réflexion auquel participaient Hubert Detremmerie et Fons Verplaetse …) étiez-vous au courant ?

Non, je n’étais pas au courant.

Pourquoi le projet du gouverneur de Strycker et Roland Beauvois (baisse des salaires de 5 % et baisse des prix) était-il impossible ?

Sur le plan économique, cela aurait eu un effet déflatoire important et politiquement cela n’était pas buvable en Belgique. Cela allait beaucoup plus loin que la modification de l'indexation, c’était super radical.

Martens V avait dans son cabinet économique un nouveau chef de cabinet adjoint (Verplaetse). Il y a des gens qui ont vu dans cela un certain mécontentement (de l’ACV) envers vous. Martens lui-même (Mémoires, p. 94) parle de la note « Verplaetse – van Ypersele » en vue de la dévaluation ? Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai que probablement, il y a eu un certain mécontentement de l’ACV. Sans doute était-ce dû au fait d’être associé au gouvernement Martens précédent et donc inévitablement aux mesures qui avaient été proposées.

Verplaetse a joué un rôle essentiel dans la dévaluation à trois titres. Un, il était proche de Houthuys lorsque Houthuys était régent de la Banque Nationale et que Verplaetse faisait partie de la délégation ACV de la Banque Nationale. Verplaetse était proche aussi de tout l’ACW. Donc, il a joué un grand rôle

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pour les convaincre de la nécessité de mesures drastiques : la dévaluation et les mesures d’accompagnement. C’était un élément indispensable qu’au moins un des deux syndicats comprenne et accepte la nécessité des mesures et en cela, Verplaetse a joué un rôle essentiel pour la réussite de l’opération. Deux, il venait de la Banque Nationale et c’était utile, à titre subsidiaire pour atténuer les difficultés de ce côté–là. Trois, c’est un excellent macro-économiste.

En ce qui concerne nos relations : nous nous sommes bien entendus, nous avons rédigé la note ensemble. De mon côté, je me suis occupé de toute la partie européenne : Comité monétaire, Conseil des ministres des Finances, du FMI et aussi en partie des mesures d’accompagnement. J’ai aussi rassuré et convaincu Willy De Clercq avec qui j’avais travaillé, en effet, Martens sentait que de ce côté- là, il y avait un élément sensible parce que Willy De Clercq avait peur qu’en Flandre la dévaluation lui soit reprochée. Il restait avec ce traumatisme lorsque, sous Tindemans, il avait été amené à accepter une hausse de la TVA, notamment dans l’horeca, et cela lui avait fait beaucoup de mal politiquement.

Il en a parlé avec Martens, et celui-ci m'avait demandé de contribuer à le convaincre. J'ai eu une longue conversation avec Willy De Clercq chez lui à Gand, Cyriel Buyssestraat. Mais il est évident que ce côté- là était plus facile à convaincre que l'ACW dont Fons Verplaeste s'est occupé.

Du côté européen, quand même, ce n’est pas passé facilement ?

Non, ce n’est pas passé facilement parce qu’il y avait une grande crainte du côté européen de voir s'enclencher des dévaluations compétitives. C’était surtout, mais pas exclusivement, le fait des français qui trouvaient que c’était très difficile d'accorder un taux de dévaluation élevé pour la Belgique sans qu’eux ne bougent. Ils avaient peur que si nous obtenions un taux fort élevé, ils doivent eux aussi bouger et que si eux modifiaient leur parité au sein du SME, il y aurait toute une série de pays qui suivraient ce qui détruirait en partie l’effet de la dévaluation. Les deux arguments principaux que nous avions pour répondre à cela étaient que nous considérions cette dévaluation comme une opération unique, l’histoire montrait, que nous n’avions pas dévalué depuis longtemps. Dévaluation est un « dirty word » chez nous et on fait cela une fois mais pas deux. Encore devaient-ils en être convaincus. L’autre argument qui était indispensable, était que nous avions déjà décidé des mesures d’accompagnement. Ils savaient qu’en Belgique nous parlions depuis si longtemps de l’indexation et tant qu’ils n’auraient pas vu les mesures décidées par le gouvernement ils n’auraient pas été convaincus. Le troisième argument que nous avons utilisé était la position favorable du Fonds Monétaire International. Là ils étaient un peu fâchés par rapport au Fonds monétaire parce qu'ils trouvaient que c'était le rôle du FMI d’éviter les dévaluations compétitives et le FMI proposait pour nous 12 %. Schulmann avait proposé dans ses conclusions du Comité Monétaire une dévaluation de 6 à 8 % pour le franc belge. J’ai dit que je ne pouvais pas accepter cette proposition et il n'y a pas eu de consensus au Comité. Evidemment, le gouvernement et Willy De Clercq étaient bien au courant de

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toute la discussion et le lendemain, au Conseil des Ministres européen, Willy De Clercq a obtenu un petit peu plus, 8,5 %. Mais c‘est vrai que cela n’était pas facile et c’était une situation un peu bizarre parce qu'ils savaient très bien que la Banque nationale de Belgique ne partageait pas le point de vue du gouvernement.

Je dois souligner ici que dans tout ce travail sur la dévaluation j'ai été moi-même fort aidé par Jean- Claude Koeune avec qui je travaillais étroitement au Cabinet du Premier. Nous avons écrit un livre ensemble sur le SME, qui a été traduit en 6 langues européennes et en japonais.

Qui étaient les principaux partisans de la dévaluation ?

Parmi les principaux partisans, il y avait le Bureau du Plan qui avait une très bonne analyse des conséquences. C’était important pour tous les membres du gouvernement de montrer qu’il y avait eu une analyse sérieuse et Robert Maldague avait fait cela très volontiers, il était lui-même persuadé du bien-fondé de la dévaluation. Nous avions été un weekend, Fons Verplaetse et moi, chez Maldague au Bureau du Plan et celui-ci avait appliqué son modèle économique aux hypothèses de dévaluation avec les mesures d'accompagnement que nous lui avions données. Le monde patronal était ouvert sans le crier fort. Durant la période du gouvernement Eyskens, Martens avait rencontré, avec le souci de les écouter, des entrepreneurs. Il a eu l’intelligence d’être discret, et d’utiliser cette période pour prendre des contacts sur le terrain et cela lui a été utile. Durant ces mois, j’avais peu de contact avec lui mais j’en avais avec Jean-Luc Dehaene. C’était une période de discussions actives. Une des difficultés des années 1979, 1980 et 1981, c’est qu’il y avait énormément de réunions y compris de nuit dont il sortait très peu de résultats. Mais cela a contribué à la maturation des idées même si pendant cette période-là, c’était une frustration de travailler énormément, de dormir peu et de voir peu de résultats. On a été récompensé par après. Du côté universitaire, il y avait Dulbea qui avait fait une étude et à l’UCL, Jacques Drèze avait écrit un article proposant une dévaluation d’environ 10 %.

En fin de compte, l’ACV a été convaincue de la nécessité mais cela a pris un certain temps. Le monde patronal était malgré tout prudent mais ils soulignaient qu’ils avaient perdu des parts de marchés, et que leur compétitivité avait été fort réduite. Ils étaient assez raisonnables pour ne pas aller crier sur tous les toits qu’il fallait dévaluer, car c'eut été la meilleure manière d’empêcher les choses de bien se faire.

Quels étaient les plus grands obstacles à ce changement de politique économique ? Comment ont-ils été dépassés ?

Les obstacles, j’en vois au moins cinq: le plus grand obstacle c’était la FGTB qui n’acceptait pas les mesures d’accompagnement, la nécessité de toucher à l’index. Le second obstacle était la Banque Nationale et plus particulièrement Roland Beauvois, le directeur du département des Etudes qui

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n’acceptait pas la dévaluation, ils étaient rigides là-dessus, peut-être ne croyaient-ils pas que de sérieuses mesures d'accompagnement de la dévaluation puissent être prises. Le troisième obstacle c’était le Luxembourg avec lequel nous étions dans une union économique et monétaire. Le quatrième obstacle, certains pays européens, la France surtout, mais d’autres aussi qui avaient peur des dévaluations compétitives. Le cinquième n’était pas vraiment un obstacle, mais au départ Willy De Clercq était plutôt réticent, pas opposé mais fort sur ses gardes.

Comment cela a été dépassé ? J’en ai déjà parlé : a) la FGTB, c’est le contrepoids de l’ACV avec le rôle de Verplaetse qui a été important, b) la Banque Nationale, en ne les informant pas, mais on avait tous leurs arguments qui se trouvaient dans les rapport annuels, on connaissait déjà leur réaction; c) le Luxembourg, c’était la même chose que pour la Banque Nationale avec laquelle ils étaient en contact étroit; ils n'ont pas été informés au préalable, d) les Européens en bataillant avec eux et en arguant que c’était une opération une fois pour toute, qu’il y avait des mesures d’accompagnement et que le Fonds monétaire international nous soutenait, e) les réticences de Willy De Clercq, Martens l’a convaincu et je l'y ai aidé.

La dévaluation était-elle dans le programme du gouvernement, pas pour le grand public, mais entre les partis avait-on convenu de dévaluer ?

C’était subtil, tout le monde se rendait compte qu’il ne fallait pas mentionner la dévaluation parce que cela la rendrait impossible, mais implicitement elle était rendue possible par les mesures de plein pouvoirs. On disait que c’était pour faire face à la crise mais en fait cela pouvait servir pour prendre les mesures d’accompagnement nécessaires.

Quand Martens (V) est redevenu premier ministre, il vous a repris comme chef de cabinet, était-ce clair dans le plan que vous avez élaboré avec Verplaetse que ce serait une dévaluation ?

C’était tout à fait clair, j’avais d’ailleurs, avant qu'il ne redevienne premier ministre parlé à Martens de la nécessité de la dévaluation. Donc, c’était très clair dès que j’ai commencé.

Quel a été le rôle de certaines rencontres informelles, comme Poupehan?

Cela a joué un rôle très important. Il y a eu les rencontres à Poupehan ainsi qu'une série de conversations bilatérales au sein de l’ACW. Houthuys y a joué un rôle essentiel mais aussi Detremmerie qui a été très actif. Je dirais que les médias aiment illustrer un évènement avec à un endroit précis où, on va prendre des photos a posteriori mais c’était tout le processus de convaincre l’ACV qui a été important. Poupehan a certainement joué un rôle mais c’était une partie de tout un

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processus dont la figure centrale était Houthuys ainsi que Fons (Verplaetse), en qui il avait totale confiance et à qui il pouvait poser toutes les questions.

Comment étaient les contacts formels et informels avec la Banque Nationale de Belgique ?

Les contacts formels, c’était les réunions hebdomadaires du ministre des finances avec le gouverneur.

La dévaluation n'a pas été évoquée là, les arguments de la BNB étant bien connus. Il n’y a pas eu de discussion à ce moment-là parce qu’on ne voulait pas éveiller l’attention. C’est d’ailleurs pour cela, que certains ont pensé qu’on avait oublié le Luxembourg. On n’a jamais oublié le Luxembourg, on était bien conscient du problème Luxembourg et c’était consciemment que le ministre a téléphoné aux Luxembourgeois après la clôture des marchés, en s’excusant. On pouvait comprendre leur frustration, car ils avaient toujours collaboré très loyalement avec la Belgique, mais il n'y avait pas moyen de faire autrement. C'était un cas de force majeure.

D’Haese et Junius, de la Banque Nationale, étaient-ils au courant ?

Non, la dévaluation a été planifiée chez le premier ministre puis aussi avec les vice-premiers. Il est magnifique que le secret ait pu être gardé parce que pour la réussite d’une dévaluation, le secret est un élément essentiel.

Le secret, c’était surtout par crainte de la réaction des marchés ?

Oui, le secret, c’était surtout la crainte des marchés, la crainte aussi, si c'était connu trop tôt, de tout un débat intérieur qui tenterait d’empêcher cette dévaluation. On risquait, si le projet était connu avant, d’entrer dans une sorte de désordre où la dévaluation ferait l’objet d’un débat général qui trouverait bien sûr sa répercussion immédiate sur le marché et qui risquait d’avoir pour résultat d’empêcher une dévaluation bien menée de façon ordonnée. C’est pour cela qu’elle a dû être bien préparée avec la note elle-même rédigée par Verplaetse et moi, l’analyse du Bureau du Plan, le contact avec le FMI. On a tâché de prendre vraiment le maximum de garanties pour que ce soit une opération réussie, bien conçue, avec les mesures d'accompagnements nécessaires à sa réussite. Donc le planning de l’opération était aussi très important.

Quels furent le rôle et l’importance de la visite au FMI en février 1982 ?

La rencontre avec le FMI a été très utile à trois points de vue. Un, comme contrepoids à la position de la Banque Nationale dont l’opposition allait se saisir. Deux, comme contrepoids aux réticences européennes qui se basaient sur la crainte de dévaluations compétitives. Nous pouvions leur dire que le FMI recommandait une dévaluation 12 % et ils avaient mis cela sur papier. Ils avaient bien travaillé

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au FMI, parce qu'entre le moment où ils ont appris que nous allions dévaluer et la visite de Martens, ils avaient rédigé une excellente note qu'ils nous ont remise. Trois, comme argument vis à vis du Luxembourg. Et quatre, vis-à-vis de l’ensemble du gouvernement et vis à vis de l’opposition qui s’est d’abord saisi des arguments de la Banque Nationale, ce qui était un peu paradoxal. On a répondu à l'opposition qu'elle n'avait pas attaché beaucoup d’importance quelques mois auparavant aux recommandations de la Banque Nationale et on a pu leur avancer les arguments du FMI.

Le FMI a bien joué son rôle en donnant clairement son avis. Le FMI n’était pas mécontent de jouer ce rôle vis à vis d'un pays développé montrant ainsi que son expertise était reconnue et sollicitée.

Les autres pays qui ont fait une dévaluation sont-ils aussi allés au FMI ?

Non. Les autres, c’est après qu’ils informaient le FMI. La consultation belge s’expliquait par la différence d'opinion par rapport à la Banque Nationale et le Luxembourg.

En février 1982, quelles furent les circonstances de votre rencontre à Washington avec Jacques de Larosière ?

Je connaissais Patrick de Fontenay, depuis le temps où j’étais au FMI. Alors dès mon arrivée à Washington avec le Premier ministre, je lui ai téléphoné pour fixer un rendez-vous discret et cela s’est fait dans le salon de la réception du Hay-Adams, un hôtel près de Blair House, de la Maison Blanche et du siège du FMI. A ce moment-là, je lui ai fait part de l’intention du gouvernement belge de dévaluer et je lui ai dit que le premier ministre souhaitait rencontrer de Larosière dans la plus grande discrétion.

Je l’ai mis au courant de nos problèmes internes ce qu’il a tout de suite compris et donc avec cela, il est allé chez de Larosière. Il m’a retéléphoné pour me dire que cela pouvait s’arranger et alors j’ai prévenu Martens qui dormait déjà. Il rappelle dans ses Mémoires que je l’ai réveillé. On avait encore un problème pratique, c’était qu’on était quasi physiquement collé par le « secret service » qui voulait savoir tout ce que le premier ministre faisait et l'accompagner dans ses déplacements. Pour l’anecdote, la veille du jour de la rencontre, il y avait un dîner à l’ambassade de Belgique et à ce moment-là, j’ai dit à la dame qui supervisait le « secret service » que Martens aurait le lendemain matin tôt une réunion privée mais dont elle ne devait pas s’occuper. Elle a dit « Pas du tout, je dois tout contrôler », c’est alors qu’elle a interprété autrement l'objet de la visite discrète. Elle m'a dit « Pas de problème. Dites-le-moi et je resterai muette comme une carpe ». Pour finir, j’ai dû lui lâcher le morceau en lui disant que le rendez-vous était le lendemain à 8h45 au domicile de Larosière. Quand nous sommes arrivés chez lui, il y avait déjà quatre agents du « secret service » qui étaient sur place.

Le FMI avait bien préparé la rencontre et de Larosière nous a commenté la note qu'il nous a remise.

Ensuite, comme l’a raconté Martens, l’après-midi, sans prévenir le reste de la délégation, nous sommes repartis Martens et moi en Concorde – c’est la seule fois où j’ai pris le Concorde. On a été sur

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