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Peut-on parler de violence sans agression morale?

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Academic year: 2021

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Peut-on parler de violence

sans agression morale?

Luís R. Cardoso de Oliveira



Je voulais commencer les réflexions suivantes avec une provo-cation: peut-on parler de violence lorsqu’il n’y a pas d’agression morale ? Bien que la violence physique, ou tout ce qui apparaît sous ce label, ait une matérialité incontestable, bien que la dimension morale des agressions (ou des actes de déconsidération à la personne) ait un caractère essentiellement symbolique et immatériel, je suis enclin à dire que l’objectivité du deuxième aspect ou type de violence rencontre des meilleures possibilités de fonde-ment que celle du premier. Je pourrais même dire, d’ailleurs, qu’en l’absence du deuxième (« violence morale »), l’existence du premier (« violence phy-sique ») serait une simple abstraction. Lorsqu’on parle de violence comme problème social, on prend comme référence l’idée du recours illégitime à la force, bien que cet aspect soit pris comme un élément donné, de sorte que la dimension morale de la violence est peu élaborée et mal comprise, même si celle-ci est au cœur de l’agression du point de vue des personnes qui la subissent. C’est donc exactement à cette dimension du problème que je vais adresser mon attention au cours de la discussion sur la relation entre les droits, l’insulte et la citoyenneté.

Au cours des dernières années je me suis occupé de la compréhension des actes ou des événements concernant la négation du respect à la citoyenneté et qui ne sont pas convenablement saisis par le pouvoir judiciaire ou par le lan-gage des droits au sens strict du terme. J’ai tenté ainsi de présenter le conte-nu de ces actes à travers la perception de l’insulte morale comme idée mettant en évidence les deux caractéristiques principales de ce phénomène: (1) il s’agit d’une agression objective à des droits ne pouvant pas se traduire entièrement

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par des évidences matérielles; et (2) elle implique toujours une dévalorisation ou une négation de l’identité de l’autre.

Ma première et principale source d’inspiration pour formuler la notion d’insulte a été la catégorie ou l’idée-valeur en vigueur au Brésil et exprimée à partir de la dichotomie considération/déconsidération. Une telle catégo-rie renvoi à un type d’attitude importante dans la définition des interactions sociales et s’articule avec au moins trois traditions de réflexion sur ce thè-me, lesquelles ont marqué le déroulement de mon travail: (a) la discussion sur la notion hégélienne d’Anerkennung, ou de reconnaissance, et sur l’absen-ce de l’absen-cette dernière exprimée par l’idée de Mißachtung et reprise [contempo-rainement] dans les travaux de Taylor (1994) et d’Honneth (199); (b) le débat français sur la considération (et sur son opposé, la déconsidération), qui re-monte à Rousseau et dont certaines conséquences récentes, directement en rapport avec mon centre d’intérêt, ont été rassemblées dans une publication d’Haroche et Vatin (1998), où le traitement de l’idée de considération est dé-fini en tant que droit humain; et (c) les discussions associées à la notion de Mauss sur le don et la réciprocité, telles qu’elles ont été articulées par le grou-pe de la revue du M.A.U.S.S., notamment dans les travaux de Caillé (1998) et de Godbout (1992; 1998).2

C’est ainsi que mes recherches se centrent sur la relation entre le concept de respect des droits pouvant être universalisés, et ayant pour référence l’indi-vidu générique, et le concept de considération pour la personne du citoyen, ti-tulaire d’une identité singulière. J’ai examiné cette relation dans trois contex-tes ethnographiques distincts — au Brésil, au Québec et aux Etats-Unis — à travers l’analyse de conflits et d’événements politiques concernant l’affir-mation de droits ou de demandes de reconnaissance. L’articulation entre les dimensions légale et morale des droits ou de la citoyenneté arrive en pre-mier plan dans les trois pays où j’ai mené des recherches jusqu’à présent. Les concepts de respect et de considération ont été féconds pour la compré-hension des phénomènes, aussi bien pendant les processus de résolution de

2 Une quatrième ligne du débat, mais à laquelle je ne participe guère, aurait pour référence le travail de Carol Guilligan — In a Different Voice (1982/1993). Ici l’auteur fait une approche de l’importance de l’obéissance à des règles et de l’idée de séparation, caractéristique des théories de développement mo-ral, et plus courante chez les hommes, en contrepoint de la préséance attribuée à la relation pour la ré-solution des mêmes problèmes et qui serait plus usuelle chez les femmes. Cette perspective est reprise pour l’analyse de disputes juridiques aux EUA (Conley & O’Barr 1990; 1998).

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conflits au sein des cours des petites créances dans le Massachusetts que pen-dant le débat public sur la souveraineté du Québec au Canada, ou encore lors des discussions sur les droits à l’occasion de l’élaboration de la Constitution de 1988 et au cours des réformes pendant le processus de redémocratisation du Brésil. Dans ces trois contextes ethnographiques, l’insulte morale s’est révélée un aspect important des conflits. Compte tenu de son apparente « immatéria-lité », elle est difficilement recevable comme une atteinte justifiant réparation.

Bien que l’insulte morale soit reconnue par des caractéristiques propres et par des implications diverses dans chaque contexte ethnographique, elle est souvent associée à la dimension des sentiments dont l’expression joue un rôle important pour lui donner de la visibilité. A ce sujet, le matériel ethno-graphique m’a incité à examiner l’expression ou l’évocation des sentiments, ainsi que les émotions des personnes, pour l’appréhension de la signification sociale des droits dont l’exercice demande une articulation entre les identi-tés des parties concernées. Il s’agit de droits actionnés ou réclamés lorsque les interactions ne peuvent pas être menées à bon terme avec des procédu-res strictement formelles. Ces droits demandent ainsi de la part des interlo-cuteurs des efforts d’élaboration symbolique afin de rendre possible l’établis-sement d’une connexion substantive entre eux et de permettre l’exercice des droits respectifs (Cardoso de Oliveira 2004a: 81-93). L’attitude d’éloignement ou l’absence de déférence ostensive situées dans le pôle opposé d’une telle ex-périence de connexion, lorsqu’elles sont perçues comme un acte de déconsi-dération, provoquent le ressentiment ou l’indignation de l’interlocuteur, ca-ractéristiques de la perception de l’insulte.

Dans ce processus, la phénoménologie du fait moral telle qu’elle a été proposée par Strawson, tout en actionnant l’expérience du ressentiment, me semble particulièrement appropriée à la caractérisation de la place des senti-ments dans la perception de l’insulte, donnant ainsi de la visibilité à ce type d’agression et suggérant une distinction importante entre l’acte et l’attitude ou l’intention pour l’appréhension du phénomène:

“… Si quelqu’un marchait sur ma main par accident, alors qu’il cherche à m’aider, la douleur pourrait être tout aussi aiguë que s’il le faisait par manque os-tensible de considération à mon égard ou avec le souhait pervers de me blesser. Mais, normalement, je devrais éprouver dans le deuxième cas un degré de ressen-timent que je ne devrais pas éprouver dans le premier cas (...)” (Strawson 1974:5)

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Toujours selon Strawson, le ressentiment éprouvé par la victime dans ce type de situation devrait provoquer un sentiment d’indignation mora-le chez ceux qui ayant assisté à la scène auraient saisi l’attitude ou l’in-tention de l’agresseur, donnant ainsi du poids au caractère objectif de l’agression. Lorsque nous parlons de sentiments au plan moral nous nous référons évidemment aux sentiments qui sont socialement ou intersubjec-tivement partagés.

L’insulte apparaît alors comme une agression à la dignité de la victime ou comme la négation d’une obligation morale qui traduit, au moins dans cer-tains cas, une atteinte à des droits demandant une légitimation institutionnel-le. Prise comme le résultat de la transformation de la notion d’honneur dans le passage de l’ancien régime à la société moderne (P. Berger et C. Taylor), la di-gnité se caractérise comme une condition dépendant d’expressions de recon-naissance, ou de manifestations de considération, dont la négation peut être éprouvée comme une insulte par la victime et perçue en tant que telle par les autres. Cette formulation a étéraffinée à travers le dialogue avec les appro-ches portant sur le don ou sur les relations de réciprocité (voir La revue du M.A.U.S.S), et m’a permis de caractériser des droits qui donnent la préséan-ce au lien social et qui mettent au deuxième rang la dimension des intérêts in-dividuels ou l’idée de droits intrinsèques de l’individu. Je suggère ainsi que la reconnaissance puisse être conçue comme l’autre face du hau du donateur dans l’élaboration de Marcel Mauss sur les échanges réciproques; et j’argumen-te que son expression pourrait constituer l’une des trois dimensions thémati-ques présentes dans presque tous les conflits débouchant sur des thémati-questions ju-diciaires: “(1) la dimension des droits en vigueur au sein de la société ou de la communauté en question, par laquelle on fait une évaluation de la correction normative du comportement des parties dans le processus en question; (2) la dimension des intérêts, par laquelle le pouvoir judiciaire fait une évaluation des dommages matériels provoqués par l’atteinte aux droits et attribue une va-leur monétaire comme indemnisation à la partie ayant subi les dommages, ou établit une peine comme forme de réparation; et, (3) la dimension de la re-connaissance, par laquelle les demandeurs veulent voir leur droit d’être traités avec respect et considération sanctionné par l’Etat afin de garantir la récupéra-tion de l’intégrarécupéra-tion morale de leurs identités” (Cardoso de Oliveira 2004b: 12).

La caractérisation de l’insulte en tant qu’agression morale, difficilement traduite en évidences matérielles, a fait émerger une dimension des conflits

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souvent mal résolus par les personnes impliquées dans des sociétés com-plexes, modernes (contemporaines), où est en vigueur le droit positif. Soit en raison de la grande dose d’imperméabilité du pouvoir judiciaire aux de-mandes de réparation des insultes, démontrée dans mon analyse sur les pe-tites créances aux Etats-Unis (Cardoso de Oliveira 1989; 199a; 199b; 200); soit en raison de la difficulté de formuler un discours adéquat permettant de fonder des droits ne pouvant pas être universalisés, comme le suggère la ré-sistance du Canada anglophone aux demandes de reconnaissance du Québec en tant que société distincte (Cardoso de Oliveira 200); ou encore en raison des contraintes face à l’universalisation du respect à des droits fondamen-taux de citoyenneté au Brésil, compte tenu de la difficulté vécue pour inté-grer la valeur de l’égalité en tant que principe pour orienter leur action dans la vie quotidienne (Idem).

A ce propos, cette difficulté brésilienne m’a induit à proposer une dis-tinction entre la sphère publique et l’espace public, comme deux dimen-sions de la vie sociale, en vigueur dans les sociétés modernes d’une manière générale, mais qui au Brésil auraient la particularité de se présenter de façon non-articulée. Alors que la sphère publique est considérée comme « l’univers discursif où les normes, les projets et les conceptions du monde sont ren-dus publics et soumis à l’examen ou au débat public », selon Habermas, l’es-pace public est défini « comme le champ des relations situées à l’extérieur du contexte domestique ou de l’intimité et où les interactions sociales ont effectivement lieu » (Cardoso de Oliveira 200:). Dans une certaine mesu-re, cette notion d’espace public a un champ sémantique similaire à celui que DaMatta a défini comme le monde de la rue, mais elle cherche à mettre en évi-dence un modèle d’orientation pour l’action qui assemblerait la perspecti-ve de l’impersonnalité et une attitude hiérarchique devant le monde, entraî-nant vers le quotidien des personnes concernées ce que Kant de Lima définit comme le « paradoxe légal brésilien » (199: -3). Ce qui sauterait aux yeux dans le cas brésilien c’est la contradiction entre l’hégémonie des idées libéra-les en faveur des droits égaux dans la sphère publique et la difficulté rencon-trée par les personnes concernées d’agir en accord avec ces idées dans l’espa-ce public, où la vision hiérarchique aurait souvent préséanl’espa-ce.

Une autre difficulté comprise dans les trois cas ethnographiques se doit au fait que la reconnaissance ou la considération ne peuvent pas être conver-ties en droits protégés par le pouvoir judiciaire, car il n’y a pas moyen de

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fon-der légalement l’attribution d’une valeur singulière à une identité spécifique, et d’exiger par la suite sa reconnaissance sociale. Les demandes de recon-naissance ne peuvent pas non plus être satisfaites par la simple obéissance à une norme légale, dans la mesure où celui qui reconnaît doit être capable de transmettre une expression d’estime à l’interlocuteur — autrement dit, à son identité ou à ce qu’elle représente. Dans les cas où la reconnaissance devient une question, l’absence de cette expression est éprouvée comme négation de l’identité de l’interlocuteur, lequel se sent agressé. C’est dans ce sens que l’as-pect dialogique de la reconnaissance se fait présent avec toutes ses implica-tions. Ceci veut aussi dire que la reconnaissance est une attitude ou un droit qui doivent être cultivés en permanence, et que les demandes qui y sont asso-ciées ne peuvent jamais être atteintes de façon définitive. Même si ces derniè-res sont pleinement satisfaites à un moment donné, il n’y a pas de garantie que le problème ne réapparaîtra à l’avenir.

J’étudie actuellement les tribunaux spéciaux brésiliens dans le District Fédéral, ayant comme cible aussi bien les causes criminelles que les causes ci-viles. Dans ce dernier cas, les causes pour dommage moral suscitent un inté-rêt tout particulier. La littérature sur les tribunaux attire l’attention sur cer-taines caractéristiques particulièrement intéressantes pour l’examen de la relation entre le don, l’insulte, les droits et les sentiments. A l’instar de la re-cherche que j’ai menée sur les cours de petites créances aux Etats-Unis, les tribunaux au Brésil semblent imposer aux causes qui leur sont acheminées un fort processus de filtrage, lequel tend à exclure des aspects significatifs du conflit vécu par les parties, ce qui les amène à réduire substantiellement la perspective d’une résolution adéquate à leurs demandes et à leurs préoccu-pations. C’est ainsi que, même si les demandeurs ont l’occasion de résoudre leurs disputes par la conciliation ou par une transaction pénale avant de voir leurs causes évaluées par le Juge au cours d’une audience d’instruction et de jugement, les deux premières ne constituent pas des étapes ou des possibili-tés vraiment alternatives à l’audience judiciaire, car elles semblent se guider par la même logique de résolution exclusivement juridique des disputes. Aux Etats-Unis les services de médiation ont l’habitude de rendre possible la dis-cussion de problèmes qui n’ont pas d’espace dans des audiences judiciaires, même si souvent ces discussions n’aboutissent pas favorablement aux de-mandes des personnes impliquées en ce qui concerne la réparation d’une in-sulte. Au Brésil la conciliation et/ou la transaction pénale cherchent à établir

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des accords qui représentent une obéissance stricte à la logique judiciaire et, ce qui est plus grave, ne gardent pas la même préoccupation envers les droits des parties dans le cadre du procès légal, lesquels sont systématiquement dé-crits comme des procédures à caractère impositif.

Le filtrage des causes commence au bureau d’accueil du tribunal, où le plaignant voit sa cause être “réduite à terme” par les employés qui classent les demandes dans des catégories juridiques et qui font l’acheminement ad-ministratif des causes. Au lieu de porter l’attention sur la perspective des de-mandeurs concernés par la dispute, les procédures de conciliation semblent chercher à convaincre les parties sur la préséance de la logique judiciaire et des contraintes empêchant toute résolution d’un autre ordre (Kant de Lima et al. 2003: 19-2). Dans cette même ligne, Alves fait des références à des “ac-cords forcés” dans sa recherche sur les tribunaux civils de la municipalité du Paranoá, à Brasília (2004: 104-108). Il confirme les récits qui m’ont été repor-tés par des étudiants de Droit en stage dans des tribunaux spéciaux, selon les-quels cette attitude impositive serait très fréquente chez les conciliateurs des juridictions. En s’habillant de pèlerine, les conciliateurs assument leur rôle et accentuent encore plus leur distance avec les parties.3

A ce sujet, il est nécessaire d’examiner plus attentivement, et en détail, la vision des demandeurs sur la manière dont leurs causes sont traitées au sein des tribunaux et dans quelle mesure ils voient leurs droits, leurs inté-rêts et leurs préoccupations satisfaits au cours des démarches ou à l’issue des causes dans le cadre de l’institution. Il y a des indices que les différences en-tre les conciliations, les transactions pénales et les audiences d’instruction et de jugement ne sont pas toujours claires pour les parties (Gomes de Oliveira 200). C’est ainsi qu’il serait intéressant de s’enquérir sur les significations at-tribuées à la négociation pendant les deux premières modalités d’achemine-ment et à l’adjudication au cours de la dernière modalité. Une fois confirmé le décalage apparent entre la perspective des demandeurs et celle des opérateurs du droit, comment ces derniers justifieraient le traitement standard dispen-sé aux causes au sein des tribunaux, et comment percevraient-ils la

significa-3 Une recherche menée par Júlia Brussi au sein de trois tribunaux spéciaux criminels brésiliens, dans le District Fédéral, suggère que cette distance est une caractéristique des tribunaux fréquentés par des personnes à faibles revenus, et qu’elle ne se produisait pas au sein des tribunaux situés dans la zone la plus riche de la ville (Brussi 200).

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tion des aspects des disputes exclues du procès à la suite des réductions à ter-me pratiquées par eux ?

D’ailleurs, ce que le pouvoir judiciaire a l’habitude de laisser de côté ce sont tous les aspects des disputes associés à la dimension thématique de la reconnaissance, tel qu’il a été défini plus haut. Comme je tenterai de le dé-montrer ensuite, outre le fait de rendre impraticable la compréhension des causes où la reconnaissance a une place significative, les instances judiciaires finiraient par collaborer à une éventuelle aggravation de ces conflits. De mê-me, le matériel ethnographique attire non seulement l’attention sur l’impor-tance de la dimension morale des droits, mais suggère également qu’il ne se-rait peut-être pas correct de parler de violence lorsqu’il n’y a pas d’agression d’ordre moral. Cette dimension vient donner du sens à l’apparent paradoxe selon lequel la “violence physique”, sans une composante symbolique/mora-le, ne serait qu’une simple abstraction. En effet, elle inverse l’équation entre les paires matériel/symbolique, d’une part, et objectif/subjectif, de l’autre. La discussion de Simião (200) sur la “violence domestique” à Timor-Est est par-ticulièrement incisive par rapport à la préséance de la dimension symboli-que-morale dans la constitution de la violence. Cependant, cela vaut la peine d’aborder d’autres exemples pour mieux caractériser la problématique de l’in-sulte avant de conclure avec l’exemple de Timor-Est.

Les critiques sur l’action des tribunaux spéciaux criminels (JECrims) bré-siliens sont bien connues en ce qui concerne les cas d’agressions à la fem-me et ceux de négociation de peines alternatives. Outre la grande incidence et la récidive des cas de femmes agressées à plusieurs reprises par leurs com-pagnons et qui ne trouvent pas dans les tribunaux de protection adéquate, la manière dont leurs causes sont modélisées au sein des tribunaux portent uni-quement sur la dimension physique de l’agression et laissent entièrement de côté l’aspect moral, lequel, d’une certaine façon, blesse davantage et entraîne des conséquences plus graves.4 Je me réfère ici au processus de dévalorisation

4 J’ai assisté à deux documentaires à la télévision brésilienne (« Globo Reporter ») sur le thème de la “violence” contre la femme et j’ai été très impressionné par les récits de femmes qui, à la suite de plu-sieurs années de souffrance, au long desquelles elles ont été brutalement frappées, blessées avec des couteaux et par balles par leurs compagnons, avaient enfin réussi à obtenir une séparation effective et tentaient de reconstruire leur vie. Même dans les cas où les agressions physiques atteignaient des ni-veaux absolument inconcevables et ayant pour conséquence de longues périodes de convalescence, quelques fois supérieures à un an, les récits sur les difficultés de surmonter les “traumas” psychologi-ques et de récupérer ou de réhabiliter l’identité agréssée donnaient la nette impression que les

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problè-de l’iproblè-dentité problè-de la victime, amenée à assumer la condition problè-de subordination totale aux idiosyncrasies (agressives) de son compagnon. Le discours de la perte d’identité est récurant, et les droits atteints sur ce plan ne rencontrent pas de légitimation dans le processus de résolution d’une dispute dans le ca-dre du pouvoir judiciaire. Bien que les processus de conciliation et de tran-saction pénale critiquent, parfois avec beaucoup de véhémence, les agres-sions du compagnon, une forte pression s’impose dans le sens de l’accord ou de l’acceptation de la peine alternative négociée, sans que soit élaborée de fa-çon adéquate la signification morale de l’agression éprouvée. Autrement dit, cette dimension de l’agression n’est même pas abordée, ce qui rend imprati-cable la réparation de cette dernière, étant donné que sa perception ou sanc-tion ne peut pas être automatiquement insérée dans l’accord, dans la transac-tion pénale ou dans la décision centrée sur l’aspect physique de l’agression.

Or, si la production de l’insulte demande des efforts d’élaboration sym-bolique pour gagner de l’intelligibilité, souvent sa réparation demanderait également des processus d’élucidation thérapeutique du point de vue de la victime. Je ne me réfère pas à des procédés thérapeutiques au sens strict, standardisés, mais à la nécessité de replacer les déficits de signification pro-voqués par des agressions arbitraires, éprouvées comme négation du moi ou de la personne de la victime et dont le caractère normativement incor-rect et passible de sanction sociale doit être intériorisé par la victime pour que son identité de personne morale, digne d’estime et de considération soit récupérée. Ainsi qu’indiqué dans la littérature sur la question du paie-ment de ‘paniers de la ménagère’ (panier contenant les articles alipaie-mentaires de base) en tant que peine alternative, lequel ne servirait qu’à punir davan-tage les victimes à faibles revenus puisque la peine lui enlèverait des res-sources importantes du budget domestique, la sanction ne garde aucune re-lation avec l’aspect moral de l’agression. Il existe, en outre, des récits où l’accomplissement même de la peine pourrait être aperçu comme une ag-gravation de l’agression morale à la victime, ainsi qu’on l’observe dans les “divers cas d’auteurs se rendant au bureau du notaire avec le reçu de paie-ment du ‘panier’, en disant que s’ils avaient su qu’il était si bon marché de frapper la femme, ils la frapperaient bien davantage” (Beraldo de Oliveira,

mes ici étaient plus amples. Le drame de la réhabilitation d’une identité faussée après des années de souffrance donnait des indications claires sur l’importance de la dimension morale du problème.

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apud. G. Debert 2002). Une telle affirmation, probablement répétée devant la victime, impute à cette dernière la condition de simple objet, soumis aux idiosyncrasies de l’agresseur.

Cependant, les cas d’agression à la femme ne sont que les plus connus et les plus nombreux reçus par les JECrims. Des problèmes similaires se pro-duisent dans des causes concernant des demandes de consommateurs, ou dans des conflits entre des voisins et des membres d’une même famille et dont le potentiel d’aboutissement sur des crimes graves est beaucoup plus grand que ce que l’on imagine souvent. C’est ce qu’on peut constater, si l’on prend compte les données récemment publiées par le Centre d’Etudes de la Violence de l’Université de São Paulo, indiquant que 38% des agressions par armes à feu à Salvador et dans le District Fédéral, par exemple, sont commi-ses par des personnes connues, des camarades ou des personnes de la propre famille (2004: 29). En ce qui concerne les conflits des consommateurs, Ciméa

Bevilaqua mentionne plusieurs cas où le sentiment de ne pas avoir été respec-tés par des fournisseurs est un aspect central des causes acheminées par des consommateurs. L’une de ces causes se réfère à un cas où, après avoir eu une réponse pleinement favorable de la part du fournisseur à sa demande com-merciale, le consommateur n’accepte l’accord négocié devant le commissaire de police que lorsque le fournisseur se dispose à lui présenter des excuses for-melles (Bevilaqua 2001: 319). La composante morale des disputes, exprimée ici à travers la perception de l’insulte, peut gagner une dimension surprenante, comme dans le cas du conflit entre Anselmo, Denílson et Natalício, décrit par Gomes de Oliveira (200: 90-93) dans son ethnographie sur les JECrims dans la municipalité de Gama, à Brasília.

A la rigueur, il s’agit de conflits systématiquement repris entre les trois voisins — Anselmo, Natalício et Denílson — qui s’aggravent au fil du temps avec la collaboration de l’instance judiciaire, laquelle ne trouve pas de che-min correct pour donner une solution aux disputes respectives. Bien que ces

conflits partagent beaucoup de problèmes identifiés par Gomes de Oliveira

 Les données concernant les autres Etats fédérés du Brésil sont compatibles avec celles qui ont été décrites pour Salvador et le District Fédéral. Ces données peuvent être consultées dans l’article “Violência por armas de fogo no Brasil”, Relatório Nacional [violence commise à l’aide d’armes à feu au Brésil, rapport national] – NEV/USP, 2004.

 Selon Gomes (200: 90), Anselmo et Natalício se seraient affrontés à plusieurs reprises dans des causes corrélatives au sein du tribunal: pertes et dommages, lésion corporelle, menace, exécution de sentence, saisie etc.

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dans d’autres causes qui débouchent dans les tribunaux, il est tout de mê-me curieux que le pouvoir judiciaire indique ici son incapacité à répon-dre à la séquence de conflits entre les parties. En effet, le substitut du procu-reur général (Ministère public) suggère le déménagement de l’une des parties concernées comme forme de solution du conflit (!) (Gomes de Oliveira 200: 90), conseil apparemment suivi par Denílson, qui ne vit plus là où il habi-tait. Tous les trois sont des personnes appartenant à la classe moyenne bas-se et ils habitent dans des maisons voisines qui partagent l’espace vert devant leur terrain. L’espace vert ne peut pas être clôturé et, bien qu’il soit considé-ré comme un espace de circulation libre, il ne manque cependant pas de re-présenter des projections associées à chaque terrain, conformément au plan normalisé de Brasília, ce qui attribue une certaine ambiguïté au statut de cet espace en ce qui concerne les droits des parties, et il occupe une place im-portante dans les conflits entre ces dernières. Anselmo est peintre autono-me de voitures, il a 38 ans, vit avec sa compagne et n’a pas d’enfants, alors que Natalício a 2 ans, il est au chômage et habite avec sa mère et ses frères. Denílson a 30 ans, il habitait avec sa mère à l’occasion des conflits, et vit ac-tuellement avec son épouse dans une autre localité.

Le premier incident relaté par Gomes de Oliveira, et impliquant Anselmo et Denílson, aurait éclaté à cause de l’initiative prise par Anselmo de plan-ter des arbres dans l’espace vert, sans respecplan-ter les limites de la projection de son terrain. La mère de Denílson n’apprécie pas l’idée et incite son fils à de-mander que les arbres soient arrachés. En parlant avec Anselmo, Denílson lui fait savoir que lui-même arracherait les arbres si ce dernier ne le faisait pas. Anselmo prend la menace comme une offense et il laisse les arbres à leur pla-ce. Denílson retire les arbres plantés dans l’espace vert associé à son terrain. Anselmo se met en colère face à l’attitude de Denílson, prépare une bombe artisanale et la jette contre la voiture de Denílson après avoir franchi le mur de la résidence de ce dernier. Anselmo est alors poursuivi judiciairement et condamné à indemniser Denílson en réparation des dommages faits à sa voi-ture, et à rendre des services à la communauté en guise de peine alternative. Bien qu’il reconnaisse sa responsabilité pour ce qui est des dommages causés à la voiture, il n’accepte pas de ne pas avoir pu présenter sa plainte concer-nant les arbres arrachés. Le juge ayant refusé de l’écouter, il ne peut pas com-prendre la logique du tribunal:

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“…un gars qui a arraché l’écorce d’un arbre a été arrêté [se référant à la nouvel-le d’un paysan arrêté pour avoir arraché l’écorce d’un arbre protégé pour fai-re du thé (LRCO)], je vois le gars qui casse un arbfai-re ici, ce n’est pas un crime, je suis allé là-bas, j’ai fait ma justice parce que j’ai pensé que j’allais là-bas et que je ferais ma justice et que le gars n’allait plus me déranger, le juge va m’obliger à payer la voiture, il m’oblige à rendre des services à la communauté, mais il n’oblige pas le gars à replanter les arbres.” (Gomes de Oliveira 200: 92)

Outre le fait de se plaindre du refus du juge, qui lui aurait suggéré d’ouvrir un autre procès, Anselmo interprète la hâte du tribunal comme un signe d’indifférence et d’attitude arbitraire dans une décision dépourvue de sens, et il affirme: “…Je me suis perçu comme un moins que rien, petit, dimi-nué…” (Idem: 92). Anselmo allègue qu’il devrait avoir droit à une réparation du dommage moral subi et suggère, avec ses propres mots, que la motiva-tion de faire justice était associée à la tentative de faire en sorte que Denílson ne le dérangeât plus. Autrement dit, que ce dernier ne lui porte plus atteinte. Comme le tribunal de justice ne prête attention à aucune de ses allégations, Anselmo non seulement reste insatisfait du résultat, mais il conçoit son conflit avec Denílson comme une question non réglée, sujette à être reprise à n’importe quel moment.

Au cours du deuxième épisode impliquant Anselmo, la dispute se fait avec Natalício, mais la logique du tribunal se maintient également éloignée de la perspective des parties. Ici, les deux demandeurs allèguent avoir subi des menaces de part et d’autre, et le juge les condamne à payer des ‘paniers de la ménagère’ comme peine alternative. Les deux parties sortent insatisfaites du tribunal, et Natalício fait des critiques similaires à celles qu’Anselmo avait faites auparavant, indiquant sa contrariété face au manque d’espace pour dis-cuter sur ce cas et alléguant ne pas avoir les moyens de payer les ‘paniers de la ménagère’ en raison de son chômage. Il reste donc sujet à un éventuel ordre de prison de la part du juge. De même que dans le premier épisode, l’ache-minement donné au conflit au sein du tribunal maintient la question ouver-te entre les parties, et suggère ainsi la possibilité de transformer les mena-ces en agressions plus graves à l’avenir. Le point central du tribunal de justice sur la “réduction à terme” des disputes, qui ne passe que par le filtre de leur dimension strictement légale, permet peut-être de parler d’un certain

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ju-ridiques de n’importe quel type —, caractéristique du droit positif, où l’espa-ce pour articuler des demandes est limité à l’espa-ce qui a été stipulé sur le contrat et sur le code pénal (ou civil), comme prescriptions autocontenues, autosuffi-santes et suffisamment étendues pour permettre la modélisation des conflits présentés devant le système judiciaire. Ainsi, la dimension morale des droits est complètement écartée de toute évaluation et les relations entre personnes constituées de chair, d’os et d’identité sont pensées comme des relations en-tre choses ou automates avec des intérêts et des droits prescrits, mais vidés de sentiments, d’autonomie ou de créativité.

Les conflits de cet ordre ne sont pas seulement éprouvés de manière dra-matique au sein des JECrims ou vécus par des demandeurs tels qu’Anselmo, Denílson et Natalício, mais ils semblent représenter un modèle de difficultés face aux droits associés à la dimension morale des disputes, propre aux tribu-naux où est en vigueur le droit positif, ou aux institutions guidées par la mê-me logique, dans plusieurs parties du monde. Des récits sur la Commission de Vérité et Réconciliation établie en Afrique du Sud pour répondre aux atrocités de l’apartheid, ou le débat autour de la paranoïa du plaignant en Australie, sont de bons exemples de l’étendue du problème et de la plurali-té de contextes ou de situations où l’invisibiliplurali-té des droits respectifs au re-gard du pouvoir judiciaire, ainsi que l’importance de sa résolution à partir du point de vue des parties impliquées, émerge avec force.

Comme résultat d’une analyse intéressante et créative sur la justice trantionnelle dans trois pays africains ayant vécu des régimes oppressifs ou des si-tuations de guerre civile, Simone Rodrigues (2004) présente un matériel par-ticulièrement stimulant sur la Commission Vérité et Réconciliation établie en Afrique du Sud pendant la période post-apartheid. Sous la direction de l’ar-chevêque Mgr Desmond Tutu, la Commission a été installée comme une al-ternative aux tribunaux judiciaires qui jugeaient les crimes commis pendant l’apartheid, y compris ceux qui auraient été perpétrés par le Congrès national africain. Tout en organisant des sessions publiques télévisées dans des chaî-nes ouvertes, la Commission a mobilisé toute la société. L’une de ses carac-téristiques centrales, qui a engendré beaucoup de critiques au début des tra-vaux, est que tous ceux qui seraient volontaires pour raconter toute la vérité sur les crimes politiques (au sens large) commis pendant l’apartheid seraient amnistiés par la Commission. Les témoignages étaient réalisés en présence des victimes (si elles étaient encore en vie) ou de leurs familles et de leurs

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avo-cats, pouvant poser des questions au criminel avoué coupable. Devant la pos-sibilité de l’amnistie, la question centrale de la procédure ne retombait pas sur la punition des coupables ou des responsables, mais sur la restauration de l’harmonie sociale exprimée par la catégorie native Ubuntu. Outre le caractè-re cathartique des témoignages pour les victimes et les agcaractè-resseurs, le dévoi-lement d’événements chargés de symbolisme et d’émotion pour les parties, dans un contexte institutionnel très significatif et largement partagé par la société en général, a fini par avoir une forte composante thérapeutique, mettant ainsi la réparation des offenses et des souffrances que, selon les per-sonnes concernées, une condamnation judiciaire n’aurait jamais réussi.

Il y a d’innombrables récits des familles des victimes selon lesquels l’op-portunité de prendre connaissance de ce qui se serait effectivement pro-duit lors de la disparition ou de l’assassinat de leurs proches chéris est décri-te comme une expérience de soulagement et de restructuration de l’identité de la plus haute importance. Outre le fait de pouvoir surmonter l’angois-se grâce à l’accès à l’information, les conditions dans lesquelles le processus se produit permettent une réélaboration de la perte ou de l’agression dans une nouvelle échelle d’intelligibilité, renouvelant ainsi la signification de l’expérience et de l’insertion sociale des parties. C’est ainsi que, tout en per-mettant que l’expérience d’agression soit vécue à nouveau avec des éclair-cissements plus riches et des possibilités de mobiliser les émotions pour ré-tablir une connexion pleine avec les événements vécus dans le passé, et tout en comptant sur un appui institutionnel correct, la Commission serait un bon exemple des processus d’élucidation thérapeutique mentionnés plus haut. En quelques mots, le processus de (re)discussion des crimes de l’apar-theid dans le cadre de la Commission, dramatisé au cours des témoignages et des demandes d’éclaircissement, et dont l’indignation et l’éventuel repentir (de la part des agresseurs) sont “rituellement” sanctionnés par l’Etat, produit une resymbolisation de l’expérience des parties et le renouvellement de leurs identités en tant que personnes morales, dignes du respect et de la considéra-tion qu’elles avaient perdue.

Mais, si l’exemple de l’Afrique du Sud révèle des possibilités effectives de réparation de l’insulte ou des agressions d’ordre moral, la discussion sur la paranoïa du plaignant en Australie indique la difficulté que les institu-tions modernes ont à répondre à ce type d’agression. Les données australien-nes ont été retirées de l’édition d’avril/2004 du British Journal of Psychiatry,

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qui indique les résultats d’une recherche menée sur ce thème par un groupe de psychiatres australiens. D’après eux, la paranoïa du plaignant aurait dé-jà occupé une place importante dans la littérature, mais serait tombée dans le discrédit au cours de la première moitié du XXème siècle, “attaquée par des

critiques selon lesquelles elle ne faisait que classer pathologiquement ceux qui avaient l’énergie et la disposition de défendre leurs droits ” (Lester et al 2004: 32-3). La recherche a été faite auprès de six bureaux d’auditeurs en Australie, avec l’aide de personnes ayant l’expérience de l’acheminement de plaintes présentées par des citoyens dont la première tentative de résou-dre leurs problèmes ou leurs disputes dans les institutions les plus diverses et dans tout type d’activités (gouvernement, affaires, services) avait échoué. Ces personnes de l’auditorat ont été sollicitées pour remplir des question-naires portant sur des plaignants spécialement persistants et dont les cas avaient déjà été archivés. A chaque fois qu’un cas était identifié, ces person-nes sélectionnaient dans les archives, comme contrôle, le cas suivant pré-senté par une personne du même sexe et de la même tranche d’âge, et dont la plainte était généralement similaire. Parmi les 110 cas sélectionnés, 9 ont eu le questionnaire répondu. 2 correspondaient à des plaignants persis-tants et 44 à des « cas contrôle ». 2% des persispersis-tants étaient constitués par des hommes, ce qui dans un univers équilibré en sexe, indiquait une surre-présentation d’hommes dans le groupe persistant. Le matériel a été classé se-lon d’innombrables variables comportementales et constitue une riche sour-ce d’analyse à développer dans des directions différentes. Dans un manuscrit encore inédit, je compare plus en détail ce matériel avec des données ethno-graphiques du Brésil et des Etats-Unis et je suggère que, sans pouvoir com-prendre correctement les demandes de réparation de l’insulte, le pouvoir ju-diciaire aurait tendance à interpréter ces demandes comme le produit d’une quelconque déficience mentale des plaignants. Pour l’instant, je me limiterai

à mettre en évidence quelques données qui aideront à préciser considérable-ment la perception de l’insulte du point de vue des personnes impliquées et l’ampleur des causes où elle est présente, sans oublier d’identifier les

caracté- Le manuscrit intitulé “A Invisibilidade do Insulto: ou como perder o juízo em Juízo” [L’invisibilité de l’insulte: ou comment perdre le jugement pendant le Jugement] a été la base des conférences pro-noncées à l’Ecole Supérieure du Ministère Public de l’Union, le 12 mai 2004, et au Núcleo Fluminense de Estudos e Pesquisas – NUFEP, de l’Université Fédérale de Fluminense [Centre d’études et de recherches de Rio de Janeiro] – UFF, le 4 août de la même année.

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ristiques exceptionnelles suggérant l’existence de problèmes psychologiques plus aigus parmi les plaignants.

Tableau comparatif entre les plaignants persistants et les controles

Indicateurs de perspective ou de comportement Persistants Contrôles

Indiquent des atteintes à l’auto-estime 40% 12% Réclament des excuses pour avoir été maltraités 67% 32% Justice fondée sur des principes 60% 18%

Veulent vengeance 43% 11%

Veulent “to have their day in court” 29% 04% Font des menaces par téléphone ou en personne 52% 00%

Comme le montre le tableau ci-dessus, toutes les variables sélectionnées indiquent des aspects démontrant l’implication personnelle des plaignants avec leurs causes, et font émerger certaines dimensions de la plainte qui ne se limitent pas à des demandes pour réparation d’intérêts ou de droits imper-sonnels, complètement dissociés de l’identité du plaignant. Bien qu’il existe des différences significatives entre les deux colonnes, il est intéressant de no-ter qu’à l’exception de la dernière variable — “ faire des menaces par télépho-ne ou en persontélépho-ne ” —, toutes les autres variables figurent avec utélépho-ne certaitélépho-ne intensité sur la colonne des Contrôles. Sur cet aspect, alors que les trois pre-mières variables établissent une forte association entre le droit et l’identité, et que leur importance pourrait être facilement démontrée dans les cas discu-tés précédemment, les trois dernières reflètent de façon plus accentuée la né-cessité où se trouvent les parties de confronter les agressions pour surmon-ter le problème et pour recouvrer leurs identités ou le sens qu’elles attribuent à la citoyenneté. A ce propos, si la quatrième et la sixième variables expri-ment une attitude agressive face au problème, la demande d’« avoir son jour au tribunal » (to have their day in court) constitue une expression à double sens dans le monde anglo-saxon: d’une part, elle caractérise le droit de tout citoyen, en tant que personne morale, d’avoir ses droits respectés et ses plain-tes écoutées par l’Etat; d’autre part, il s’agit d’une expression également utili-sée pour signaler une certaine condescendance institutionnelle envers ces de-mandeurs dont le comportement ou les arguments ne font pas beaucoup de

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sens du point de vue du tribunal, mais qui tiennent à exercer le droit d’être écoutés par le juge.

En toute hypothèse, aussi indéniable que soit le caractère excessif de cer-tains comportements ou de certaines attitudes de demandeurs classés com-me des persistants, je souhaiterais souligner ici la dicom-mension de continuité avec les « cas-contrôle » où les personnes impliquées ont démontré une sen-sibilité à l’insulte. Je souhaiterais suggérer encore que, plus que sur une di-mension paranoïaque, les plaignants attirent l’attention sur les difficultés qu’éprouvent les institutions judiciaires ou leurs congénères à traiter l’in-sulte. Ils attirent également l’attention sur la signification sociale de ce type d’agression. D’ailleurs, ainsi que je le dis dans le manuscrit indiqué sur la no-te , le phénomène décrit comme querulous paranoia dans le British Journal of Psychiatry a une portée beaucoup plus importante que celle qu’il semble avoir à première vue, et il pourrait être davantage saisi à partir de la problé-matique de l’insulte.

Je souhaiterais, enfin, faire une rapide mention du travail de Simião (200) sur Timor-Est, où le manque d’attention à l’insulte ou à la dimension morale de la violence aurait marqué le processus d’“invention de la violence domestique” en tant que problème social contemporain. Traditionnellement, les timorais concevaient différentes situations où le fait de frapper la fem-me ou les enfants, ou éventuellefem-ment être battu par la femfem-me dans les mê-mes circonstances, avait un aspect pédagogique. Frapper pour corriger des problèmes de comportement serait une attitude légitime entre le ma-ri et la femme ou entre les parents et les enfants, à condition que ce soit fait avec modération. Aujourd’hui encore, certains discours qui légitiment les coups pédagogiques rencontrent un écho parmi des hommes et des fem-mes dans plusieurs endroits au Timor. Cependant, la forte action entrepri-se par des ONG et des organismes internationaux en vue de combattre ces pratiques, sans le moindre effort de comprendre leur sens local, a changé ce scénario. Les programmes de combat contre la “violence domestique” insti-tué par l’Etat sous la forte influence du discours universaliste (et parfois so-ciocentrique) en défense des droits humains et de l’égalité des sexes, sans les médiations nécessaires à l’adéquation du discours au contexte local, ont em-porté un certain succès dans la protection des femmes contre ce nouveau ty-pe d’agression, mais ils ont aussi créé de nouvelles impasses, des confusions et des ambiguïtés. Avec la criminalisation des agressions (physiques) contre

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la femme au sens large, les procédures traditionnellement actionnées pour la résolution de ces conflits, et qui souvent répondaient mieux aux demandes des parties, sont devenues impraticables.8 Il s’agit d’un processus assez

com-plexe et riche d’implications bien traitées dans le travail de Simião (200), que je ne ferai que trois observations afin de mettre l’accent sur l’importan-ce de la préséanl’importan-ce symbolique-morale de la violenl’importan-ce pour une meilleure com-préhension du phénomène.

Premièrement, si nous portons notre attention au point de vue des per-sonnes impliquées et sur le contexte de référence de leurs représentations, nous vérifierons que l’agression physique du passé, socialement légitimée à travers sa signification pédagogique, est désormais caractérisée comme un acte de violence, socialement récriminé, puisque son contenu pédagogique perd de sa légitimité et l’acte est désormais interprété comme une agression au moi ou à l’identité de la victime. Lorsque les coups avaient une justifica-tion morale et que la souffrance de la victime était essentiellement physique, la pratique était non seulement acceptée, mais défendue par les hommes et les femmes qui se limitaient à en critiquer les excès. Nonobstant, à partir du moment où les coups sont devenus une nouvelle forme d’agression, envers la personne de la victime et représentée comme une atteinte au respect ou une négation de son identité comme personne morale, l’agression prend des airs de “violence domestique” et devient intolérable. Comme, d’ailleurs, l’a bien argumenté Simião au cours de la description du cas de la timoraise qui fut frappée pendant 11 ans par son mari sans que cela entraînât un quelconque problème pour leur relation, jusqu’au moment où elle commence à avoir des contacts avec des étrangers dans le bureau local de la Croix Rouge, son lieu de travail, et où, à la surprise de son mari, elle décide de demander le divorce. D’après Simião, “à la douleur physique qu’elle a éprouvé pendant des années s’ajoutait maintenant une douleur morale. Le sens de l’acte d’agression chan-gea tout en chanchan-geant donc ses conséquences” (200: 94). S’enquérant sur le cas, Simião découvre que “la femme maintenant avait honte d’avoir été bat-tue par son mari” (Idem: 9). Si la douleur physique avait été pleinement sup-portable pendant des années, la honte et l’humiliation étaient intolérables.9

8 Roberto Kant de Lima a attiré mon attention sur l’importance de ce processus de criminalisation, lorsqu’il limite ou élimine même les possibilités de solution satisfaisante pour les parties, et qui carac-tériserait aussi bien l’action des JECrims au Brésil.

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ana-Un deuxième aspect de la préséance symbolique-morale pour la com-préhension de la violence également présent dans le cas du Timor se réfère à des situations dans lesquelles, devant l’absence d’agression physique, l’on ne s’aperçoit pas de la souffrance provoquée par l’insulte, même si les « natifs » verbalisent le problème. Ainsi, si frapper est un acte soumis à des connota-tions multiples dans la culture locale, être obligée par son mari à lui obéir contre sa propre volonté est considéré comme une insulte grave: “…une of-fense au droit de la femme à son opinion et sa volonté respectées — à condi-tion, évidemment, que sa volonté n’implique pas l’abandon de ses devoirs” (Simião 200: 23). Prendre une deuxième épouse sans consulter ou obte-nir l’appui de la première épouse serait un bon exemple du type de violence perçue comme grave par les natifs et rendue impraticable par le discours de l’égalité des sexes (Idem: 23). D’une certaine manière, comme je le suggère dans l’introduction du travail, ce deuxième type de violence, symbolique-mo-rale, aurait son objectivité mieux fondée que la première, strictement asso-ciée à l’agression physique.

Enfin, et pour éviter toute sorte de sociocentrisme par rapport à Timor-Est, je souhaiterais signaler qu’en 2004 la Cour Suprême du Canada a éva-lué une action d’inconstitutionnalité qui contestait le droit des parents et des professeurs de frapper « pédagogiquement » les enfants. Elle s’est prononcée positivement, en réaffirmant ce droit à condition qu’au moment de frapper les enfants, les parents et les professeurs le fissent avec modération. Serait-il correct de parler de violence dans ce cas ? Ou dans toute autre situation ayant pour référence des agressions conçues comme légitimes ?

Traduit par Elizabeth Maria Speller-Trajano

lytiquement les dimensions physique et morale de l’agression, sans manquer d’attribuer à cette derniè-re une préséance conceptuelle dans la définition des actes de violence. Non seulement en raison du ca-ractère dramatique des conséquences objectives qui y sont associées, mais aussi pour trouver un écho dans l’expérience des acteurs qui, de façon convaincainte, ont identifié une agression morale dans une conduite singulière, complètement absente des actes d’agression physique au sens strict.

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