• Nenhum resultado encontrado

Entreprise missionnaire et utopisme à travers quelques lettres de la mission jésuite du Brésil (1549-1570)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2023

Share "Entreprise missionnaire et utopisme à travers quelques lettres de la mission jésuite du Brésil (1549-1570)"

Copied!
13
0
0

Texto

(1)

jésuite du Brésil (1549-1570)

1

Martine Thiébaut

1 Cet article résulte d’une communication faite le 6 décembre 2003 dans le cadre du programme de recherches “Voyages, utopies, insularité”, sous la direction du professeur Jean-Michel Racault, au C.R.L.H.O.I. de l’Université de la Réunion.

Le thème de la journée était le suivant: “Utopies et utopisme: permanence et renouvellement”.

Martine Thiébaut, professora de Letras Clássicas no ensino secundário, também lecionou na Université de La Réunion, onde ela obteve um DEA de Literatura francesa e preparou uma tese sobre o gênero dos «Dialogues entre sauvage et civilisé» de Montaigne a Diderot.

Escreveu vários artigos sobre este problema.

Resumo

En analisant les lettres des jésuites en mission au Brésil, cet article cherche à comprendre l’entreprise jésuite comme un nouveau modèle d’organisation d’une collectivité humaine: la mission ou réduction, qu’il faut comprendre dans tous les sens que permet la polysémie du terme.

Palavras-chave

Lettres jésuitiques, missions au Brésil.

(2)

L

es lettres de mission semblent constituer une illustration, non d’une utopie comprise comme un genre littéraire, mais de ce que Raymond Trousson identifie, sous le terme utopisme, comme un type de pensée, une mentalité, une forme d’esprit visant à transformer le réel. Dans ces lettres, il est effectivement question d’une transformation de la réalité, à double titre, le scripteur jésuite étant

“l’utopiste [en qui] se combinent l’esprit spéculatif […] et l’esprit de puissance” (TROUSSON, 1979, p. 13) : esprit spéculatif, parce que l’imaginaire jésuite élabore un discours autre sur la réalité sauvage, un discours conforme à un idéal social et théologique; esprit de puissance parce que le programme imaginé et appliqué par les acteurs de cette première mission du Brésil porte en germe ce que le siècle suivant connaîtra sous la forme des “réductions jésuites” du Paraguay.

En effet, le programme missionnaire amène à la création de micro-sociétés autarciques et réglementées, proposées comme un idéal d’organisation chrétienne. Ce programme prend forme dès le XVIe siècle, à travers le premier ensemble de lettres2 dont nous disposons. Elles ont été écrites par les premiers jésuites envoyés en Amérique, sous la conduite du père Manuel da Nóbrega, qui passera vingt ans au Brésil, de 1549, date de son arrivée comme premier Provincial, à 1570. L’intérêt de ces Lettres réside dans l’expression d’une tension entre la réalité perçue, celle d’un Brésil sauvage et cannibale au sein duquel les missionnaires sont confrontés à des difficultés de terrain, et le modèle futur en lequel ils placent leurs espoirs de succès. Face à ce qui leur apparaît comme un chaos indien, les jésuites procèdent à l’établissement d’un ordre chrétien.

L’élaboration de ce projet missionnaire semble se dérouler en trois étapes, que nous présenterons comme suit, en jouant sur le terme de réduction, puisque l’expérience brésilienne teste un projet qui se formalisera sous la forme institutionnalisée des réductions paraguayennes. La première étape consiste en une mise en ordre de l’espace, que nous appellerons réduction de la diversité. La seconde étape construit un autre moral conduisant à une réduction de l’altérité. La troisième étape vise à élaborer un ordre théologique et propose un statut religieux de l’Indien menant à la réduction de sa culpabilité.

1. Réduction de la variété

Lors de leur arrivée au Brésil, à Bahia, en 1549, les six premiers missionnaires sont frappés par la diversité du monde sauvage. La deuxième lettre de Nóbrega, écrite en août 1549, consiste en un inventaire de la variété géographique, animale et végétale du Brésil. Elle contient aussi un tableau des populations exprimé par l’énumération des différentes tribus: Goyanaze, Carijo (il s’agit des Guaranis), Gaimuré, Tupinaqui et Tupinamba. A cette diversité des peuples indigènes, que le père désigne sous leurs noms brésiliens, s’ajoutent les différents éléments de la capitainerie portugaise: les colons, les fonctionnaires royaux,

2 L’édition utilisée est la suivante: La Mission jésuite du Brésil. Lettres et autres documents (1549-1570) , édition et traduction de Jean-Claude Laborie en collaboration avec Anne Lima, Editions Chandeigne, Paris, 1998. Elle ne comporte qu’une sélection de vingt-quatre lettres de mission, empruntées à un corpus beaucoup plus vaste dont rend compte l’ouvrage du père Leite : Monumenta Brasiliae (lettres des jésuites, de 1549 à 1568) , sous la direction du père António Serafim Leite, S.J., 5 vol., Rome, Monumenta Societatis Iesu, 1957-1968.

Je n’ai pas eu la possibilité de consulter cet ouvrage et l’absence de cette référence savante ne peut évidemment que réduire les ambitions de cette modeste étude.

(3)

les membres du clergé régulier et ces truchements, d’origine portugaise ou non, dont Nóbrega entend parler, tel cet “homme qui vit dans ce pays depuis son enfance” (LABORIE, 1998, lettre I, p.68) .

Très vite, cette diversité s’efface dans les lettres suivantes tandis que se met en place une géographie jésuite du Brésil. Le tableau des populations se simplifie pour répondre à la nécessité suivant: répartir selon un ordre clair les Indiens convertibles ou non. Cette simplification est subordonnée au projet missionnaire qui distribue sur un axe binaire, d’un côté le Chrétien en puissance, de l’autre le Sauvage insoumis. Cette répartition recouvre une lecture géographique simplifiée du territoire réparti en deux zones: la côte, c’est à dire la lisière atlantique, et l’intérieur des terres, ce que Nóbrega appelle le sertão. Sur les rivages sont installés les Chrétiens en puissance: il s’agit en fait des populations indiennes déjà en contact avec des Européens, qui viennent depuis le début du siècle s’approvisionner en bois de braise, populations parmi lesquelles un processus d’acculturation est en cours comme le montre la disparition de certaines parures. Le sertão désigne l’intérieur des terres, un espace dangereux et lointain, que Nóbrega ne connaît pas, mais que l’on dit peuplé de Sauvages qui “se trouent les lèvres et les parois nasales pour y ficher des os, au point de ressembler à des démons” (LABORIE, 1998, lettre II, p.73) .

Le glissement des noms utilisés pour désigner les populations est significatif de cette réduction de la diversité humaine. L’Indien proche des établissements portugais est d’abord désigné par le mot indien Tupi. Puis il perd son nom au profit d’un terme biblique: il n’est plus mentionné que par le mot Gentil. Rappelons que ce terme vient de l’hébreu golim. Dans l’Ancien Testament, il s’applique à tous ceux qui ne sont pas juifs mais qui appartiennent à un peuple proche, voisin, partageant le même territoire mais pas encore converti. Puis, par extension, le terme désigne celui qui n’est pas chrétien. L’Indien en voie d’acculturation trouve sa place dans le vocabulaire européen. Par contre, le mot indien est maintenu lorsqu’il est question de désigner le Sauvage insoumis, dans des emplois qui sont révélateurs de cette simplification de la réalité ethnographique. Le nom Aymoré renvoie d’abord à un groupe ennemi précis, installé dans la région de Rio. Mais les pères l’emploient aussi pour désigner un autre groupe insoumis de la région de Bahia, à plus de mille kilomètres au nord. Enfin, le terme est utilisé de manière générique pour nommer tout Indien vivant dans le sertão, cet espace menaçant, sans localisation proche. Un autre terme se substitue ensuite à Aymoré: Tapuia. Nóbregra l’emploie croyant qu’il désigne une tribu particulière alors qu’il s’agit d’un mot tupi signifiant sauvage, ennemi, étranger. Les diversités tribales s’effacent sous le vocable sauvage, reléguant de manière indifférenciée tout Indien éloigné, dans une posture d’hostilité. Le proche est domestiqué par le lexique européen, le lointain est stigmatisé par le lexique sauvage.

L’espace géographique et humain une fois clairement partagé selon un axe binaire, il faut le mettre en ordre. L’implantation jésuite

(4)

se dessine selon un double mouvement d’investissement de l’espace:

isoler et réunir.

En effet, entre le rivage portugais et le sertão brésilien, comment le jésuite fixe-t-il la cadre de sa mission? Il lui faut trouver un lieu intermédiaire. Nóbrega doit résoudre une difficulté qui lui apparaît très tôt. Il faut, d’une part, soustraire le Gentil à l’influence corruptrice des capitaineries portugaises “où la plupart des gens vivaient dans le péché”

(LABORIE, 1998, lettre IV, p.91) . Les lettres jésuites contiennent de nombreuses critiques à l’égard des Portugais et du clergé régulier, accusés d’offrir un très mauvais exemple aux Indiens. La faute principale des Européens, dans cette contrée de cannibales, est de mélanger la chair, le colon concupiscent s’unissant à l’appétissante concubine indienne.

Appétit du corps et de l’appropriation de ses forces, celui aussi qui conduit le Portugais au “maintien en captivité des nombreux indiens”

(LABORIE, 1998, lettre IV, p.96) . Concubinage et esclavage sont des sujets de conflit qui opposent les jésuites et les colons. D’autre part, si le sertão apparaît comme un lieu tentant car éloigné des établissements européens, il constitue aussi un obstacle à l’entreprise missionnaire.

Il représente, pour l’Indien voulant échapper à l’asservissement, comme pour l’Européen ne trouvant pas sa place dans la société coloniale, un refuge où céder à la tentation de l’ensauvagement, pour échapper aux contraintes morales, sociales et même fiscales de plus en plus fortes dans la colonie. Les jésuites, sous la conduite du père Nóbrega, vont donc créer une tête de pont loin de Bahia, en se déplaçant plus au sud, sur le site de ce qui deviendra plus tard São Paulo. C’est là qu’est fondé un autre établissement missionnaire, loin de la capitale, à Piratininga, près de São Vicente. Nóbrega s’y établit lui-même: il y fonde un deuxième collège dont il fait la base de départ d’un véritable programme de colonisation et d’évangélisation.

Essaimant principalement depuis ce site, les jésuites prennent position, non sur des sites portugais, mais à proximité des villages indiens. L’implantation est marquée évidemment par la construction de bâtiments. Petit à petit se dessine le plan architectural de la mission.

Les premiers bâtiments érigés sont l’église et l’habitation réservée aux jésuites. Les premières lettres en soulignent souvent l’aspect rudimentaire: l’église n’a pas encore de toit, le logis est associé à l’image évangélique de la pauvre étable3. Il s’agit, la lettre étant un outil de propagande et d’édification, d’attirer les subsides royaux et de célébrer la vertu du missionnaire qui a fait vœu de pauvreté. Mais ces modestes établissements prennent de l’envergure car la mission jésuite, c’est sa spécificité, conduit à la fondation d’un collège où des prêtres-enseignants évangélisent et instruisent jeunes orphelins confiés par la Couronne et enfants indiens. Nóbrega prend vite conscience que l’établissement ne peut accomplir sa mission spirituelle que si le problème économique de sa subsistance est réglé. Dans une lettre adressée à son supérieur au

3 “De janvier jusqu’à présent, nous avons vécu, parfois à plus de vingt, dans une pauvre petite cabane faite de terre et de bois, couverte de paille, de quatorze pas de longueur et à peine dix de largeur, où sont installés à la fois l’école, l’infirmerie, le dortoir, le réfectoire, la cuisine et la réserve. Toutefois, nous n’envions pas les habitations spacieuses, dont bénéficient ailleurs nos frères, car Notre Seigneur Jésus-Christ vécut dans un endroit plus petit encore, et daigna naître dans une pauvre mangeoire entre deux animaux grossiers et rudes et mourir sur la très haute croix pour nous” (LABORIE, 1998, lettre XII, p. 151).

(5)

Portugal, il élabore un projet architectural ordonné, qui ne peut reposer que sur une mise en exploitation agro-pastorale des terres avoisinantes.

Les bâtiments énumérés sont les suivants: école, infirmerie, dortoir, réfectoire, cuisine, réserve. Nous pouvons identifier des locaux à usage temporel, d’autres à usage spirituel, tandis qu’un troisième groupe est réservé à la vie conventuelle.

La mission jésuite devient un espace où sont rassemblés religieux et Gentils. Les missionnaires sont en contact familier avec la population indigène, qu’il s’agisse du frère enseignant conduisant sa chorale indigène ou du frère forgeron vivant dans une quotidienne proximité sociale avec les Indiens qui constituent sa pratique. Auprès de la mission, le village brésilien devient le lieu dans lequel ils sont regroupés et catéchisés par les pères. Les chrétiens nouvellement convertis s’y réfugient aussi parce qu’ils sont “constamment persécutés par les autres indiens” (LABORIE, 1998, lettre III, p.80). Les détails des lettres signalent l’hétérogénéité des regroupements de villages de convertis qui viennent souvent de tribus différentes et qui doivent néanmoins cohabiter. La mission est donc un agent de l’acculturation, qui sera plus forte encore lorsque le nouveau gouverneur Mem de Sá, collaborant avec Nóbrega, imposera le rassemblement des Indiens dans les villages gérés par les jésuites, à partir de 1558, pour remettre de l’ordre dans certaines régions qui se sont soulevées, exaspérées par la cruauté des colons.

Espace de rassemblement, la mission est aussi un espace du cloisonnement. Une palissade clôt le village et sépare les convertis des Gentils. Mais, à l’intérieur même de la mission, des groupes sont petit à petit isolés. Religieux et laïcs se distribuent les tâches. La gestion matérielle est confiée à un intermédiaire, le jésuite tendant à concentrer son action dans le domaine spirituel et éducatif. La population indigène se voit attribuer des activités qui la répartissent dans des espaces concentriques:

au centre, dans la salle de classe, les enfants; puis dans le village, “les femmes, qui font la farine et tous les travaux, et les hommes [qui] ne font que labourer, pêcher et chasser et rien de plus” (LABORIE, 1998, lettre X, p.129), à l’extérieur du village. Cette organisation ne serait pas complète si elle ne s’accompagnait d’une structure hiérarchique verticale:

tout en haut règne le jésuite, puis viennent les indigènes, ensuite des esclaves de Guinée que Nóbrega réclame au roi dès 1551. “Faites donner des esclaves de Guinée à la maison pour en assurer la subsistance. Cette terre est si fertile qu’on entretiendra et habillera facilement beaucoup d’enfants si les esclaves cultivent les champs d’aliments et de coton”

(LABORIE, 1998, lettre VII, p.111). Enfin, pour parfaire l’organisation de ces unités de plus en plus autarciques, un dernier élément prend sa place l’année suivante: la vache! “Cette année, lorsque sont arrivées les vaches du roi, j’en ai pris douze à crédit sur le roi, avec des garans afin de les payer d’ici un an, pour alimenter et donner du lait aux enfants”

(LABORIE, 1998, lettre X, p.129).

(6)

2. Réduction de l’altérité

Ces communautés agro-pastorales, que le pragmatisme de Nóbrega fait naître, forment aussi le cadre dans lequel s’expérimente une nouvelle méthode de conversion. Cette innovation jésuite superpose à cette organisation spatiale un ordre moral conduisant à ce que nous appellerons une réduction de l’altérité.

La méthode de conversion appliquée par les jésuites au Brésil rompt en effet avec le modèle médiéval qui a prévalu en Amérique jusqu’aux réformes tridentines. Rappelons quelques dates pour esquisser l’arrière-plan historique sur lequel se détache cette mission brésilienne.

La Compagnie de Jésus est approuvée par le pape Paul III en 1540 et son fondateur, Ignace de Loyola, est le premier général de l’ordre jusqu’à sa mort en 1556. La Compagnie se donne pour vocation la propagation et la défense de la foi, tandis que de 1545 à 1563, le Concile de Trente élabore les principes de la Contre-Réforme, qui visent à reconquérir le terrain religieux par l’action missionnaire entre autres. Celle-ci ne peut plus être, comme le présentent la tradition et l’hagiographie médiévale, le résultat d’une entreprise individuelle qui fait de la conversion le résultat miraculeux de l’action de la providence. Ce fut ainsi que furent menées les premières missions franciscaines en Amérique espagnole. Le sens providentialiste de la diffusion de la parole évangélique, diffusion perçue comme inévitable, conduit Colomb, par exemple, à penser que la conversion des Sauvages se fera tout naturellement dès qu’auront été érigées des croix sur le rivage du Nouveau Monde, le baptême pouvant alors se pratiquer en masse. Ce n’est plus le cas lorsque Nóbrega accoste au brésil. Ignace de Loyola a déjà développé l’idée que la conviction individuelle est une nécessité préalable à toute conversion.

L’action de l’ordre est sous-tendue par une volonté didactique qui fait de l’enseignement évangélique un préalable au baptême; de la même manière qu’on ne devient pas jésuite sans avoir fait ses classes, sans avoir suivi une formation de plusieurs années, le Sauvage ne peut passer de l’état de Gentil à celui de converti sans préparation. Cette nécessaire adhésion individuelle demande que le jésuite entretienne un contact fondé sur la familiarité avec l’Autre, la conversation devant mener à terme à la conversion. Le jésuite doit donc s’immerger dans le monde indigène.

Cette immersion oblige à une maîtrise des langues qui s’oriente dans une double direction: apprendre la langue de l’autre, pour, ensuite, inculquer sa propre langue à l’autre, de manière à substituer à la parole sauvage la parole chrétienne. Le souci de l’apprentissage linguistique est marqué dès la première lettre de Nobrega. “Nous travaillons à apprendre leur langage. […] Nous avons décidé d’aller vivre dans les villages afin d’apprendre à leur contact leur langue” (LABORIE, 1998, lettre I, p.67). Mais cette entreprise ne vise pas à une meilleure connaissance de l’Autre. L’appropriation de la langue est un moyen qui conduit à une réduction de l’altérité indienne. L’investigation lexicale

(7)

a pour but de choisir les termes indiens qui, décontextualisés, vidés de leur substance ethnologique, peuvent être transférés dans l’univers chrétien. C’est le cas du premier mot sauvage cité dans les lettres:

Tupan. “Ces populations n’adorent rien et ne connaissent pas Dieu, si ce n’est le tonnerre qu’ils appellent Tupan et qu’ils considèrent comme une divinité. A défaut d’autres vocables, nous avons utilisé celui-là, pour les amener à la connaissance de Dieu que nous nommons père Tupan.”

(LABORIE, 1998, lettre II, p.73) . En fait, Tupan n’est qu’une divinité secondaire du Panthéon brésilien que les jésuites méconnaissent parce qu’ils n’y sélectionnent que les éléments susceptibles d’être opératoires dans la conversation-conversion. L’emploi de ce mot est exemplaire de la distorsion qu’ils font subir à la langue indienne dans le sens d’une interprétation chrétienne.

Cependant, l’inventaire et l’annexion de la langue indienne se poursuivent, grâce à une intense activité linguistique des jésuites, dont Nóbrega évalue les capacités, en inventoriant et signalant leurs compétences dans la maîtrise des langues. Une figure essentielle de la mission participe à la mise en œuvre du projet linguistique: le père José de Anchieta. Il rédige une grammaire et un vocabulaire tupi qui sont édités au Portugal en 1595, après avoir été utilisés sous forme manuscrite par les missionnaires pendant une quarantaine d’années.

Cette grammaire consiste en une table de correspondances entre mots et bouts de phrases tupi et latins. La langue indienne est découpée selon le modèle de la phrase latine, la transcription phonétique est incertaine et repose sur de vagues parallèles comme la dominante vocalique “a”. La langue indienne, déjà transformée par cinquante ans de fréquentation entre Tupi et portugais, devient, dans la grammaire du père Anchieta, une lingua geral qui est une création européenne et plus particulièrement jésuite. Les variantes propres à chaque groupe ne sont pas perçues.

Le deuxième pan de cette activité linguistique, parallèle à l’inventaire lexical et à l’établissement de tables de traduction, est la diffusion des langues. Dans les deux collèges fondés à Bahia et à Piratininga, l’enseignement est dispensé dans les deux langues à un public hétérogène. Les jeunes élèves sont les enfants indiens mais aussi les jeunes orphelins portugais dont le roi confie pour un temps l’éducation aux jésuites. Cependant, l’effort porte principalement sur la langue tupi, qui est utilisée pour traduire les textes sacrés et les prières mais est aussi enseignée aux futurs missionnaires, recrutés dans le groupe de ces jeunes enfants européens ou métis. La mission caresse en effet le projet de recrutement d’un corps indigène. “Beaucoup désirent se faire religieux parmi lesquels certains ont déjà été acceptés dans la Compagnie. Ils sont maintenant dans la maison des jeunes gens déjà reçus et savent bien la langue brésilienne” (LABORIE, 1998, lettre III, p.85). L’importance prise par cette lingua geral préfigure la situation linguistique des futures réductions du Paraguay dont la langue sera le guarani.

Grâce à cette maîtrise et diffusion d’une langue indienne, quelque peu recomposée, les jésuites sont des agents importants de l’acculturation

(8)

qui se développe chez les Gentils. Leur méthode aboutit à la création d’un groupe de médiateurs-traducteurs, sorte de métis culturels, dont le rôle est de servir d’intermédiaires et de vecteurs à la propagation de la foi.

Médiation et intégration sont en effet les clefs de cette méthode d’évangélisation et visent à une réduction de l’altérité indienne. Les particularités de la vie indienne sont intégrées au discours jésuite et retournées en outils de diffusion de la foi. Par exemple, les missionnaires ont recours aux rythmes indiens pour mettre en musique prières et psaumes. “J’ai mis le notre père en chanson à leur mode” (LABORIE, 1998, lettre III, p.81), écrit le père Navarro dans une lettre de 1550.

Les innovations jésuites, bien avant ce qui sera appelé la querelle des rites, ne va pas sans poser quelques problèmes aux censeurs de la Compagnie.

La phrase que nous venons de citer a été supprimée de la version italienne de cette lettre élaborée par le secrétariat romain en vue de sa diffusion.

La question est néanmoins posée de l’adoption de quelques coutumes des Gentils, comme en témoignent ces propos de Nóbrega, s’enquérant auprès de sa hiérarchie.

Peut-on chanter des cantiques à notre seigneur dans leurs langues avec leurs mélodies et le son des instruments de musique dont ils se servent dans leurs cérémonies de mise à mort et leurs beuveries? […] peut- on prêcher à leur façon, à savoir avec un certain ton tout en marchant et en se battant la poitrine lorsqu’ils veulent convaincre et persuader?

(LABORIE, 1998, lettre X, p.133)

L’intégration de la rhétorique indienne au discours du prédicateur procède d’un principe théologique élaboré par le laboratoire jésuite: le principe d’imitation. Encore une fois, cette recherche systématique de ressemblance n’est pas dictée par le souci de connaître l’autre ou de lui marquer quelque considération tolérante. Le recours au mimétisme résulte d’un constat pragmatique formulé comme suit par le père Nóbrega: “La ressemblance est cause d’amour” (LABORIE, 1998, lettre X, p.133). Le père jésuite s’efforce donc, face aux Gentils, d’adopter la posture de l’Autre, de créer un climat de familiarité, mais pour supplanter l’Autre et prendre sa place. Quel est-il, ce double que le jésuite imite pour le remplacer, le réduire à néant? Il s’agit de son équivalent dans le monde sauvage, celui qui assure aussi les fonctions de médiateur entre le profane et le sacré: le sorcier. Paradoxalement, la ressemblance cause d’amour est aussi signe de haine. A titre d’exemple, le traitement particulier accordé à une cérémonie brésilienne, la santitade, nous permettra d’illustrer notre propos. Dans sa première lettre, Nóbrega décrit le rite indien suivant. L’arrivée du chaman, venant de terres éloignées pour apporter bénédictions et promesses d’un futur meilleur, est précédée du cérémonial suivant: la préparation et l’ornementation du chemin qu’il doit emprunter et sur lequel se succèderont danses et processions. Ce rite est à nouveau mentionné dans la quatrième lettre,

(9)

en 1550, un an plus tard. Le jésuite a pris la place du chaman dans la cérémonie processionnaire et c’est à sa rencontre que s’avancent les indiens qui “préparaient en toute hâte le chemin par où nous devions passer” (LABORIE, 1998, lettre IV, p.95). Au rite chamaniste qui marque la migration d’un monde à un autre, cette “terre sans mal”

que prophétise le sorcier, se superpose le rite chrétien de la procession.

Le médiateur jésuite prend la place du médiateur indien pour imiter le passage du Mal au Bien mais aussi pour organiser le passage du monde sauvage au monde chrétien.

Cette méthode intégrative s’accompagne aussi d’un recours à la médiation. L’entreprise de conversion cible, au sein de la population indienne, des groupes particuliers, susceptibles de faciliter la propagation de la foi. Le premier de ces groupes est constitué par les enfants, moins marqués que les adultes, selon les jésuites, par de détestables habitudes. “Seuls les très jeunes me semblent avoir une bonne inclination” (LABORIE, 1998, lettre III, p.82). Les jésuites cherchent donc à se les faire confier ou à les enlever à leurs parents, ce qui se généralise lorsque le bras armé du gouverneur Mem de Sá vient soutenir l’entreprise missionnaire. Les deux mauvaises habitudes que l’enfermement dans le collège jésuite extirpe sont le nomadisme et le cannibalisme4. La clôture de la mission permet de “les soustraire à la malignité perverse et les coutumes des parents, qui leur demandent où ils préfèrent aller et ce qu’ils aiment le mieux” (LABORIE, 1998, lettre III, p.83). Les jésuites appliquent la stratégie d’approche des populations indigènes, proposée et expérimentée aux Indes dès 1542 par François-Xavier, qui consiste à former des enfants et à ensuite les renvoyer chez eux pour qu’ils servent d’interprètes et de propagateurs de la foi. Les enfants constituent un point de pénétration dans la société indienne. De plus, “le mouvement naturel des générations permettra le création d’un peuple plus sensible à la parole du Christ” (LABORIE, 1998, lettre XII, p.146). Le deuxième de ces groupes est celui des

“principaux des villages”. Le chef est l’interlocuteur indispensable, objet de toutes les sollicitudes. Les prescriptions de la Compagnie de Jésus rappellent ce souci constant d’établir des relations privilégiées avec les pouvoirs locaux. La conversion du chef entraîne, par mimétisme et par le prestige de son autorité, l’adhésion des autres Gentils. Les lettres sont donc ponctuées d’anecdotes édifiantes célébrant l’efficacité excellente de la méthode jésuite. Ainsi, celle du chef catéchumène qui commence par l’évocation de la réunion des futurs convertis: “Par l’intermédiaire de l’un de ces enfants, ils se réunissent dans la maison du chef et là nous leur enseignons la doctrine chrétienne” (LABORIE, 1998, lettre XI, p.136). Ce chef prend ensuite la parole en prêchant toute la nuit, exploit héroïque auquel le texte réserve un traitement particulier puisque la harangue est un des rares morceaux d’éloquence indienne qui bénéficie d’un recours au discours direct. Le point d’aboutissement de cet usage de la médiation est atteint en 1558, par l’institution en 1558

4 Le père Navarro dresse ainsi les premiers constats des difficultés à l’évangélisation:

“Au-delà des autres raisons plus particulières, il y en a deux principales qui s’opposent à ce qu je leur administre le baptême; en premier lieu, outre qu’ils n’ont pas de roi à qui obéir, ils ne possèdent pas de domicile fixe, de sorte qu’ils déplacent le village ou bien qu’ils se déplacent eux-mêmes selon leur gré. […] L’autre raison, non moins puissante, de différer le baptême touche à la coutume très ancrée en eux de manger de la chair humaine.

Ainsi, même à l’article de la mort, ils ont l’habitude d’en demander, affirmant qu’ils n’ont d’autre consolation que celle-là” (LABORIE, 1998, lettre III, pp. 82 et 83).

(10)

du meirinho, officialisée par le gouverneur Mem de Sá. Dans les villages jésuites, un laïc est désigné pour servir de relais dans toutes les décisions temporelles mais aussi pour servir d’intermédiaire entre la population et les missionnaires.

3. Réduction de la culpabilité

Ainsi s’élabore, dans le laboratoire brésilien, à partir des années 1550, l’ébauche de ce qui deviendra, sur un territoire voisin, les régions forestières des hautes vallées du Parana, la forme finalisée et définitive de la réduction jésuite, lorsque sera officiellement créée la province jésuite du Paraguay en 1607. C’est cependant au Brésil qu’est mis au point, comme résultante d’une pratique missionnaire, un type d’implantation:

le village jésuite et son ordre spatial. Dans ces missions est testée une méthode d’évangélisation reposant sur la médiation, dont le but est de re-conduire, d’où le terme de réduction, les Gentils, selon un ordre moral chrétien. Il ne reste plus aux jésuites, pour justifier cette méthode, née d’une pratique, qu’à construire une théorie, venant coiffer et légitimer l’entreprise missionnaire. L’ordre spatial et l’ordre moral vont être subordonnés à un ordre divin qui sera l’objet d’un discours théologique.

Ce discours porte sur la statut religieux de l’Indien et conduit à un troisième niveau de réduction que nous appellerons réduction de la culpabilité.

C’est en effet du rapport entre faute et salut dont il est question.

Rappelons que, d’après les principes du Concile de Trente, la Révélation primitive n’est plus suffisante pour accéder au salut. De nouvelles formes d’adhésion au divin sont nécessaires: elles reposent sur la connaissance des Evangiles et le baptême. Or le problème qui se présente est le suivant: les Indiens sont ignorants des uns comme de l’autre. Sont-ils définitivement damnés ou récupérables? La réflexion tridentine reprend ici à son compte les concepts élaborés par Saint Thomas d’Aquin et la tradition scolastique qui voient en l’homme pêcheur deux types d’ignorance: d’une part, l’ignorance volontaire, qui consiste à refuser la parole divine après en avoir eu connaissance et qui est, pour Saint Thomas d’Aquin, à la période médiévale, celle des Infidèles, juifs et mahométans; d’autre part l’ignorance invincible, état exceptionnel de ceux qui n’ont pas eu accès à la connaissance de l’évangile, comme, c’est l’exemple donné, les enfants élevés avec les loups. Or cette catégorie, au XVIe siècle, s’élargit à toute la population du Nouveau Monde5. La question posée est alors la suivante: si la damnation est inévitable à qui ne connaît pas l’Evangile, pourquoi Dieu a-t-il exclu les Indiens de la lumière? De plus, l’ignorance indienne semble contredire une autre conviction: celle de la prédication universelle de l’Evangile depuis le temps des Apôtres, qui est affirmée par tous les pères de l’Eglise et par Saint Paul lui-même dans l’Epître aux Romains: “Leur voix a retenti par toute la terre, et leur parole s’est fait entendre jusqu’aux extrémités du monde6.”

5 Ce débat entre ignorance volontaire et ignorance invincible, qui prend toute son actualité lorsque le Concile de Trente est confronté à la question d’une évangélisation du Nouveau Monde, est développé dans une étude de Giuliano Gliozzi, traduite de l’italien en français par Silvia Milanesi, sous le titre “Les apôtres au nouveau monde.

Monothéisme et idolâtrie entre révélation et fétichisme” et publiée dans D’Encre du Brésil.

Jean de Léry écrivain, textes réunis par Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez- Géraud, Paradigme, Orléans, 1999.

6 “in omnem terram exivit sonus eorum, et in fines orbis terrae verba eorum ”, Saint Paul, Epître aux Romains, X, 18.

(11)

Ces paradoxes sont résolus par les réponses suivantes. D’abord, la solution tridentine propose une nouvelle interprétation du texte de Saint Paul. La prédication universelle ne doit pas s’entendre comme l’affirmation d’un fait accompli mais aussi comme une annonce prophétique, comme une conquête à faire. Les Indiens ne sont donc pas exclus de la prédication évangélique: celle-ci est à venir. L’ignorance invincible dans laquelle ils sont pour le moment plongés n’est pas un état définitif. Ensuite, la solution jésuite, proposée en particulier par le père Nóbrega, dans les lettres de mission, va encore plus loin, en sortant les Indiens de la dualité entre ignorance volontaire et ignorance invincible.

Inutile de chercher à savoir, à partir de quelques souvenirs que les Brésiliens auraient gardés du Déluge, s’ils ont eu connaissance d’une Révélation primitive qu’ils auraient choisi d’ignorer ou s’ils n’y ont pas vraiment eu accès. Ainsi que l’écrit Giuliano Gliozzi,

sans attribuer à Dieu une malveillance particulière à l’égard du Nouveau Monde, Nóbrega arrachait ses habitants à l’alternative scolastique traditionnelle – ignorance volontaire ou ignorance invincible? – et évitait le paradoxe où s’était enfermé le Concile de Trente en imputant aux Américains l’ignorance d’une révélation qu’ils n’avaient jamais reçue (GLIOZZI, 1999, pp.214-215).

Les jésuites utilisent plutôt une autre preuve, indiscutable celle- ci. De quelle preuve s’agit-il? Une preuve tout à fait matérielle. Voici ce qu’écrit Nóbrega, en août 1549:

Ils affirment que, selon les dires de leurs ancêtres, saint Thomas, qu’ils appellent Zomé, est passé par ici. La trace de ses pas est restée près d’un fleuve. J’ai été la voir pour m’assurer de la vérité et j’ai constaté de mes propres yeux quatre empreintes de pied, très nettes avec le dessin des doigts. Elles sont parfois recouvertes par la montée des eaux. Ils affirment aussi qu’il laissa ces empreintes en fuyant des Indiens qui voulaient le cribler de flèches et, qu’arrivé là, le fleuve s’ouvrit devant lui;

il traversa alors sans se mouiller et de là se rendit aux Indes. Ils racontent aussi que les flèches de ses poursuivants se retournaient contre eux et que la végétation lui ménageait des passages. […] Ils disent également qu’il a promis de revenir (LABORIE, 1998, lettre II, p.77).

Voilà qui prouve que les Indiens participent à un projet divin.

Les traces visibles du passage d’un apôtre au Brésil permettent de substituer au mythe de la Révélation primitive le mythe apostolique de la prédication de saint Thomas. Un élément de ce récit est fondamental pour Nóbrega: l’apôtre a promis de revenir. L’essentiel n’est donc plus de savoir si la révélation a eu lieu ou pas mais de poursuivre une tâche apostolique. Ce mythe permet aux jésuites de s’ériger en continuateurs de saint Thomas et de s’attribuer un droit de succession, qui fait d’eux les prolongateurs légitimes de la Révélation évangélique.

L’opposition entre ignorance volontaire et ignorance invincible est alors déplacée sur un autre plan: le débat entre la sauvagerie et la civilité. Dans un dialogue imaginé entre deux membres de la mission,

(12)

Nóbrega expose le raisonnement suivant. Le Sauvage ne constitue pas une nouvelle catégorie de mécréant, succédant à l’Infidèle antique, juif, grec, ou romain. Ignorants volontaires ou invincibles, “tous ont leur part de bestialité” (LABORIE, 1998, Document XVIII, Dialogue sur la conversion des gentils du père Manuel da Nobrega, p. 208). Cependant, certains ont reçu la grâce de l’entendement et de l’éducation, c’est le cas des peuples païens de l’Antiquité, tandis que d’autres, les Indiens, ont été maintenus dans l’état de nudité, intellectuelle et physique. Pourquoi?

Parce qu’ils descendent de Cham, coupable d’avoir contemplé la nudité de son père Noé. Mais cette malédiction se transforme en bien car, en donnant l’exemple d’une comparaison entre un philosophe romain et un sauvage, Nóbrega affirme: “Il est plus facile de convertir un ignorant qu’un orgueilleux plein de malice” (LABORIE, 1998, Document XVIII, Dialogue sur la conversion des gentils du père Manuel da Nobrega, p. 211).

Il ne lui reste plus qu’à conclure en dressant le tableau des multiples fautes que commet un intellectuel tandis que les Indiens, dit-il, “ne transgressent que deux ou trois commandements” (LABORIE, 1998, Document XVIII, Dialogue sur la conversion des gentils du père Manuel da Nobrega, p. 212).

Le statut religieux de l’Indien permet donc de justifier l’action missionnaire jésuite et d’en annoncer les succès présentés comme légitimes. Le récit de l’entreprise missionnaire peut dérouler toutes les étapes de sa mythologie justificatrice. Le récit de l’édification de la cité jésuite repose, comme tout mythe de création, sur un meurtre fondateur.

Ainsi, la mort de deux jésuites tombés en 1554 sous les flèches brésiliennes qu’avait esquivées saint Thomas dote-t-elle la mission portugaise de ses premiers martyrs. Le père Anchieta écrit: “Nous croyons même que Jésus Christ veut fonder ici une grande Eglise, puisqu’il a placé ces deux pierres pour fondation” (LABORIE, 1998, lettre XIV, p.172).

Les épisodes de la prédication sont ensuite jalonnés de signes témoignant du rôle privilégié des jésuites. Un inventaire peut en être relevé dans les lettres, dont une des fonctions est de recueillir les anecdotes édifiantes.

Celles-ci peuvent être classées en deux catégories: premièrement, les signes d’élection divine accordée au missionnaire ou au converti qui, face à un péril, reçoivent in extremis un secours providentiel: guérison miraculeuse, source jaillissant pour sauver de la mort deux pères égarés dans la forêt, etc.; deuxièmement, les signes du châtiment divin qui frappe les sauvages réfractaires à la bonne parole.

L’interprète de tous ces signes est évidemment le jésuite, dont la vertu exemplaire constitue l’outil fondamental de la conversion; en effet, puisqu’il s’agit moins de convaincre des intellectuels que des ignorants, point n’est besoin d’être savant. Il est plus important d’être vertueux qu’instruit; c’est la leçon que donne, dans le dialogue théologique élaboré par Nóbrega, le personnage Matteus Noguera, ancien soldat traîne- sabre des armées espagnoles de la Conquête, devenu jésuite et forgeron à Piratininga. Il exalte les vertus de pénitence, humilité, simplicité et charité qui doivent amener chacun à suivre l’exemple édifiant d’un des

(13)

premiers martyrs de la mission portugaise, un simple comme lui, le frère João de Sousa, dont il est dit: “Le seigneur le tira de derrière les casseroles de la cuisine, car il était notre cuisinier, et l’élut à la suprême couronne” (LABORIE, 1998, lettre XIV, p.174). Voilà comment s’opèrent la réduction et reconduction vers le salut du sauvage cannibale par le marmiton jésuite.

Ainsi, sur les trois plans de la pratique, de la méthode, du discours, l’entreprise jésuite conduit-elle à l’édification d’un nouveau modèle d’organisation d’une collectivité humaine: la mission ou réduction, qu’il faut entendre dans tous les sens que permet la polysémie du terme. La réduction consiste d’abord à ramener à un état plus simple et, aussi, plus petit, en changeant les dimensions. En témoignent la simplification géographique du territoire brésilien par le jésuite et la mise au point du plan architectural du village répondant à un besoin d’ordre spatial. La réduction signifie également l’action de rapprocher, de ramener les deux parties d’un tout. En ayant recours à ce que nous avons appelé l’intégration et la médiation, les jésuites, précipitant l’acculturation de l’Indien, fondent une nouvelle collectivité réunie sous une unique dénomination chrétienne et obéissant à un ordre moral. Enfin, la réduction signifie aussi l’action de reconduire vers une direction. Reconduire le sauvage, c’est aussi le soumettre à un ordre divin pour lui assurer, conformément au mythe de la prédication apostolique, un accès à la rédemption. Guidés par un esprit utopiste, un idéal missionnaire, les jésuites du Brésil sont conduits à réaliser, à rendre réelle l’utopie, ce qui fait d’eux de proches cousins d’un autre missionnaire, et nous terminerons par cette anecdote, celle du franciscain Zumarraga, nommé évêque de Mexico en 1527, parti vers le Nouveau Monde avec l’Utopie de Thomas More, dont il existe encore un exemplaire annoté de sa main7.

Bibliographie

GLIOZZI, Giuliano. Les apôtres au nouveau monde. Monothéisme et idolâtrie entre révélation et fétichisme. Traduite par Silvia Milanesi.

In: LESTRINGANT, Frank, GOMEZ-GÉRAUD, Marie-Christine (org.) d’encre du Brésil. Jean de léry écrivain. Textes réunis par Frank Lestringant et Marie-Christine Gomez-Géraud. Orléans: Paradigme, 1999.

GOMEZ, Thomas. l’invention de l’Amérique. Mythes et réalités de la conquête. Collection Champs, Paris: Editions Flammarion, 1999.

LABORIE, Jean-Claude et LIMA, Anne (org.) la Mission jésuite du Brésil. lettres et autres documents (1549-1570) . Edition et traduction de Jean-Claude Laborie en collaboration avec Anne Lima. Paris: Editions Chandeigne, 1998.

PAUL, Saint. epître aux Romains.

TROUSSON, Raymond Trousson. Voyages au pays de nulle part. Bruxelles:

Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, réédition de 1999.

7 Thomas Gomez, dans son ouvrage consacré à la découverte de l’Amérique, donne les précisions suivantes sur “ce Basque réputé pour son austérité, sa sainteté et ses qualités personnelles [qui]

transporta au Mexique son humanisme. […] Cependant, l’aspect le plus intéressant de sa personnalité réside dans son admiration pour les doctrines de Thomas More dont il avait lu l’œuvre. Il existe encore un exemplaire de L’Utopie annoté de sa main. Zumarraga partageait avec son ami l’humaniste Vasco de Quiroga, évêque de Michoacan, son admiration pour les théories de More. C’est ce même Quiroga qui, sur les rivages du lac de Patzcuaro, organisa avec un certain succès des communautés indigènes autosuffisantes en se fondant sur le modèle proposé par L’Utopie” (1999, pp. 279-280).

Referências

Documentos relacionados

Meanwhile, at the two-loop level, we must also introduce surface counterterms in the bare Lagrangian in order to make finite the full two and also four-point Schwinger functions..

De retour au Brésil, il s´est engagé dans la lutte pour une école publique de qualité pour tous, pour une école publique populaire, et cette lutte a atteint un sommet avec

Globalização.  Assiste-se,  desde  a  década  de  1980  no  Primeiro  Mundo,  e  a  partir  dos  primeiros  anos  de  1990  na  América  Latina,  a  um 

Neste sentido, com o objetivo de compreender a forma como são preparados os professores do Ensino Regular, na sua formação inicial, para serem “inclusivos”, a Agência

Munson (1992), using Donald Super’s lifespan career development theory as theoretical framework, showed that students with high self-esteem scored significantly higher on

Eng.' Agrónonio da A.ssociaç8o Scilringrandense de Crédito e Assiténcia Rural (ASCAR), Caixa Postal 2727, Pórto Alegre, Rio Grando do Sul. colaboração com o Instituto de

ção do BSC com a dinâmica de sistemas Modelação e Simulação com Dinâmica de Sistemas Teste do BSC/ Adaptação da Estratégia Ciclo de Aprendizagem Estratégica Balanced

Também fazem parte de um discurso que associa de modo direto homens a masculinidade, criando um campo de legitimidade no qual se inserem homens masculinos e,