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Utopies et dystopies chez Rabelais, de Pantagruel au Quart Livre

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Academic year: 2023

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de Pantagruel au Quart Livre

Marie-Luce Demonet

Université François-Rabelais, Tours (France) Centre d'Études Supérieures de la Renaissance Institut Universitaire de France

Résumé

Dès Pantagruel en 1532, Rabelais utilise l’Utopia de Thomas More en faisant de son géant le fils du roi d’Utopie et en inventant son contraire, le royaume anarchique de Dipsodie¹. Ensuite, la victoire contre les troupes colériques de Picrochole double dans Gargantua (1534-35) ce qui paraît être déjà un binôme entre utopie et dystopie. Quant à l’abbaye de Thélème imaginée dans Gargantua, elle est souvent considérée comme une utopie, et pourtant ni le mot ni la notion ne s’y trouvent. Enfin, alors que le Tiers Livre (1546) semble s’en éloigner encore davantage — bien que la question du "libre arbitre" de Panurge soit centrale —, les voyages du Quart et du Cinquième livre (1546-1553) offrent un retour à la pensée utopique dans une version modifiée et encore plus polémique que celle des deux premiers romans. Un changement majeur est intervenu entre les deux périodes d’activité littéraire de Rabelais: à l’utopie d’une société et d’un peuple dirigés par un roi philosophe (Pantagruel-Gargantua) ont succédé d’autres formes d’utopies plus discrètes, celle d’une petite société qui parviendrait en plus modeste à cette concorde sociale compromise à l’échelle du royaume: que ce soit l’ermitage laïc dont l’idéal apparaît dans les lettres de Rabelais (Demonet 2010), ou la nef de la Thalamège: dans les Quart et Cinquième Livre, le bateau royal offre l’image d’une petite république flottante qui trace sa route entre des îles de plus en plus manifestement dystopiques. La lecture des romans rabelaisiens, Cinquième livre inclus, s’effectuera ici à partir non pas de deux mais de trois espèces du genre utopiques, eutopie, dystopie et "allotopie", en concentrant l’étude sur la dystopie de l’île des Alliances dans le Quart Livre (ch. IX): celle-ci met en scène à rebours l’illusion du consensus et du libre arbitre dans un esprit proche de certains franciscains apostats contemporains de Rabelais.

Mots-clefs

Rabelais, utopies, eutopies, dystopies, allotopies.

Marie-Luce Demonet. Agrégée de lettres modernes, professeur de littérature française de la Renaissance et directrice-adjointe du CESR depuis février 2003. Spécialiste des rapports entre littérature et langues (Les Voix du signe, 1992), elle a publié sur Rabelais, Montaigne, Pasquier (éditions critiques et électroniques, actes de colloques, monographies), sur les questions de théorie littéraire (roman, fiction) et de sémiotique. Elle a créé deux sites Internet dont le dernier héberge des textes inédits et originaux de la Renaissance (http://www.bvh.univ-tours.fr/Epistemon).

Responsable du projet "Bibliothèques Virtuelles Humanistes", elle a publié plusieurs articles relatifs aux nouvelles technologies appliquées à la littérature française de la Renaissance et participé à différentes manifestations dans ce domaine depuis 1990. Thèmes de recherche: Histoire des théories linguistiques, genres littéraires, édition électronique, philosophie du langage.

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Marie-Luce Demonet, agrégée de Letras modernas, é professora de literatura francesa do Renascimento e vice-diretora do CESR desde fevereiro de 2003. Especialista na relação entre literatura e línguas (Les Voix du signe, 1992), ela publicou estudos sobre Rabelais, Montaigne, Pasquier (edições críticas e eletrônicas, anais, monografias), sobre questões de teoria literária (romance, ficção) e sobre semiótica. Criou dois sites na internet; um deles hospeda textos inéditos e originais do Renascimento (http://www.bvh.univ-tours.fr/Epistemon). Responsável pelo projeto

"Bibliothèques Virtuelles Humanistes", publicou vários artigos acerca das novas tecnologias aplicadas à literatura francesa do Renascimento e participa de diversas manifestações nesse campo desde 1990. Temas de pesquisa: História das teorias linguísticas, gêneros literários, edição eletrônica, filosofia da linguagem.

de Pantagruel ao Quarto Livro

Marie-Luce Demonet

Université François-Rabelais, Tours (França) Centre d'Études Supérieures de la Renaissance Institut Universitaire de France

Resumo

Desde Pantagruel, em 1532, Rabelais retoma a Utopia de Thomas More, fazendo de seu gigante o filho do rei de Utopia e inventando seu contrário, o reino anárquico de Dipsódia. Em seguida, em Gargântua (1534-35), a vitória contra as tropas coléricas de Picrochole aumenta em dobro o que parece ser un binômio entre utopia e distopia. Quanto à abadia de Thélème imaginada em Gargântua, ela costuma ser considerada como uma utopia, embora nela não se encontrem nem essa palavra, nem a noção que ela implica. Enfim, enquanto o Terceiro Livro (1546) parece afastar-se ainda mais da utopia - ainda que a questão do "livre-arbítrio" de Panúrgio seja central -, as viagens do Quarto e do Quinto livro (1546-1553) oferecem um retorno ao pensamento utópico em uma versão modificada e ainda mais polêmica do que aquela dos dois primeiros romances. Uma mudança maior interveio entre os dois períodos de atividade literária de Rabelais: à utopia de uma sociedade e de um povo dirigidos por um rei-filósofo (Pantagruel-Gargântua) sucederam-se outras formas de utopia mais discretas: a de uma pequena sociedade que resultaria mais modesta em relação à concórdia social, comprometida em todo o reino, ou o eremitério laico cujo ideal aparece nas cartas de Rabelais (Demonet, 2010), ou ainda a nave Thalamège, nos Quarto e Quinto Livro - o barco real oferece a imagem de uma pequena república flutuante que traça seu caminho entre ilhas cada vez mais manifestamente distópicas. A leitura dos romances rabelaisianos e do Quinto livro se efetuará aqui não a partir de duas, mas de três espécies do gênero utópico: eutopia, distopia e "alotopia", concentrando o estudo da distopia na ilha das Alianças do Quarto Livro (cap. IX): ela traz, a contrapelo, a ilusão do consenso e do livre-arbítrio em um espírito próximo de certos franciscanos apóstatos contemporâneos de Rabelais.

Palavras-chave

Rabelais, utopias, eutopias, distopias, alotopias.

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ès Pantagruel en 1532, Rabelais utilise l’Utopia de Thomas More en faisant de son géant le fils du roi d’Utopie et en inventant son contraire, le royaume anarchique de Dipsodie¹. Ensuite, la victoire contre les troupes colériques de Picrochole double dans Gargantua (1534- 35) ce qui paraît être déjà un binôme entre utopie et dystopie. Quant à l’abbaye de Thélème imaginée dans Gargantua, elle est souvent considérée comme une utopie, et pourtant ni le mot ni la notion ne s’y trouvent. Enfin, alors que le Tiers Livre (1546) semble s’en éloigner encore davantage — bien que la question du "libre arbitre" de Panurge soit centrale —, les voyages du Quart et du Cinquième livre (1546-1553) offrent un retour à la pensée utopique dans une version modifiée et encore plus polémique que celle des deux premiers romans. Un changement majeur est intervenu entre les deux périodes d’activité littéraire de Rabelais: à l’utopie d’une société et d’un peuple dirigés par un roi philosophe (Pantagruel-Gargantua) ont succédé d’autres formes d’utopies plus discrètes, celle d’une petite société qui parviendrait en plus modeste à cette concorde sociale compromise à l’échelle du royaume: que ce soit l’ermitage laïc dont l’idéal apparaît dans les lettres de Rabelais (Demonet, 2010), ou la nef de la Thalamège: dans les Quart et Cinquième Livre, le bateau royal offre l’image d’une petite république flottante qui trace sa route entre des îles de plus en plus manifestement dystopiques.

La lecture des romans rabelaisiens, Cinquième livre inclus, s’effectuera ici à partir non pas de deux mais de trois espèces du genre utopiques, eutopie, dystopie et "allotopie", en concentrant l’étude sur la dystopie de l’île des Alliances dans le Quart Livre (ch. IX): celle-ci met en scène à rebours l’illusion du consensus et du libre arbitre dans un esprit proche de certains franciscains apostats contemporains de Rabelais.

Utopie, dystopie et allotopie

Il faut d’abord préciser les termes génériques employés, car la distinction entre dystopie et allotopie s’impose. Si le terme de "dystopie"

n’apparaît qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle,2 il peut légitimement être utilisé pour désigner les pays ou les îles qui chez Rabelais sont fondés sur des systèmes ou des idéologies à la fois perverties et cohérentes: par exemple, l’île de Messere Gaster est appelée dystopie par Frank Lestringant, à juste titre.3 Toutefois la littérature critique portant sur l’utopie ne s’accorde pas sur un terme convenable pour désigner les pays ou les îles simplement "autres"

ou étranges et qui ne sont pas obligatoirement des pays de Cocagne: dans le Cinquième Livre, c’est le cas de l’île des Ferrements (IX) par exemple, où tous les arbres produisent des fruits de métal, ou de l’île de Cassade (X), où l’on ne fait que jouer aux cartes et aux dés. L’intention critique n’est peut- être pas absente, mais elle est faible ou difficile à déceler. Le terme qui paraît le plus adéquat est celui d’"allotopie", lieu "autre". Le problème est qu’il est déjà utilisé en linguistique depuis 1976 par l’école de Dubois pour signifier une isotopie décalée par rapport aux autres, sens amplifié par François Rastier (1987, p. 143-147) pour rendre compte d’une contradiction entre

1 Nos références aux œuvres de Rabelais renvoient seulement aux chapitres des exemplaires originaux (accessibles désormais sur Gallica ou d’autres sites), étant donné le choix d’éditions savantes actuellement disponibles (voir la bibliographie). Pour le Quart Livre de 1552, nos références sont celles de notre transcription sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (http://www.bvh.

univ-tours.fr). Pour la fortune de l’Utopia de More en France, consulter la thèse de Claire Pierrot, 2002.

2 Köster, 1983, p. 65-66.

³ Lestringant, 2008, p. 727- 740.

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deux termes liés à l’espace. De plus, tout un courant de l’art contemporain se réclame des allotopies pour désigner ces lieux autres où l’art peut se manifester en dehors des musées.4

Pourquoi ne pas utiliser "hétérotopie"? On connaît la fortune de ce concept élaboré dès 1967 par Michel Foucault, mais il désigne chez lui une "espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons", et s’applique donc aux espaces réels, non aux espaces de fiction (Foucault, 1984)5. L’hétérotopie implique en outre une autre conscience de soi, ce qui n’est pas du tout l’objet des romans rabelaisiens. Bien que ce soit tentant, je n’appellerai pas "hétérotopies" les îles étranges des romans de Rabelais, leur préférant le terme moins usuel d’allotopie jusqu’à ce qu’un autre se révèle plus adéquat6.

On trouve dans les romans de Rabelais ces trois espèces de l’hypergenre utopique: 1) l’utopie-eutopie, qu’elle soit prospère ou ruinée (comme l’île des Macréons); 2) l’allotopie satiriquement neutre (Cassade);

3) la dystopie, prospère ou détruite. J’appelle donc allotopie un espace habité de sujets partageant un même système qui fonde leur existence, mais qui sont allogènes par rapport au monde de référence, en l’occurrence celui de Pantagruel et de ses compagnons: comme le géant Bringuenarilles qui avale des moulins à vent (QL XVII), et les habitants de l’île de Ruach qui ne se nourrissent que de vent (QL XLIII). Dans la dernière partie du Cinquième Livre, l’île du Temple de Bacbuc peuplée de Lanternes est étroitement tributaire de Lucien et du Songe de Poliphile, ce qui contribue à l’effet d’étrangeté (CL XXI sqq). Dans le Quart Livre, plusieurs îles sont empruntées au Disciple de Pantagruel, ouvrage anonyme de 1538 qui égrenne un chapelet d’îles toutes plus étranges les unes que les autres, certaines étant des variantes du Pays de Cocagne, souvent récusé en tant qu’utopie par les historiens du genre.7 L’île Farouche habitée par les Andouilles (QL XXXV) semble à première vue relever de cette catégorie allotopique: le nom même de "farouche", qui vient de foresterus, l’étranger, contient cette idée d’altérité et d’étrangeté. Sur ces îles nul besoin de consensus, nul exercice de libre arbitre: les habitants sont tous sur le même modèle, programmés selon le même schéma. Tous les habitants de l’île d’Outre crèvent de graisse, selon leur coutume (CL XVI).

Les allotopies sont a priori innocentes, faiblement critiques et sans autre objectif que de mettre en œuvre une imagination fantastique à la fois héritée de Lucien et moderne par la systématicité déployée, à l’image des récits de voyage contemporains, où les auteurs se faisaient fort de rapporter les étranges coutumes des pays nouvellement découverts.

Dans le Quart Livre, les îles défilent dans un ordre de danger croissant: elles sont d’abord apparemment anodines et inoffensives avec celle de Medamothi (II-IV) qui ne porte que l’inanité au lieu de suggérer un sens utopique,8 l’île des Alliances fondée sur des mariages verbaux, puis, après les masochistes et redoutables Chicanous de Procuration (XII-XVI), les îles se révèlent encore plus inquiétantes: l’île des Andouilles (QL XXXV sqq) ressemble à une dystopie politique, celle des Papimanes exécuteurs ou convertisseurs d’hérétiques à une dystopie religieuse (XLVIII-LIV),

4 Voir la revue de Roberto Martinez, Allotopies.

5 "Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c'est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l'étude, l'analyse, la description, la

‘lecture’, comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l'espace où nous vivons; cette description pourrait s'appeler l'hétérotopologie." (1984, p.

46-49).

6 Jean Céard a fait remarquer après cet exposé que l’on pourrait suggérer

"allotriotopie".

7 À tort, comme l’a montré Hilario Franco Jr. lors de ce colloque.

8 La Brève déclaration traduit par "nul lieu", mais selon Jean Céard, le mot signifie plutôt l’île où il n’est pas nécessaire d’aller (1552, Yiiir), en quelque sorte le "lieu nul".

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tandis que la famine menace les habitants de Ruach (XLIII). Même si le monstrueux physétère, gigantesque "poisson" de Carême, est éliminé par Pantagruel (XXXIII), le Mont de Vertu de Gaster (LVII-LXII) se retourne en empire du Ventre, dystopie dévorante. L’optimisme du monde utopique semble avoir disparu avec Chaneph ("hypocrisie", LXIII-LXV) et enfin avec l’île des Ganabins (LXVI-LXVII) dont le nom, traduit sans équivoque dans la Brève déclaration par "larrons", efface toute illusion: elles sont tellement dystopiques que les voyageurs n’y débarquent même pas. Aucune île n’est une utopie, aucune ne donne l’espoir d’y vivre dans un bonheur thélémite. Celle des Alliances serait plutôt à l’opposé de Thélème, comme je l’exposerai à la suite d’Émile Telle (1949, 1952).

Dans ce roman, les îles "mauvaises" offrent différentes formes de contraintes et de consensus fondées sur des principes pervers: ce sont des dystopies prospères, comme l’île des Papimanes par exemple, où l’on adore le pape, "l’idée de ce Dieu de bien en terre" (XLVIII, 103r). La seule utopie viable et humaine reste le bateau qui porte la petite communauté des Pantagruélistes, société à l’intérieur de laquelle les valeurs utopiennes se retrouvent, incluant même les gesticulations et les cris de Panurge le "joyeux"

(sic) du roi, et les insolences de frère Jean, celui "qui ne sait pas se gouverner"

comme il l’avait avoué dans l’épisode de Thélème (G LI).

L’habileté de Rabelais tient précisément dans sa façon de transformer des allotopies en dystopies. L’île Farouche a été interprétée récemment comme une possible allégorie de l’Angleterre, représentant ainsi une dystopie temporaire: agressive à l’encontre de Pantagruel, elle est vaincue par une guerre défensive, elle accepte de reconnaître son erreur et fait la paix (Smith, 2011). L’Angleterre, la patrie même de Thomas More… De même, encore dans le Quart Livre, deux îles sont apparemment de simples allotopies issues de l’imagination de Rabelais, mais doivent être réinterprétées en dystopies:

les îles jumelles de Tohu et Bohu dominées par le géant Bringuenarilles. Dans une parodie imitée du Disciple de Pantagruel, elles en menacent une autre, l’île de Ruach, le "souffle" ou l’"esprit", et révèlent leur nature de dystopie prédatrice: Ruach aurait été vouée à l’anéantissement s’il n’y avait pas eu la mort providentielle du géant avaleur (XLIV). Les deux épisodes sont séparés par vingt-sept chapitres entre lesquels le changement de la plaisante allotopie en dystopie inquiétante s’est opéré. Tohu et Bohu d’un côté et Ruach de l’autre sont devenues des "contraires", les unes mangeant l’autre. La seule intervention humaine est celle, malencontreuse, des médecins, qui ne parviennent pas à améliorer le régime du géant et le font mourir avec "un coin de beurre frais":

les dystopies ont leurs coupables désignés. Il est possible d’y lire une allégorie relative au contexte politique et religieux, Ruach représentant l’évangélisme des "Spirituels" avalés par la géante Église romaine.

Deux cas sont plus complexes: Gaster (Cocagne et Mont de Vertu, figure de Moloch et Inventeur des Arts) et surtout l’île des Alliances. Celle-ci, située au début du roman (c’est même la première île dans l’édition de 1548), laisserait supposer une simple allotopie, alors que le recours au contexte de propagation de la Réforme dans les années 1530-1550 en France la fait voir en dystopie satirique.

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L’allotopie repose sur des jeux de mots métonymiques ou proverbiaux qui "marient" l’omelette et les œufs, la botte et le brodequin, le lard et la couenne, etc. Le texte dit que l’île était anciennement appelée île des Ennasins, les "sans nez", ce qui peut faire allusion à la forme triangulaire de la Sicile, ou à la forme légendaire du nez des Poitevins, en "as de trèfle".

Lorsqu’il est dit qu’ils "estoient tous parens & alliez ensemble" (IX, 19r), cette mention paraît d’abord une étrangeté comme une autre, soulignée par le mélange des degrés de parenté:

Leurs parentez & alliances estoient de façon bien estrange, Car estans ainsi tous parens & alliez l'un de l'autre, nous trouvasmes que persone d'eulx n'estoit pere ne mere, frere ne soeur, oncle ne tante, cousin ne nepveu, gendre ne bruz, parrain ne marraine de l'autre (19v).

Or les sources connues de cet épisode permettent de comprendre qu’il s’agit bien d’une dystopie. Ces associations verbales dénotent en fait une satire féroce de la prétendue abolition des liens familiaux dans les ordres réguliers.

Abandonner père et mère

L’idéal de perfection a animé le mouvement monastique qui s’est développé depuis l’évangélisation de la France, mais les ordres religieux ont tous subi, les uns après les autres, des phénomènes de décadence et d’amoindrissement de cet idéal primitif, tout à fait utopique, d’une vie communautaire. Une telle vie est fondée sur l’adoption de règles qui rendent caduc le libre arbitre au nom d’une liberté supérieure, celle de tout quitter pour suivre le Christ. Les règles fondaient le consensus à la fois sur le choix de l’ordre religieux, les vœux, et la cooptation par les membres de la communauté. Érasme, Luther et les luthériens ont écrit des textes fameux qui, au temps de la Réforme, ont dénoncé les dysfonctionnements des ordres religieux. Les ordres mendiants en particulier offrent le retournement de la Cité de Dieu en dystopie qui favorise, par le verrouillage même des vœux et de la règle, un consensus inversé car il repose sur le principe de cacher les vices. Rabelais dans le Tiers Livre s’en fait déjà l’écho par l’anecdote de Sœur Fessue (TL XIX), qui attaque l’hypocrisie à l’œuvre à l’abbaye de "Coignaufond" où l’on reconnaît Fontevraud: la sœur excuse l’"inceste"

(sic) commis avec frère "Roiddimet", franciscain quêteur, par le fait que la règle de silence n’a pas été transgressée. Et Pantagruel déclare gravement:

"Jamais vous ne m’en ferez rire". En effet, d’autres avaient dénoncé avant Rabelais cette tyrannie de la règle, non seulement Érasme, mais aussi deux franciscains français passés l’un au luthéranisme, l’autre au calvinisme:

François Lambert en 1522 et Jean Ménard en 1540-1542.

En soi, l’idéal de la vie monastique est une utopie: tout laisser pour suivre le Christ et la règle d’un ordre, se conformer à un idéal de perfection, accomplir des vœux impossibles dont les plus rudes semblent bien les vœux d’obéissance et de chasteté. La seule liberté dont le moine puisse se réclamer, c’est celle de choisir de rentrer dans tel ou tel ordre et de renoncer au monde.

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Or l’état des différents ordres monastiques au temps de Rabelais, les vocations forcées pour des raisons d’intérêt des familles, montraient à beaucoup l’échec de cet idéal et du fait de n’avoir pas tenu compte de la dimension politique des organisations religieuses: en tant que communautés, elles devaient bien obéir à un prince, et la lutte entre le pouvoir royal et le pouvoir romain était, en France, particulièrement aiguë.

Si l’utopie de Thélème est une eutopie, l’île des Alliances en serait la dystopie symétrique. Selon les spécialistes, Thélème est à la fois un anti- monastère et un anti-collège tempéré par une atmosphère de cour. Toutefois il convient de distinguer les deux: même si l’institution du collège peut ressembler à un monastère par sa discipline, elle n’est pas entièrement fondée sur la vie communautaire, puisqu’il peut y avoir des externes et que l’objectif premier est d’acquérir une éducation. En revanche, l’idée monastique est fondée sur le principe de la vie communautaire harmonieuse sous le regard de Dieu dans un rapport au monde qui est à la fois celui de la séparation physique et celui de la communication par la prière ou par la prédication.

La perversion réelle de cet idéal, souvent dénoncée, conduit à imaginer ou à mettre en œuvre des modèles antinomiques (ou anti-dystopiques) qui reviendraient à l’idée primitive de perfection:

-soit on enlève l’aspect communautaire, et c’est l’ermitage, avec un petit cercle choisi; le consensus est antérieur au choix et le libre arbitre est conservé, la sélection à l’entrée opérant ensuite la communauté de volonté;

-soit on exclut d’emblée les indignes, et c’est Thélème; le consensus émane des âmes bien nées; comme dans l’ermitage, la sélection garantit la conformité des désirs;

-soit on supprime le monastère et il n’y a plus qu’une vie civile théocratique comme chez les anabaptistes ou à Genève, avec suppression ou non des anciens cadres: le dissensus est rendu impossible par l’établissement même du gouvernement.

Une lecture dystopique de l’île des Alliances permet de marquer une étape, l’étape critique, en faveur de ces modèles. Émile Telle, spécialiste d’Érasme, avait publié deux articles, en 1949 et en 1952, qui proposaient deux pistes fort intéressantes pour comprendre la signification de Thélème et de cette île du Quart Livre. L’article de 1949 "François Lambert et son abbaye de Thélème" s’intéressait à l’un des premiers disciples de Luther en France, François Lambert, franciscain observant d’Avignon qui quitte son ordre en 1522 et publie un réquisitoire contre les frères mineurs en 1523, la Regula Minoritarum, et la même année un commentaire De sacro conjugio.

Les deux traités sont réédités en 1525. Telle ne dit pas que Rabelais s’en est inspiré pour Thélème (Lambert est un luthérien particulièrement exalté), mais il constate la parenté d’histoire personnelle entre les deux moines et pense que Rabelais a lu Lambert (Telle, 1949, p. 54). La Regula Minoritarum avait été saisie chez Louis de Berquin en 1525 avec des livres d’Érasme, Luther, Mélanchthon, Carlstadt (p. 55, n. 1). Lambert y récusait le principe de quitter père et mère pour rentrer dans un ordre: pour lui cette règle inventée ignore qu’il s’agit d’abord de suivre le Christ, non selon sa propre volonté "libero arbitrio", car seule existe la justification par la foi. Il démonte

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chaque règle pour en dénoncer l’inanité et l’impiété (la chasteté, la prétendue pauvreté, la mendicité odieuse et mercenaire, la fainéantise). Il propose de remplacer les "évêques" qui dirigent les communautés par des sages élus comme dans les recommandations de Paul, ce qui concerne même les jeunes car "seniores" veut dire aussi âgés en sagesse, et de tout statut social.9 Dans les institutions christiques de ces "églises" ainsi redéfinies à partir des élus et prédestinés, les "évêques" seraient élus et il règnerait entre leurs membres une communion spirituelle de leurs volontés et de leurs désirs (Regula, XV, f. G[5]r-v).10 Lambert affirme que l’interdiction du mariage légitime a fait proliférer les "nephandissimas libidines" (D[1]v), que l’interdiction génère les concubinages masculins (D[3]v) et les abominations romaines, alors que se reproduire est aussi naturel que de manger et boire. Tous brûlent et sont hypocrites; s’ils n’ont pas le don de continence, qu’ils se marient comme le dit Paul. Lambert s’en prend particulièrement à la règle de chasteté, ce qu’il développe en parallèle dans son traité consacré au mariage où il décrit les nouveaux monastères sans moines: prédicateur enthousiaste avant son départ de l’ordre, Lambert avait vu plus loin que la vive critique en imaginant ce que deviendraient les couvents. Lui-même s’était marié, et il propose des écoles non mixtes mais "libres", préparatoires au mariage, et dont l’enseignement, contrairement à Thélème, délaissait la philosophie profane, le luxe et les danses pour ne se consacrer qu’aux Écritures et au travail chrétien. Émile Telle a traduit le passage qui, rédigé au mode potentiel, fait la description de ces "écoles de la parole chrétienne", où l’on entre et on sort comme l’on veut, et où tous les membres sont "frères", parce que chrétiens. La question de la parenté y est rapidement abordée: c’est l’Esprit-Saint qui inspirera le nom à donner aux parents ou au magistrat (1525, K7v).

Les "malplaisants" Allianciers

L’Esprit-Saint inspire à Rabelais les parentés verbales des Allianciers.

Telle a continué à explorer la piste des franciscains défroqués avec le second article ("L’île des Alliances", 1952), qui cette fois propose une relation plus précise entre un imitateur de Lambert, Jean Ménard, ex-cordelier tourangeau beaucoup moins connu. Haag a consacré une notice à Lambert, mais il ignore son émule. Installé à Genève, Ménard écrit qu’il avait fait circuler une épître adressée à ses anciens condisciples. Il l’a fait imprimer en 1540 et rééditer en 1542: son propre réquisitoire en français, adressé "A tous les venerables Religieux de S. Francoys, observantins, Reformez de la grand manche &

autres" et intitulé Declaration de la reigle et estat des Cordeliers, est certes inspiré de Lambert,11 mais il semble bien qu’il ait lu Pantagruel et surtout Gargantua dont il imite parfois le style comique, avouant lui-même qu’il faut mêler quelques joyeusetés aux choses sérieuses (1542, A2r, A4r). Il va encore plus loin dans la critique de l’ordre: Lambert disait que saint François avait été trompé par le pape, alors que Ménard rejette aussi sur le saint la responsabilité du gauchissement de l’Évangile qu’il a eu la prétention d’améliorer. Ils sont tous les deux d’accord sur l’interprétation déviante de l’injonction christique de quitter père et mère pour le Christ, prise à la lettre.

9 Car leur capacité "non in annis, sed in fidei puritate et veritatis cognitione, et amore computatur" (Regula, xv, f. F[6]

v).

10 "Sunt omnes electi et praedestinati, inter quos est vera ejusdem spiritus communio, per quem idem volunt, sapiunt, et appetunt" (xv, F[8]r).

11 Mais non traduit de Lambert, comme le propose à tort la notice de la BnF, ce qu’É. Telle avait déjà signalé en son temps.

Les cordeliers "à la grand manche" étaient les conventuels réformés. Le mot "déclaration"

du titre est à noter, comme si la Brève déclaration s’en réclamait aussi.

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1542 est aussi la date de l’épître de "Malingre" à Marot, un ex-jacobin de Blois qui avait prêché auprès du roi et qui écrit pour que le poète soit favorablement accueilli à Genève: Marot se trouvera en compagnie, parmi d’autres réfugiés, de "maistre Jehan Ménard, enfant de Tours,/ Qui pour Jésus a souffert mains destours"12. Dans la traduction des Psaumes de Marot et Bèze, Ménard figure effectivement parmi les contributeurs (Psaume 120, dans Pidoux, 1962).13.

Peu après, Robert Marichal reprenait le travail de Telle mais expliquait que Rabelais s’en prenait aussi aux vocabulaires néoplatonicien et néopétrarquiste qui rivalisaient de petits noms amoureux maniéristes et maniérés (1953, p. 181-209); les éditions récentes de Rabelais (Huchon, 1994 et Simonin-Defaux, 1994) ont atténué la portée de l’hypothèse originelle proposée par Telle, insistant sur la critique du langage des amoureux pour délaisser les brûlots anti-monastiques des deux franciscains hostiles au principe de ces communautés parfaites: le vœu d’obéissance s’oppose à la fois au libre arbitre érasmien et au serf arbitre luthérien; le vœu de chasteté est inutile parce qu’il est impossible à respecter et il n’est pas respecté dans les faits. Lambert le nomme "stulta promissio castitatis"

(D[1]r) et Ménard déplore aussi les conséquences d’une chasteté obligée (244 sqq). En outre, ce vœu crée une famille non seulement artificielle mais contre nature, puisque les moines s’appellent tous frères et alliés alors qu’ils ne le sont pas et qu’ils ont aboli tous les liens de parenté.

L’île des Alliances doit encore plus à Ménard. Comparons ce qu’écrit Rabelais en 1548-52:

Leurs parentés & alliances étaient de façon bien étrange, Car étant ainsi tous parents & alliés l'un de l'autre, nous trouvâmes que personne d'eux n’était père ni mère, frère ni sœur, oncle ni tante, cousin no neveu, gendre ni bru, parrain ni marraine de l'autre […]. Un autre saluant une sienne disait:

Salut mon écaille. Elle répondit: & à vous mon huître. C'est (dit Carpalim) une huître en écaille. Un autre de même saluait une sienne disant: Bonne vie ma gousse. Elle répondit. Longue à vous mon pois. C'est (dit Gymnaste) un pois en gousse. Un autre grand vilain claquedents monté sus hautes mules de bois rencontrant une grosse, grasse, courte, garce lui dit. Dieu garde mon sabot, ma trombe, ma toupie. Elle lui répondit fièrement. Garde pour garde, mon fouet. Sang saint Gris, dit Xénomanes, est-il fouet compétent, pour mener ceste toupie? (IX, p. 20-21).

Et ce qu’avait écrit Ménard en 1540-42:

Les bons religieux et religieuses, moines & nonnains, font ensemble des mariages, & lignages spirituels: comme ils disent: & s’entrapellent ma fille, mon père, ma tante, mon neveu, ma nièce, mon oncle, ma femme, mon mari, ma cousine, mon cousin, ma filleule, mon parrain, mon lys, ma rose, mon romarin, ma marjolaine, mon souhait, ma fâcheuse, mon ennui, ma contenance, mon désir, mon souvenir, mon ami, m’amie, mon mignon, ma mignonne. Et tout plain d’autres petites amitiés, qu’ont ces bons frères avec les dévotes sœurs, qui n’est souvent sans grande jalousie, envie, & haine tant sont rassottés l’un de l’autre. […] Mais Vénus avec son fils Cupido se cachent

12 Ce Mathieu Thomas (dit Mathieu Malingre) selon Francis Higman est l’auteur de pièces qui avaient été attribuées à Marot (Higman 1998, p. 330-332). L'épistre de M. Malingre…, 1546, non pag.

13 Pidoux, 1962, I, année 1541.

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quelquefois derrière le tapis, qui regardent par un pertuis les affaires: et si bien jouent leur personnage que de tels mariages et accointances spirituelles, il en vient des enfants de chair & d’os (1542, p. 233).

On le voit, Ménard fournit à Rabelais un solide argument pour les associations comiques des Alliances, dont on trouve une description anticipatrice dans l’Île sonnante. Cette île peuplée d’oiseaux qui représentent la variété infinie des ordres réguliers et séculiers, offre une race qui renvoie de façon évidente aux mendiants, et dans des termes semblables à ceux de qui excluent les indésirables de Thélème:

Tous les ans à boutées ces Clergaux ici nous viennent, laissant pères et mères, tous amis et tous parents. La manière est telle: quand en quelque noble maison de ceste contrée dernière y a trop d’iceux enfants, soient mâles soient femelles, de sorte que qui à tous part ferait de l’héritage, comme raison le veut, nature l’ordonne, et Dieu le commande, la maison serait dissipée. C’est l’occasion pourquoi les parents s'en déchargent en ceste Île Bossard. C’est, dit Panurge, l'Isle-Bouchard lez Chinon. Je dis Bossard répondit Aeditue.

Car ordinairement ils sont bossus, borgnes, boiteux, manchots, boiteux, podagres, contrefaits, et maleficiés, poids inutile de la terre. (Île Sonnante, dans le Cinquième Livre, 1564, IV).

De même l’île des Éclots, celle les frères Fredons du Cinquième livre (XXVI-XXVIII), montre une dystopie manifestement construite sur des éléments satiriques inspirés des anciens membres de l’ordre franciscain.

L’ensemble du texte de Ménard offre d’autres rapprochements — qu’il serait trop long de détailler. Le cordelier use du mot de "scandale" comme d’un leitmotiv et demande à être interprété "en bonne affection". Il s’attaque à ce "Dieu en terre comme vos docteurs ont persuadé au peuple" (p. 73) et affirme que maintenant le "pot aux roses" est découvert, expression que l’on trouve avec le même sens dans les chapitres antipapistes de l’Île Sonnante du Cinquième Livre (IV) et déjà chez Marot.14 Il dénonce l’hypocrisie (Chaneph) des ordres religieux et les appelle "larrons" (Ganabins) puisqu’ils usent les habits qui leur ont été donnés et ne peuvent restituer ce qu’ils ont avalé (p. 244). Il souhaite des monastères ouverts et comme Lambert les transforme en écoles: après avoir plaint les pauvres sœurs obligées de suivre une règle qu’elles n’ont pas choisie au lieu d’être chrétiennement mariées, il offre la possibilité de s’en aller à celles qui ne "voudraient y demeurer, après leur avoir presché l’obéissance aux pères et mères, et la ‘liberté’ de l’évangile".

Ces institutions laisseraient aux garçons la liberté "de sortir de ces abbus et vivre selon Dieu, faisant apprendre aux jeunes, science, mestier & estat pour servir a la republique, retourner a leurs biens, heritages et partage, prendre party en legitime mariage pour mettre fin a ces ordures et paillardises" (p.

235-36).

Ménard insiste particulièrement sur la question vestimentaire:

l’habit des franciscains est un déguisement car il n’a rien de saint, "les poux et puces y sont de même" (p. 59). Ce détail rappelle l’insistance de Rabelais sur l’habit franciscain de Panurge dans le Tiers Livre, animé de sa "puce en l’oreille" (ou démangeaison sexuelle), de même que les parasites et frelons

14 Épître du coq-à-l’âne: "Ce Grec, cet Hébreu, ce Latin,/

Ont découvert le pot a-ux roses." (ca. 1535-36), dans Marot, 1990, II, p. 86.

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harcèlent le poète Raminagrobis sur son lit de mort (XXI-XXII), allégorie que Panurge traduit clairement en termes d’habits de moines.15 Même s’il moque le port obligatoire des braies irritantes pour les pauvres cuisses des prédicateurs (p. 230), Ménard est loin de préconiser la mode chic et riche des thélémites.

En effet, Rabelais ne calque pas la rhétorique prosélyte de l’ex- cordelier qui déclare les stigmates inutiles, dénonce les miracles et apparitions comme "diabolique illusion", notamment celles qui concernent saint Martin, attaque le Purgatoire, les canonisations, les martyrs (disant que les Turcs et les prêtres de Baal font aussi bien). Ménard dit qu’il a choisi la liberté de Jésus et quitté la "secte minorite": il a la certitude d’être élu, n’a que mépris pour les œuvres, cultive l’idéal de vérité seule, de sainteté et de perfection. Il raisonne à coups de syllogismes pour démontrer que les règles monastiques ne viennent pas de Dieu. Le mot "alliance" est souligné par les Mineurs, dit-il, mais ils ne peuvent remplacer l’Évangile par la règle.

Résolument austère, Ménard critique la statuaire expressive de la cathédrale de Tours avec sa "Notre-Dame de toutes beautés", qu’on a faite en choisissant les plus belles filles de la ville, ou encore la représentation de la Madeleine toute nue (187). Cette diatribe iconoclaste met d’autant plus en évidence l’absence de la figure de la Vierge dans les romans rabelaisiens.

L’allotopie se lit désormais comme une dystopie à charge, contre les ordres mendiants, ce qui est confirmé par le commentaire du narrateur du Quart Livre qui propose de laisser "ces malplaisants allianciers avec leur nez en as de trèfle". Cette indication renvoie à la "moynerie", terme également utilisé par Ménard: leur caractère "ennasé" peut être expliqué ainsi, selon Émile Telle: autrefois, le vœu de chasteté imposé aux religieux les contraignait à une sorte de castration, symbolisée par la mutilation du nez. Mais c’était dans des temps anciens, avant que la nouvelle coutume des alliances contre nature ne contourne cette interdiction.

On voit ainsi comment les romans de Rabelais, nourris à la fois de l’utopie positive de More et des descriptions dystopiques de ses anciens coreligionnaires, se placent dans une autre perspective que ces tentatives d’instauration d’une Jérusalem terrestre, qui sont en fait des anti-dystopies.

Contrairement à Ménard, Rabelais ne s’en prend pas aux Anabaptistes, que le cordelier appelle "cathabaptistes rêveurs" (p. 71), et il marque clairement sa distance à l’égard des "imposteurs de Genève", notamment de Calvin qui l’avait traité d’impie.

À l’époque du Quart Livre, le temps de Thélème est peut-être révolu, mais le temps de Genève n’est pas non plus celui de la nouvelle eutopie. Il n’y a vraiment que le bateau de la république pantagruéliste qui reste fidèle à More sans en imiter l’organisation: la mobilité du navire est une image non pas d’errance mais de liberté — à condition que les vents soient favorables,

naturellement. 15

Au Quart Livre, Panurge rappelle que Raminagrobis était bien "hérétique" pour avoir voulu se débarrasser de ces' vilaines bestes" (XL).

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Referências

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