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Trompeuses lumières - Electre NG

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Academic year: 2023

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10,38 mm (0,4087 po)

On l’avait trouvé, un an plu ce petit village du nord de l pitoyable : vêtements sa meurtri, il était à peine v rumeur avait fait de lui u fantastique. On prétenda depuis dix ans dont la tomb nuit étrange de l’été dern reviennent pas à la vie.

Un homme raconte par br enfance, celle d’un villageo revenu à la vie par une nu été découvert dans le cimetiè femme ivre morte, Effi.

Celui que l’on a surnommé La et amnésique, sans voix et san Une policière, déterminée à p la rencontre des personnes q être mystérieux. En filigra village aux prises avec le po Dans ce roman aux accents mét tière de la réalité et de l’onir appelés à se questionner su choses et des événements.

Poète, romancier et dramaturge, MIC le prix du Gouverneur général pour French T Le testament du couturier.

Michel Ouellette

Trompeuses lumières

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Éditions Prise de parole 205-109, rue Elm Sudbury (Ontario) Canada P3C 1T4 www.prisedeparole.ca

Nous remercions le gouvernement du Canada, le Conseil des Arts du Canada, le Conseil des Arts de l’Ontario et la Ville du Grand Sudbury de leur appui financier.

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Trompeuses

lumières

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Du même auteur

Théâtre

La fille d’argile, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2015.

French Town, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2014 ; Éditions du Nordir [2008, 1994], prix du Gouverneur général.

ABC Démolition, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2013.

La guerre au ventre, Ottawa, Le Nordir, 2011, prix Michel-Tremblay.

Iphigénie en trichromie suivi de La colère d’Achille, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2009.

L’homme effacé, Ottawa, Le Nordir, 2008 [1997].

Le testament du couturier, Ottawa, Le Nordir, 2008 [2002], prix Trillium.

Willy Graf, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2007.

Requiem suivi de Fausse route, Ottawa, Le Nordir, 2001.

La dernière fugue suivi de Duel et King Edward, Ottawa, Le Nordir, 1999.

Le bateleur, Ottawa, Le Nordir, 1995.

Corbeaux en exil, Ottawa, Le Nordir, 1992.

Roman

Fractures du dimanche, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2010.

Tombeaux, Ottawa, Éditions L’Interligne, 1999.

Beau livre

Cent bornes, en collaboration avec Laurent Vaillancourt, Sudbury, Éditions Prise de parole, 1995.

Poésie

Pliures, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2016.

Frères d’hiver, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2006.

Symphonie pour douze violoncellistes et un chien enragé, avec Michel Louis Beauchamp et Louise Nolan, Ottawa, Le Nordir, 2002.

Livres pour enfants

Capitaine Baboune, Moncton, Bouton d’or Acadie, coll. « Lune montante », 2013.

Dans le ventre de l’ogre, Moncton, Bouton d’or Acadie, coll. « Lune montante », 2011.

Diane et le loup, Moncton, Bouton d’or Acadie, coll. « Lune montante », 2008.

L’auteur tient à remercier le Département de langue française, littérature et culture du Collège militaire royal du Canada, à Kingston, qui l’a accueilli en résidence d’écriture à l’hiver 2013.

Trente exemplaires de cet ouvrage ont été numérotés et signés par l’auteur.

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Michel Ouellette

Trompeuses lumières

Roman

Éditions Prise de parole Sudbury 2017

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Photographie en première de couverture : Richard Lamoureux, Sunset Bridge, photographie, mai 2014

Conception de la première de couverture : Olivier Lasser Accompagnement : Johanne Melançon

Révision linguistique : denise truax Infographie : Camille Contré

Correction d’épreuves : Camille Contré et Suzanne Martel Tous droits de traduction, de reproduction

et d’adaptation réservés pour tous pays.

Imprimé au Canada.

Copyright © Ottawa, 2017 Diffusion au Canada : Dimedia

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Ouellette, Michel, 1961-, auteur

Trompeuses lumières / Michel Ouellette.

Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).

ISBN 978-2-89744-081-7 (couverture souple).

– ISBN 978-2-89744-082-4 (PDF).

– ISBN 978-2-89744-083-1 (EPUB) I. Titre.

PS8579.U424T76 2017 C843’.54 C2017-904700-0

C2017-904701-9

ISBN 978-2-89744-081-7 (Papier) ISBN 978-2-89744-082-4 (PDF) ISBN 978-2-89744-083-1 (ePub)

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Perrette, sur la tête avait un pot de lait Bien posé sur un coussinet,

Prétendoit arriver sans encombre à la ville1.

49° 17’ nord 81° 38’ ouest 199,79 km2 6,9 hab /km2

1 Jean de Lafontaine, « La laitière et le pot de lait ».

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Elle avait la tête dans les étoiles, les yeux remplis de lumière. C’est l’odeur qui l’arracha à sa rêverie, une odeur poignante qui provoque normalement un haut-le-cœur, mais qui, chez elle, cette nuit-là, n’éveillait pas cette réaction physique. Il faut dire qu’elle avait bu, un peu, beaucoup. Enfin, elle ne savait plus. Elle avait suffisamment bu pour amoin- drir ses sens, atténuer ses douleurs, éteindre ses pas- sions. Elle ne chercha donc pas à savoir d’où émanait cette puanteur. Elle continua à fixer le firmament dans sa splendeur scintillante à la recherche de cette sensation de bien-être qui lui échappait tout le temps.

La lune offrait un croissant d’argent auquel elle vou- lait s’accrocher. La bouteille entre les deux jambes, la jupe relevée, elle offrait son corps à la nuit.

Un râle profond lui fit tourner la tête, un graillonnement terrible qui fit taire les criquets un moment, un silence qui déchira la robe de cette chaude nuit d’été et un froid entra dans la brèche pour glacer l’espace-temps. Quand elle tourna la tête, elle vit un homme, elle crut voir un homme, elle reconnut la forme d’un homme mal éclairée par les lumières blafardes provenant du lampadaire qui

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illuminait le calvaire au centre du cimetière.

Instinctivement, elle le salua, mais les mots étaient mous dans sa bouche et ils sortirent mal, tellement engourdis qu’ils allèrent s’endormir sur les planches du banc public. Mais elle se reprit rapidement :

— Salut. Moi, c’est Effi. Effi, ce n’est pas mon vrai nom. Ben, c’est comme ça qu’on m’appelle, mais ce n’est pas mon nom de baptême. Tu vois ? C’est plu- tôt, F-I. F et I. Deux noms, un nom composé. Oui.

Françoise et Isabelle. Françoise-Isabelle avec un trait d’union. Mais je ne suis ni une Françoise ni une Isabelle. Je n’ai pas de trait d’union. Je ne suis pas vraiment composée. Je suis Effi. Ce n’est pas mon vrai nom. Tu comprends ? F. I. Comme fi. Je suis une fifille. Effi. Tu peux m’appeler Effi. Tiens, appelle- moi donc Effi. Tout le monde m’appelle Effi…

L’homme ne disait rien. Sa respiration haletante exhalait une haleine fétide. Effi tourna la tête pour expirer bruyamment afin de balayer ces miasmes étouffants. Elle lui tendit la bouteille comme pour l’inviter à se rincer la bouche. L’homme ne bougea pas. Effi haussa les épaules avant de prendre une bonne gorgée du liquide brûlant, une lame de rasoir le long du gosier.

— Tu t’appelles comment ?

L’homme restait enfermé dans son mutisme, enchaîné à ce râle plus régulier maintenant qui sem- blait ravager ses cordes vocales. Effi lui jetait des regards furtifs du coin de l’œil. Il était mal en point, cet homme. Il était sale, il était laid et il puait royale- ment. Ses vêtements étaient en lambeaux et couverts de boue. Il avait plusieurs lacérations sur le corps. On

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aurait dit qu’il souffrait d’une terrible maladie de la peau. Il avait aussi de vilaines blessures mal guéries qui laissaient voir jusqu’à la blancheur des os. Effi croyait même voir ses poumons et son cœur bouger derrière la cage thoracique. Cette idée la fit sourire.

Le sourire traversa ses lèvres et laissa s’échapper un rire léger qui se dissipa vite dans l’air nocturne. Effi continua à boire et boire jusqu’au moment où tout s’embrouilla dans son esprit, jusqu’au moment où la nuit tomba enfin sur elle, jusqu’au moment où ses yeux alourdis se fermèrent et que son corps amolli s’oublia. Elle ronfla toute la nuit, ses ronflements se mariant aux sons des criquets et au souffle lourd de l’inconnu à ses côtés qui, lui, resta éveillé pendant de longues heures comme pris entre deux mondes, entre deux modes d’existence, entre lui-même et son ombre, des yeux inquiets sondant la noirceur. Le corps d’Effi pressé contre lui, la tête de la jeune femme posée sur son épaule, l’homme laissa le som- meil l’envahir lentement. L’un contre l’autre, ils for- maient un couple étrange sur un banc public dans un cimetière la nuit.

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— Qu’est-ce qui se passe ici ? [en anglais]

La voix du superviseur, monsieur Dunsmore, ne brisa pas vraiment la quiétude du petit matin telle- ment elle était étouffée par l’étonnement et l’incom- préhension. L’homme dans la soixantaine aurait voulu tirer Effi de son sommeil. Depuis une quin- zaine de minutes, il tournait en rond, se grattant la tête et grommelant à lui-même des phrases incom- préhensibles parce qu’il n’arrivait pas à trouver les mots pour dire ce qu’il voulait dire, ce qu’il se sentait le devoir de dire. Oui, il fallait dire quelque chose, faire quelque chose.

Monsieur Donald Dunsmore, Diddy pour tout le monde, était un bon vivant qui prenait la vie avec légèreté. Ce matin, il était arrivé avec un café pour Effi, question de l’encourager un peu dans sa réhabili- tation, parce qu’il l’aimait bien, cette jeune fille per- due qui avait commis quelques bêtises. Mais les deux gobelets de café lui tombèrent des mains dès qu’il eut été suffisamment près pour bien saisir la situation qui se présentait devant lui. Au loin, il avait reconnu Effi, et il s’était demandé pourquoi elle ne portait pas sa combinaison de travail… Il aurait dû comprendre à ce

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moment-là que quelque chose ne tournait pas rond.

Il porta la main à sa bouche comme pour retenir ses lèvres. Il ne savait plus s’il voulait vraiment réveil- ler Effi. Il gardait les yeux sur elle et évitait de les poser sur l’homme à ses côtés. Il ne comprenait rien à tout ça. Il fit donc demi-tour avec l’intention de retourner dans son camion, peut-être même de ren- trer chez lui et de se remettre au lit. Cette journée commençait mal, très mal. Ses pieds, par contre, l’en- traînèrent là où sa curiosité voulait l’emmener, sur les sentiers entre les pierres tombales. Il marchait sans trop savoir où il allait. Ses yeux balayant le cimetière à la recherche d’un signe. Son cœur se mit à battre la chamade quand il aperçût un monticule de terre au pied d’un monument funéraire représentant un ange.

Il accéléra le pas pour voir de ses propres yeux ce qu’il avait déjà imaginé dans son esprit : à ses pieds, une tombe profanée, un cercueil ouvert. Il vacilla sur ses genoux. Il vit le ciel tourner. Il se ressaisit pour ne pas tomber dans le trou.

— Qu’est-ce que tu as fait, Effi ?

Il regarda le soleil de plein fouet, se laissant aveugler par les lueurs du matin. Il cherchait un quelconque réconfort dans cet éblouissement, peut- être une sorte d’évasion, une porte de sortie lumineuse. Il voulait baigner dans cette lumière le plus longtemps possible. Il y trouvait une telle pureté, une sorte de naïveté apaisante. Il trouvait cela beau, beau et bien, doux. Le croassement d’un corbeau le sortit de sa rêverie. L’oiseau noir vint se poser sur la tête de l’ange de marbre. Instinctivement, monsieur Dunsmore leva la main pour le chasser. Mais l’oiseau

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ne bougea pas d’une plume, se contentant de balancer la tête de haut en bas comme s’il se moquait du pauvre monsieur Dunsmore qui venait de lire le nom sur le monument de la tombe profanée : …

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Cette histoire est vraie. Elle est vraiment arrivée. Je l’ai vue, de mes yeux vue, de mes yeux vue, de mes yeux vue, vue. Voilà. J’ai été témoin. Oui, je n’avais que huit ans à ce moment-là. Mais j’avais toute ma tête, tous mes yeux, je les avais bien enfoncés dans les trous, mes yeux, les deux. Bien enfoncés comme il faut. Personne ne la croit, mon histoire. Ici, on dit que j’invente, que ce n’est jamais arrivé. C’est un complot, ça. Une conspiration du silence. Mais il y a une personne qui sait et qui me croit, Françoise- Isabelle. Je vais la voir tous les soirs à l’hôpital et nous parlons longtemps. Elle me raconte l’histoire, les bouts que je n’ai pas vus. Elle remplit les trous dans mon récit. Maintenant, j’ai décidé de l’écrire, l’his- toire, parce que le temps est venu, parce que Françoise-Isabelle est en train de mourir. Bientôt, elle va s’éteindre. Moi, j’ai encore besoin de ses lumières.

Écrire l’histoire va m’aider à y voir clair. C’est Françoise-Isabelle qui m’a dit ça. Je vais l’écouter.

Elle est sage, Françoise-Isabelle. Elle a toujours été gentille avec moi.

Je m’appelle Batman. Ce n’est pas mon vrai nom.

C’est mon nom de personnage parce que

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Françoise-Isabelle dit qu’il faut faire attention quand on écrit une histoire, il faut protéger l’anonymat du vrai monde, surtout dans une petite place comme ici où tout le monde se connaît. Il vaut mieux changer les noms, déguiser le vrai monde pour ne pas faire de mal. Même Françoise-Isabelle, ce n’est pas son vrai nom. J’aimerais bien la nommer pour vrai, mais elle me l’a interdit. Je vais donc respecter sa volonté.

À me lire, là, vous vous faites une idée à mon sujet.

Laquelle ? Comment me voyez-vous ? Je suis né au milieu d’un monde brisé par la hausse vertigineuse du prix du pétrole qui a mis fin aux années de rêves et d’espoir de croissance économique infinie. Je suis né d’une mère qui n’a pas voulu de moi. Elle m’a laissé sur le perron de l’église, un bébé Jésus conçu par un archange, mis au monde par une vierge. L’église m’a placé dans un bureau de l’aide sociale qui m’a placé dans une famille d’accueil qui m’a placé dans une autre famille d’accueil qui m’a placé dans une autre famille d’accueil qui m’a placé dans une autre famille d’accueil… On ne voulait pas m’accueillir. On m’ac- cusait de mentir tout le temps. Je ne mentais pas, je racontais des histoires. Parce que c’est plus beau une histoire, c’est plus grand qu’une vie, ça se comprend plus facilement.

J’aime bien m’asseoir sur le banc devant l’église. Je regarde l’endroit où l’on m’a laissé quand j’étais un bébé, né de peine et de misère. Je m’entends crier sur le perron de l’église. Je pleure parce que j’ai faim, parce que j’ai sali ma couche, parce que je suis tout seul au monde. Il n’y a pas de quoi pleurer. Pas vraiment. L’avenir du dernier pigeon, ça, c’est triste.

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Il y a un pigeon qui rôde autour de l’église. Il picosse, il cherche de la nourriture avec ses grands yeux exorbités. On voit qu’il ne va pas bien : les ailes lourdes, les pattes croches. Il a mal au foie. Ses poumons brûlent dans sa poitrine. Ils sont noirs comme du charbon. Je le sais, ça, parce que je l’ai lu dans un livre. Il va mourir, le dernier pigeon voyageur.

Chaque jour, il dépérit. C’est sûr : il ne passera pas l’hiver.

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Dans la chambre du motel, le conditionneur d’air râlait. Elle le regardait dormir. Il ne ronflait pas. Il avait l’air paisible. Elle, par contre, n’arrivait pas à trouver le sommeil. C’était mieux ainsi. Une enquê- teuse ne devait pas s’endormir. Elle devait veiller.

Dans le silence de la nuit, l’esprit trouvait de nou- velles mesures et cela pouvait mener à de nouvelles intuitions. Cet homme était un mystère. On l’avait surnommé Lazarus parce qu’il n’avait pas de nom, il n’avait même pas d’empreintes digitales. On l’avait trouvé, un an plus tôt, dans le cimetière de ce petit village du nord de l’Ontario dans un état pitoyable : vêtements sales, en lambeaux, le corps meurtri, il était à peine vivant. Dans le village, la rumeur avait fait de lui une légende, plutôt un conte fantastique. On pré- tendait qu’il était l’homme mort depuis dix ans dont la tombe avait été profanée cette nuit étrange de l’été dernier. Absurde : les morts ne reviennent pas à la vie.

Pourtant le cadavre dérobé n’avait pas été retrouvé.

La police soupçonnait la jeune femme qu’on avait trouvée somnolant ivre morte contre le mystérieux inconnu d’avoir déterré le cadavre et de l’avoir dissi- mulé. Pourquoi ? Comment ? Rien ne permettait de

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répondre à ces questions. L’affaire ne menant nulle part, elle avait été classée. On voulut remplir le trou et faire comme si de rien n’était, mais la famille, la ville, personne n’avait accepté d’accomplir la tâche.

Le trou était resté béant.

Houda Kahina avait comme mission de ramener Lazarus dans le village où on l’avait retrouvé dans l’espoir que ce retour le sortirait de son aphasie. En effet, l’homme ne parlait pas. Il avait passé neuf mois à l’hôpital puis trois mois dans un centre de déten- tion. Pendant les neuf mois à l’hôpital, les médecins avaient été témoins de phénomènes étranges. Le corps semblait se réparer de lui-même. Il s’autogué- rissait. Les muscles atrophiés se régénéraient, les os se recalcifiaient. Le plus étonnant était son regard. Ses yeux changeaient progressivement de couleur, au fur et à mesure de son rétablissement. Ils étaient passés d’un noir éteint à un vert perçant traversé de stries jaunes. Houda avait lu et étudié le rapport médical et le rapport psychiatrique qui avait été rédigé au terme de sa détention. Les psychiatres avaient recommandé ce retour comme une ultime tentative de percer le mystère de Lazarus.

Selon elle, cette mission était une manière pour la hiérarchie policière de l’écarter. On ne savait trop où placer au sein de la police cette femme ambitieuse, musulmane de surcroît, « l’étrangère ». Pendant des années, elle avait enduré un harcèlement continu, quolibets grossiers, insultes racistes, blagues sexistes.

Mais elle avait tenu bon pour se hisser au niveau d’enquêteuse. Elle allait montrer à ces imbéciles tout son talent, elle allait résoudre l’énigme Lazarus.

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Ils couraient. Leurs pas étaient cadencés. Ils lon- geaient la route 11, traversaient le pont qui enjambe la rivière. Houda avait besoin de se mettre en mouve- ment après avoir passé toute une journée en voiture, à faire le voyage de Toronto au village, et une nuit courte au motel. L’agent Beauparlant avait proposé cette course matinale. Il avait son circuit : départ du poste, le chemin Lookout, le bois, le barrage, le retour. Un petit circuit pour bien réveiller la machine.

Houda était reconnaissante du silence de Beauparlant ; malgré son nom, l’homme parlait peu.

Elle voulait jongler avec ses pensées, absorber l’am- biance des lieux, laisser ce village s’imprégner en elle.

Le village avait été érigé sur la rive est de la rivière.

L’autre rive était restée sauvage. La largeur du cours d’eau impressionnait. Le bruit des flots, l’horizon plat, le ciel vaste, le soleil timide. Une sérénité inquié- tante. Un convoi de camions-remorques traversa le pont. Les vibrations ramenèrent Houda dans le moment présent. Elle remarqua l’usine située au nord, à côté d’un barrage hydroélectrique. Plus près, des piles émergeaient de l’eau sombre, les vestiges de

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l’ancien pont Bailey. Au bout du pont, les deux cou- reurs quittèrent la route pour s’enfoncer dans la forêt.

Le sentier plongeait dans les bois, longeant la rivière bordée de roc lissé par l’effet de l’eau. Houda respirait bien. Sa tête s’allégeait. Elle entendait le chant des oiseaux. Elle sentait l’air boréal frais et tonique. Cela la revigorait, l’éloignait de sa vie cita- dine de smog et de bruit. Cela ravivait des souvenirs oubliés : la piste d’athlétisme au secondaire, les exer- cices, les compétitions… le hijab qui lui ceignait la tête… le jour, à l’entraînement, où elle avait enlevé le voile, croyant que le vêtement la ralentissait, la sensa- tion de liberté soudaine, le vent dans les cheveux, la joie, l’angoisse aussi, l’idée qu’elle transgressait un interdit, la voix sévère et sèche de sa mère, les yeux pesants de son père, elle avait couru, plus vite, plus vite, plus vite, comme pour essayer de semer une ter- reur sourde qui grondait en elle… Elle accéléra le rythme. Beauparlant, surpris par le changement, ajusta son pas pour ne pas se laisser distancer, croyant que l’enquêteuse voulait faire la course. Houda se fit la même réflexion. Les coureurs s’élancèrent, prolon- geant leurs enjambées, augmentant la vitesse du mou- vement des bras, respirant profondément, expirant bruyamment. Bientôt, un sourire se dessina sur leurs visages. Quelque chose qui rappelait l’enfance remontait à la surface. Courir pour courir. Libre. À travers les bois. Le corps fouetté par les branches d’arbustes. Le vent dans les cheveux. Le rire mainte- nant. Ils étaient côte à côte, le visage crispé, les mains tendues. Un dernier effort. Le barrage comme fil d’arrivée. Houda dépassa Beauparlant. Il tenta de la

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rejoindre. En vain. Il abandonna, à bout de souffle.

Houda célébrait sa victoire en lançant ses poings dans les airs. Beauparlant restait plié en deux, les mains sur les genoux, essayant de reprendre sa respi- ration. Houda riait. Elle se retourna vers l’agent, lui mit une main sur le dos :

— Belle course ! Merci, ça m’a fait du bien ! Beauparlant se releva pour tendre la main :

— La meilleure a gagné !

Intérieurement, il se disait qu’il l’avait laissée gagner parce qu’il ne voulait pas se mettre à dos l’en- quêteuse venue de Toronto. Il faut parfois être straté- gique. Il pensait à sa carrière. Houda n’était pas dupe.

Elle avait compris le petit jeu de Beauparlant. Mais elle demeurait convaincue qu’elle l’aurait battu d’une manière ou d’une autre.

Non loin de là, sur le roc, Jeremy Lichtenfeld, qui avait été témoin de la course, replaçait son carnet dans son sac à dos. Il jeta un dernier coup d’œil aux chutes qui se fracassaient sur les rochers à la sortie des vannes du barrage. C’étaient aussi toutes ses ques- tions sur le mystérieux Lazarus et plusieurs de ses conceptions scientifiques qui se fracassaient contre les rochers.

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Dans une chambre de motel, le ronronnement râleur du conditionneur d’air. Au dépotoir, le grondement lourd des bouteurs qui labourent le sol pétri de déchets. Le vrombissement assourdissant d’une pon- ceuse dans un garage. Au salon, le téléviseur criard, une radio grincheuse. Les bips réguliers d’un moni- teur cardiaque dans une chambre d’hôpital. Dans un bureau, le cliquètement des touches du clavier d’un ordinateur. Les bruits ordinaires au fond de l’his- toire. Le monde est en mouvement, partout, en même temps.

C’est à la chaleur que doivent être attribués les grands mouvements qui frappent nos regards sur la terre ; c’est à elle que sont dues les agitations de l’atmos- phère, l’ascension des nuages, la chute des pluies et autres météores, les courans [sic] d’eau qui sillonnent la surface du globe et dont l’homme est parvenu à employer pour son usage une faible partie ; enfin les tremblemens [sic] de terre, les éruptions volcaniques, reconnaissent aussi pour cause la chaleur1.

1 Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, Paris, Bachelier libraire, 1824, p. 1.

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Glisser dans la fente son bulletin signalétique Nom, prénom, titre, œuvre d’une vie

Aller à l’urne terminale Un aller simple

Le scrutin funèbre

Une vie repliée sur elle-même

Un vote à main baissée dans le silence des cendres communautaires

Le scrutin ne révélera rien

Des décisions d’une vie et des doutes intimes et des envies secrètes

L’électeur n’est pas ressorti de l’isoloir

Il est dans l’urne inhumée, inhumain maintenant Dans les rangs de croix de la nécropole

En rase campagne apolitique Marqué d’une croix

Candidat battu Parti sans parti

L’urne bourrée est renversée

Ruissellent mille lumières sur la mappemonde céleste Le ciel enterre ses vivants

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Légère et court vêtue, elle alloit à grands pas, Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,

Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière ainsi troussée Comptoit déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait ; en employait l’argent ; Achetoit un cent d’œufs, faisait triple couvée ; La chose alloit si bien par son soin diligent.

Population : 1 376  habitants en 2011 (même si le panneau à l’entrée de la ville indique toujours 2 300 habitants)

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Elle remonta le chemin central qui mène au Calvaire.

Elle s’assit sur le banc pour se mettre dans la peau de Françoise-Isabelle. Elle tourna la tête pour imaginer Lazarus à ses côtés. Au loin, elle vit un monticule de terre dans lequel poussaient des touffes d’herbes folles, des bouquets de pissenlits, des gerbes de char- dons. Le soleil brillait d’une belle lumière, le ciel, vaste et bleu, immense, était strié de longs filaments de nuages pâles. Elle respira profondément, se ferma les yeux pour laisser la scène d’origine du mystère de Lazarus s’imprimer en elle. Elle entendit le bourdon- nement d’insectes volants, le pépiement de petits oiseaux, puis le croassement rauque d’un corbeau qui la tira de son recueillement. Il était perché au sommet du monticule comme pour lui indiquer l’emplace- ment de la tombe profanée frappée d’un interdit tacite par les villageois depuis les incidents.

Au fond de la fosse, il y avait de l’eau boueuse autour et à l’intérieur d’un cercueil ouvert souillé par les intempéries. Houda examina des yeux les parois à la recherche de signes, de traces, de marques de pelles qui offriraient une explication sur la façon dont on avait pu s’y prendre pour atteindre le cercueil. Mais

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le passage des saisons avait tout effacé. On ne pouvait facilement expliquer la chose. De toute évidence, Françoise-Isabelle n’aurait pas pu faire le travail seule en une seule nuit. Et Lazarus, pouvait-il être l’homme qui se serait réveillé de son repos éternel dans ce cer- cueil comme le croyait tout le monde dans ce petit village éloigné ? Elle rit entre ses lèvres à cette pensée.

Les gens sont trop crédules. Ils veulent croire aux phénomènes surnaturels. Cela réconforte d’une cer- taine façon, les rapproche de Dieu. Justement, à la messe du dimanche, il y avait plus de gens depuis un an.Houda avait un esprit scientifique. Elle avait com- mencé ses études universitaires en science pour satis- faire les désirs de son père qui voulait qu’elle devienne médecin. Très rapidement, elle avait été confrontée au dilemme entre la science et la religion, savoir et croire. Élevée dans la foi de ses parents, elle croyait en Dieu, croyait que sa Volonté se trouvait dans toute chose, dans toute action. Elle pensait que derrière les mathématiques, derrière les lois de la phy- sique, dans la structure des atomes, dans l’évolution des espèces, se cachait la présence de Dieu. La recherche scientifique était donc une autre manière de cheminer vers Dieu. Mais il y a eu le doute.

Au début, elle pouvait étouffer les murmures du doute par la prière, par le repli sur des pratiques reli- gieuses millénaires qui rassuraient, qui calmaient l’angoisse. Peu à peu, elle se rendit compte que le doute et ses contradictions ne l’angoissaient pas vrai- ment, qu’au contraire, cela la stimulait intellectuelle- ment, et même spirituellement. Le chemin vers la

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vérité était plus intéressant que la vérité elle-même.

Elle voulait, sereine et confiante, garder les yeux ouverts sur les mystères de l’existence. Cette nouvelle posture, par contre, l’entraînait dans de vives discus- sions, voire des disputes, avec son père, avec sa mère, avec toute sa famille. Finalement, elle ferma des portes, rompit des liens. Elle abandonna la médecine pour se tourner vers la criminologie. Désormais, elle allait étudier le mal pour le combattre, elle voulait avancer dans les eaux noires de l’âme humaine pour voir si derrière les pires crimes on pouvait sentir une parcelle de la présence de Dieu. S’Il était partout en tout, Il serait là également, tapi tout au fond des mobiles des actes les plus monstrueux. Elle avait cessé de croire en une religion, elle croyait en un Dieu mys- térieux qui voulait qu’on s’engage dans la voie de son mystère. Dieu est grand et l’homme est petit, se disait-elle.

L’eau boueuse dans le cercueil lui fit penser à Adam, le premier homme. Il avait été façonné avec de l’eau et de la terre. Elle pensa aux hommes qu’elle côtoyait, à leurs corps, aux muscles bien définis. Elle se revoyait à l’école de police où elle devait toujours en faire plus, pousser son corps plus loin pour se mettre au même niveau que les jeunes hommes qui luttaient pour se tailler une future place dans les forces policières : les heures d’entraînement, les gestes répétés, les poids soulevés, les courses matinales, les combats simulés, les séances de tir… les muscles endo- loris, l’envie d’abandonner… la douche froide, la remarque blessante qui la fouettait… alors elle repre- nait le collier, elle fonçait, se défonçait, bousculait

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ceux qui la bousculaient, elle prenait sa place… à la tête de la classe… Elle avait survécu à tout, même au pire : une agression sexuelle qu’elle avait refoulée dans le silence, toute sa colère et son humiliation ran- gées dans un angle mort de sa conscience. Puisqu’elle ne voulait pas ranimer le monstre, elle poussa du pied une motte de terre dans la fosse.

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Vincent Vincennes n’arrêtait pas de parler de son équipe de hockey favorite, les Black Hawks de Chicago, qui allaient, un jour, sûrement, remporter de nouveau la coupe Stanley. La disette durait depuis 1961, la belle époque de Bobby Hull, de Glen Hall, de Stan Mikita, son joueur préféré. Vincent portait fièrement une casquette et un t-shirt arborant la tête d’un guerrier sioux, le logo de l’équipe. Les deux mains sur le volant du camion à ordures du village, il jactait haut et fort, emporté par son propos. Il décri- vait la demi-finale pendant laquelle les Black Hawks avaient éliminé le Canadien de Montréal en six par- ties, mettant fin à une séquence de cinq coupes Stanley consécutives du club montréalais. Il parlait vite, les mots résonnaient dans l’habitacle bruyant, s’effritaient dans l’air, se cassaient contre le pare- brise. Lazarus le regardait, un visage neutre, ouvert.

On ne pouvait pas dire s’il comprenait bien ce que lui disait Vincent Vincennes. Mais, dans ses yeux, Vincent pouvait reconnaître une petite lueur d’intérêt.

Vincent l’avait laissé monter dans son camion parce qu’il avait cru voir l’homme lever la main

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quand il faisait sa tournée pour ramasser les ordures ménagères. À vrai dire, il était intrigué par l’étranger familier qui marchait sans but sur le trottoir. Il avait entendu la rumeur voulant qu’il s’agisse du mort revenu à la vie l’an dernier et il n’allait pas rater sa chance de parler à un zombie, se dit-il. Il le fit monter et il l’entraîna dans sa tournée. Puisque l’homme ne parlait pas, Vincent parlait pour deux. Parfois, il posait les questions et y répondait.

— Tu t’en vas où comme ça ? / Voir ta femme et tes enfants. / Oui, je comprends, moi aussi, si j’avais une femme et des enfants, c’est la première chose que je ferais… C’est à cause d’un virus si tu es sorti de ton cercueil ? / Oui, un virus. Un virus qui infecte. / Tu ne vas pas m’infecter, là, hein ? / Non, non. Tu vas me manger la cervelle. / Pas la cervelle, pas grand- chose à manger là. Moi, c’est par le ventre qu’il fau- drait que tu t’y prennes.

Vincent tapota fièrement son ventre de bière en poussant un rire gras. Puis il reprit son dialogue à une voix avec Lazarus.

Jeremy Lichtenfeld avait remarqué l’homme qui errait dans les rues du village : une chemise blanche et un pantalon noir, un air comme s’il était détaché de la communauté des êtres humains. Il l’avait suivi dis- crètement, à bord de sa voiture, se stationnant de manière à pouvoir épier ses faits et gestes sans qu’on le remarque. Il avait vu le conducteur du camion à ordures le faire monter à bord. Il avait donc poursuivi sa filature qui s’avérait difficile dans ce village de rues

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quasi désertes. Il surveillait le camion de loin, benne blanche avec des marques noires. Il le laissait filer au bout d’une rue, sachant qu’il allait revenir pour ramasser les vidanges de l’autre côté. Il l’attendait devant un commerce, sûr d’avoir deviné son trajet habituel. Dans l’habitacle étroit de sa petite voiture, il se demandait bien où se trouvait la policière char- gée d’accompagner Lazarus. Peut-être lui avait-il échappé… Peut-être que Lazarus tentait de s’enfuir…

Jeremy avait l’impression d’être dans un film amé- ricain alors qu’il filait sur la route 11 vers l’est dans le sillage d’un camion à ordures malodorant. Il se sen- tait, à la fois, ridicule et excité. Dans sa tête se jouaient mille scénarios vraisemblables et invraisem- blables. Il avait beaucoup d’imagination malgré sa formation scientifique. Cela venait probablement de sa passion pour les jeux vidéo en ligne. Au laboratoire où il travaillait, on lui reprochait souvent la facilité avec laquelle son esprit entrevoyait des théories du complot ou des phénomènes paranormaux là où les faits et les preuves montraient des contradictions ou présentaient des anomalies. D’ailleurs, il avait décidé de prendre un congé sans solde pour venir étudier le cas de Lazarus sur place. Depuis deux semaines, il avait interrogé les villageois, il avait recueilli des échantillons de la terre dans la fosse qu’il avait envoyés pour analyse. Quand il avait entendu dire que le mort-vivant, Lazarus, était de retour et qu’il logeait au motel local, il avait négocié une prolonga- tion de son congé avec son patron.

Le clignotant du camion à ordures s’alluma. Il tournait sur le chemin du dépotoir municipal. Jeremy

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s’attendait à voir le camion s’arrêter pour laisser descendre Lazarus. Mais non, il continua son chemin sur la petite route transversale. Jeremy le suivit.

Au dépotoir, des ours noirs fouillaient la mon- tagne de déchets, éventraient des sacs en plastique blancs, verts et orange, plongeaient le museau dans des récipients, la langue léchant les parois. Des volées de corneilles criaient et se répandaient çà et là. Le bouteur poussait les déchets pour les enfouir et les compacter. Des rats grouillaient dans les débris de meubles cassés, de matelas déchirés, de vieux pneus usés, de matériaux de construction, évier rouillé, siège de toilette, fragments de porcelaine, éclats de plas- tique de toutes les couleurs. Les effluves fétides du lieu étaient presque insupportables.

Dès son arrivée, Jeremy remarqua Lazarus, qui marchait tel un somnambule dans ce champ de déso- lation. La scène l’émut. Il se mit à marcher vers l’homme sans nom. Plus il avançait, plus Lazarus semblait s’éloigner de lui. Jeremy s’enfonça plus pro- fondément dans les immondices. Les odeurs lui piquaient le nez, les yeux. Il avait la nausée. Mais il garda les yeux sur Lazarus, qui ne semblait pas incommodé par ce lieu inhospitalier. Jeremy n’arri- vait plus à réprimer ce haut-le-cœur. Il se plia en deux et vomit tripes et boyaux, la bile dégoulinant de sa bouche, les yeux remplis d’eau. Un papillon aux ailes noires striées de bandes blanches voletait au-dessus des ordures : noir, blanc, noir, blanc, clignotement, noir, blanc, noir, blanc. Noir. Il s’effondra.

— Hé ! Bonhomme ! Qu’est-ce que tu faisais là ? beugla Vincent Vincennes qui le soulevait par le bras

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pour l’aider à se relever. C’est dangereux ! Pense aux ours noirs ! Faut pas aller marcher là-dedans, c’est mortel !

Jeremy balbutia des remerciements alors que les choses se remettaient en place dans sa tête. Le papil- lotement de taches noires et blanches avait cessé.

— J’ai vu un homme, parvint-il à marmonner.

— Pas d’homme, ici. Rien que moi puis Canard Bernard qui chauffe le bouledozer.

— Mais l’homme que vous avez fait monter…

— Le zombie ? Je l’ai laissé au poste de police. Il ne parlait pas assez à mon goût.

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Hier soir, j’ai apporté mon ordinateur portable à l’hôpital pour lire à Françoise-Isabelle ce que j’avais écrit jusqu’à maintenant. Elle trouve que j’imagine bien les choses. Je lui ai parlé de Robin. Il était mon meilleur ami quand j’étais jeune. Je l’avais rencontré dans une famille d’accueil qui ne voulait pas m’ac- cueillir. Lui aussi, il faisait la tournée des familles mal accueillantes. Il avait des origines cries. C’était visible. Si, moi, j’aimais bien me faire entendre, lui il ne passait pas inaperçu. Il raisonnait qu’on ne voulait pas de lui parce qu’il n’avait pas la peau blanche.

Ensemble, nous formions un duo dynamique, Batman et Robin. Nous passions des heures dans la cour d’école après les classes à vivre comme nos héros de bandes dessinées. Nous combattions le Joker, le Penguin, le Riddler, nos ennemis bien vivants dans l’espace libre de notre imagination. C’était la belle époque. Le monde était beau.

J’étais là avec Robin, tapi dans le boisé au fond du cimetière, le lendemain de l’événement. J’ai vu Françoise-Isabelle jeune assise dans l’autopatrouille de la police, les cheveux en bataille, la tête dans les épaules, et Diddy Dunsmore qui gesticulait, les yeux

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exorbités alors qu’il racontait à un policier ce qu’il avait découvert, et les badauds attroupés qui caque- taient, spéculant sur les incidents de la nuit, chacun y allant de son explication, les rumeurs fondées sur des raisonnements vaseux. Pour une fois, il y avait plus de vivants que de morts dans le cimetière.

Aujourd’hui, je revois la scène. Debout au pied du calvaire, je cherche des yeux l’endroit où Robin et moi étions cachés. C’était là-bas. Le paysage n’a pas changé, même si tout le reste dans le village n’est plus comme avant. Je me demande bien ce que fait Robin en ce moment. J’espère qu’il est toujours vivant. On ne sait jamais, il pourrait être mort. Comment savoir ? La dernière fois que je l’ai vu, nous avions seize ans. Il avait encore fugué. Pendant trois jours, il avait disparu. Mais personne n’était allé à sa recherche. Sa famille mal accueillante se disait qu’il allait revenir, que c’était dans sa nature de s’enfuir.

Moi, je me faisais du souci. Je le voyais faire de l’au- tostop, tendre le pouce, être emporté par un individu louche qui allait le battre, le violer, le tuer, dépecer son corps et jeter les parties dans le fossé qui borde la route. J’entendais déjà les reportages à la radio et à la télévision qui allaient suivre « la macabre décou- verte », le bavardage des gens du village autour d’un café rempli de toutes sortes de médisances, d’insinua- tions, de propos racistes. Je pleurais intérieurement, de l’eau sur le cœur. Je me promenais dans le village, j’en faisais le tour, une fois, deux fois, trois fois, comme pour m’étourdir pour étouffer mon angoisse grandissante. Finalement, un soir, Robin est apparu derrière moi, réglant son pas sur le mien. Nous avons

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marché dans le silence qui nous habitait. J’attendais qu’il parle. Il attendait que la parole vienne.

Nous nous sommes arrêtés sous un lampadaire, au même moment, en toute complicité. Ce soir-là, nous étions synchrones. Il a parlé, j’ai écouté. Il m’a raconté qu’il avait fui dans les bois parce qu’il avait fait un rêve récurrent qui depuis des mois hantait ses nuits. La première fois, il volait dans le noir, au-dessus d’une forêt, à travers les branches. Il n’avait pas de corps. Il était fait de vent et de souffle. À la fin du rêve, il retournait dans son corps qui était pris de terribles convulsions par l’entrée par effraction de cette énergie sans nom qui rugissait à travers ses muscles, ses os, ses organes, sa tête, ses yeux. Parfois, il se réveillait en sursaut parce qu’il s’entendait grogner dans son sommeil avec une intense férocité animale.

Dernièrement, le souffle volant avait pris la forme d’un ours noir éthéré qui l’attaquait dans son lit. Il n’arrivait plus à trouver le sommeil. Alors, il y a trois nuits, il s’est laissé guider par une pulsion irrépressible qui l’a entraîné dans les bois. Il a erré pendant des jours dans un état second, possédé de l’esprit d’une culture ancestrale dépossédée. Il avait faim, il avait froid, il avait soif. Il était entre la vie et le songe. Puis il a vu l’ours. Il est allé vers la bête, qui l’a reçu dans sa fourrure noire. Il a senti la langue râpeuse lui lécher le visage et les mains, l’haleine fétide, les griffes, les crocs. Il a vu dans le scintillement stellaire des yeux de l’ursidé ouranien son passé, son présent, son avenir, sa naissance, sa vie et sa mort, un destin constellé. Puis tout est devenu blanc, une blancheur à perte de vue qui l’a aveuglé, qui l’a fait disparaître en

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lui-même et il s’est réveillé au pied d’une épinette noire, le cœur vacillant et la tête froide. Alors, il s’est relevé pour rentrer à la maison, une maison à retrouver sur la terre de ses ancêtres. Avant d’entreprendre son long périple, il tenait à me dire adieu. En nous quittant, nous avons entonné la chanson thème de Batman. Lentement, l’obscurité a avalé mon ami Robin. Je lui ai souhaité bonne chance, bonne route et bonne vie.

Je dois me remettre dans l’histoire. Françoise- Isabelle tousse beaucoup. Je sens une lumière qui commence à s’éteindre en elle.

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Ils marchaient dans le champ. L’herbe haute remplie de grésillement d’insectes invisibles frôlait leurs jambes. Le soleil plombait les lieux. Le père d’Effi marchait d’un pas lent et mesuré, Effi et sa demi- sœur Nora le suivaient, la grande tenant la main de la petite. Comme il lui arrivait parfois quand il roulait sur la route 11, le père d’Effi aimait s’arrêter sur l’ac- cotement, descendre de voiture et s’aventurer dans un champ abandonné. C’est l’abandon qui l’attirait, cette terre oubliée qui avait été défrichée, labourée, cultivée, aimée, la maison absente, la grange disparue depuis longtemps, juste les traces d’un vieux chemin…

Effi ne comprenait rien à ce rituel du paternel. Elle le laissait à ses ruminations et discutait avec Nora de l’existence des fées. Elles avaient cueilli des fleurs sau- vages que la petite tenait fièrement dans sa main. Elle voulait offrir le bouquet à sa maman. Leur maman.

— Pourquoi tu n’as pas le même papa que moi ? Ce n’était pas la première fois que Nora lui posait la question. Elle revenait souvent sur le sujet. Mais, vraisemblablement, les réponses d’Effi étaient insatisfaisantes.

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— Mon père était marié à notre mère avant. Puis je suis née. Plus tard, notre mère a rencontré ton père.

Alors, elle a quitté mon père pour vivre avec lui. Et tu es née.

— C’est une drôle d’histoire. Les papas et les mamans sont censés vivre heureux ensemble pour toujours.

Le père d’Effi écoutait distraitement la conversa- tion dans son dos. Il l’avait aimée la mère de sa fille. Il l’aimait toujours. Malgré tout, malgré la trahison.

Quand il avait su qu’elle le trompait, il n’avait pas su quoi dire, seulement « Je t’aime ». Mais elle en aimait un autre. Elle allait refaire sa vie avec lui. Il continuait de répéter « Je t’aime » même quand elle était partie une valise à la main. Dans le froid silen- cieux de sa maison, assis dans la cuisine, il regardait ses mains sans trop savoir quoi en faire. Il faisait glis- ser l’anneau de leur mariage sur son doigt, répétant le geste comme pour apaiser l’orage qui voulait le rava- ger. Puis Effi était venue vers lui, petite à l’époque.

« Maman nous a quittés. » Il ne se souvenait plus si les mots étaient sortis de lui ou de sa fille. Ils étaient là : entre eux, un lien qui allait les unir, leur permettre de poursuivre. Il avait souri. Il avait enfoncé l’al- liance, la replaçant à sa place, là où la chair avait un creux. Il était déterminé à transformer ce malheur en bonheur. Dès le lendemain, il était allé voir le nouvel homme dans la vie de sa femme pour lui serrer la main, il s’était entretenu longtemps avec son ex- conjointe sur les modalités de fonctionnement de leur nouvelle relation, ils s’étaient entendus : il vou- lait rester fidèle à son amour pour elle, il allait

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accepter son nouveau conjoint, les enfants qui naî- traient de leur union. Et Françoise-Isabelle ? Elle allait vivre avec son père. Sa mère la visiterait, l’ac- cueillerait au besoin, selon les désirs de leur fille. Le père d’Effi avait toujours été incertain face à cet aspect de leur arrangement. Il n’aimait pas l’idée d’une mère qui abandonne son enfant, même si elle continuait de vivre dans le village, même si elle était toujours disponible. Mais la mère d’Effi voulait recommencer à zéro avec son nouvel homme.

Aujourd’hui, au milieu du champ, le père d’Effi se demandait si les conséquences de cette décision n’ex- pliquaient pas l’adolescence difficile de sa fille, ses dérives, son alcoolisme. Depuis les événements de l’an dernier dans le cimetière, il l’avait aidée à se reprendre en main. Après les interrogatoires de la police, après les questions des journalistes, après les silences lourds de sous-entendus des gens du village, elle avait sombré en elle-même, s’enfermant dans sa chambre, des écou- teurs sur les oreilles, de la musique dans la tête. Puis, il était allé vers elle, il avait ouvert la porte, il avait mur- muré « Je t’aime ». Elle avait vu ses lèvres bouger, reconnu la forme des mots. Elle avait souri. Ils avaient parlé longuement comme pour rattraper le temps qui était passé, comme pour retisser les liens rompus. Ils tentèrent de réparer leur relation père-fille. Elle devint son apprentie ; il allait lui enseigner tout ce qu’il savait de son métier de soudeur.

Dans l’herbe haute, dans un champ abandonné, ils marchaient pour marcher, sans but, sans direction, pour se sentir vivants, liés à la terre, liés aux autres, liés à la vie.

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Dans une chambre de motel, deux femmes de ménage bavardent au-dessus du bruit d’un aspirateur. Au dépotoir, Vincent et Canard font des prédictions sur la prochaine saison dans la Ligue nationale de hoc- key. Le père d’Effi lui explique les principes de la sou- dure à l’arc électrique. Au salon, une femme fredonne l’air d’une chanson qui joue à la radio. Un homme grognonne contre les infirmières dans une chambre d’hôpital. Dans un bureau, une femme participe à une visioconférence. Le bruit de voix au fond de l’histoire. Le monde parle, partout, en même temps.

Si quelque jour les perfectionnemens [sic] de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue1.

1 Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu…, op. cit., p. 2.

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Vibrations dans la lumière des étoiles La nuit s’embrouille de lueurs blanches Le lait éternel coule dans l’espace intersidéral Sidérant les passants existentiels que nous sommes

Poussière de chair animée Pousseurs de pierres et d’idées Sisyphe et sa montagne

Nous inventons notre place dans le cosmos muet Créant des langages universels, poétiques et numériques Un flux lumineux, ondes sonores photoniques

Optique échographique qui souligne notre présence dans le bas monde

Des voix raisonnent

La pensée en mouvement ouvre des voies

Tracées au-dessus de nous dans les corps célestes qui nous décomposent

Nous recomposent

Des corps ferrés délestés du poids des origines La vérité nue naissante

Voile lactée qui nous enveloppe d’une intelligence nouvelle

Le feu embrase nos neurones

Éclats de soleil dans l’obscurité aveuglante

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« Il m’est, disoit-elle, facile D’élever des poulets autour de ma maison ;

Le renard sera bien habile

S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.

Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ; Il étoit, quand je l’eus, de grosseur raisonnable : J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.

Tout au début, avant même les débuts, le village était un lieu, l’endroit où l’on peut sauter les chutes, « The Jumping Place », disait le chef cri. Les siens fréquen- taient les lieux depuis des lunes, avant le temps blanc sagittal, dans le temps cyclique de la terre. Puis le train était arrivé, les rails ouvrant une brèche dans l’armature forestière boréale. Puis des gens sont des- cendus des trains pour prospecter, pour sonder, pour explorer, pour découvrir ce qui n’était pas caché. Ils ont entendu le grondement des chutes, ils ont ima- giné un barrage hydroélectrique, ils ont érigé une usine, ils ont fondé un village.

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Il était assis en tailleur indien sur le bord du trou. Le découragement l’avait gagné depuis l’incident à la décharge municipale. En lui, se jouait une pièce de théâtre dans laquelle s’opposaient un ange et un diable, les forces anaboliques et cataboliques de son métabolisme psychique, l’ange de la raison, idéaliste et lumineux, et le diable corporel, fragile et désirant.

Le mal montait du ventre, rayonnait dans tous ses membres, pulsait dans sa tête, menaçait de le plonger de nouveau dans un état psychologique précaire, au seuil d’une crise de nerfs. Il respirait, contrôlait sa respiration, se laissait aller au moment présent. Peu à peu, le trouble trouvait sa place dans l’immobilité sereine du souffle. Jeremy retrouvait une harmonie incertaine qui se raffermissait.

Il ouvrit les yeux. Dans ses narines montait l’odeur moite de la terre, la décomposition qui nourrit les germes naissants. Il sortait lui-même d’un état de latence, comme renouvelé par la méditation. Il était vraiment un drôle de scientifique. C’est ce que lui disait son directeur de thèse, qui était devenu son mentor. Il avait eu besoin de ses conseils (et de ses avertissements) pour ne pas sombrer dans la

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pseudoscience. Son directeur aimait bien son imagination fertile, car un scientifique doit savoir imaginer, « mais à partir des faits, des données, des expériences reproductibles ». Quand trop de lumières s’allumaient dans son esprit qui établissait des liens dans toutes les directions, « parce que tout est interrelié dans la grande mosaïque toilée du monde », Jeremy pouvait compter sur son ancien professeur pour simplifier sa vision, réduire pour mieux saisir. Parfois, il n’arrivait pas à joindre son mentor, il se tournait alors vers Vera, sa copine à temps partiel, qui lui offrait la chaleur de son corps pour calmer ses tempêtes intellectuelles. Il se lovait dans ses bras. Elle le prenait, elle le caressait, elle s’enivrait de plaisirs qui relâchaient les tensions profondes, relaxaient les pulsions prisonnières du corps et de l’esprit. Ils étaient beaux dans la communion sexuelle de leur tête-à-tête, corps à corps, face à face.

Sur le bord de la tombe, il pensait à Vera et il sentit poindre une érection dans son pantalon qu’il réprima en se levant et en marchant autour du trou. Il recueillit une poignée de terre pour la humer, la sentir glisser entre ses doigts. Les tests de laboratoire n’avaient rien révélé d’anormal. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans ce sol qui avait peut-être vu l’émergence d’un mort revenu à la vie. Jeremy se rappela les histoires que les villageois lui avaient racontées. Dans son français alourdi d’anglais, il avait posé ses questions. On lui répondait en anglais pour le délivrer de son mal. Il poursuivait dans la langue de Molière, fier et entêté. Il apprit ainsi que certaines

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personnes étaient venues prendre quelques pelletées de terre pour l’incorporer à la terre de leur jardin dans l’espoir que la récolte serait miraculeuse cette année. À la demande de paroissiens inquiets, le prêtre avait organisé une cérémonie pour purifier les lieux.

Il entendit parler d’un couple infertile qui aurait fait l’amour sur les abords de la tombe dans l’espoir d’allumer une étincelle de vie dans le ventre stérile de la femme. Effectivement, elle était tombée enceinte aussitôt… selon une femme qui la connaissait bien.

Jeremy Lichtenfeld gardait les yeux au fond de la fosse. Il n’arriverait pas à percer son mystère. Lazarus ne pouvait pas être l’homme dont le cadavre avait occupé le cercueil béant. L’entropie est une force indéniable, tout se dégrade, le temps est irréversible.

Le temps et l’espace sont soudés ensemble, c’est pour- quoi on ne peut pas se baigner deux fois dans la même rivière. On ne peut pas vivre une seconde fois sa vie.

Mais il voulait croire que tout est possible, que l’univers est une chose complexe et contradictoire, que nos lois et nos théories ne sont que des présomp- tions orgueilleuses, que la méthode scientifique était une démarche autoréflexive, la question contenait sa réponse, un système engendrait sa propre logique qui à la longue s’emballait sur lui-même et s’éloignait de plus en plus de son objet d’étude premier. Il croyait qu’il fallait toujours avoir un pied à l’extérieur du cadre pour ne pas perdre de vue les contours de la pri- son intellectuelle dans laquelle s’enfermait la pensée.

Il cracha dans la tombe et fit demi-tour.

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Le chien aboyait de plus en plus fort, mais, dans le garage, la figure masquée n’entendait rien, concentrée qu’elle était sur son travail, illuminée par l’arc lumi- neux qui émanait du porte-électrode qu’elle maniait avec dextérité, des flammèches et des étincelles tout autour d’elle. Le chien s’égosillait au bout de sa chaîne, s’agitait, grognait, glapissait. Puis, l’homme qui avançait vers le garage plongea ses yeux dans les yeux de la bête, les jappements s’étouffèrent peu à peu, les grognements se turent doucement. C’est à ce moment-là que la figure masquée leva la tête et inter- rompit son geste. Son inconscient avait enregistré un léger changement dans les bruits ambiants. Elle sou- leva son masque pour mieux voir ce qui se passait.

Elle vit l’homme tendre la main vers le chien.

— C’est une chienne. Elle jappe fort, mais elle ne mord pas.

L’homme se tourna vers Effi, qui le reconnut sou- dainement. C’était Lazarus. Elle déglutit. Puis un silence s’installa entre eux. Elle attendait qu’il parle. Il restait muet. La chienne chercha une main flatteuse auprès d’Effi, qui enleva ses gants pour caresser l’animal.

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— Elle s’appelle Kat. Drôle de nom pour une chienne, hein ? C’est mon père qui l’a baptisée. On ne sait pas pourquoi. Il a ses raisons. C’est la qua- trième Kat depuis que je suis née. Quand la chienne meurt, il la remplace par une autre, puis il lui donne le même nom. Elle n’est pas méchante. C’est juste qu’elle n’aime pas être attachée. Puis, mon père lui crie après quand elle se met à hurler. Je lui dis qu’il ne devrait pas faire ça parce que crier après un chien ça fait juste encourager le chien à aboyer plus fort. Des fois, ça devient insupportable de les entendre se beu- gler l’un après l’autre, ces deux-là.

Comme seule réponse, Lazarus pénétra dans le garage. Décontenancée par le silence de l’homme, Effi le suivit. Il s’arrêta pour balayer l’endroit de son regard. Que cherchait-il ? Est-ce que ce lieu lui était familier ? Effi se disait que peut-être son père avait fait une réparation pour lui, jadis, dans sa vie avant, quand il était vivant…

— C’était moi, l’an dernier, dans le cimetière.

Vous vous souvenez ? Moi, je n’ai pas oublié. Bien, je ne me souviens pas de tout. J’avais bu. Je buvais à l’époque. Maintenant, je ne bois plus. Je reste sobre.

J’ai compris que l’alcool, ce n’était pas mon meilleur ami. Aujourd’hui, je m’occupe les mains à faire de la soudure. Ça m’aide. Je n’étais pas bien, l’année pas- sée. L’affaire, c’est que je me prenais pour quelqu’un que je n’étais pas. J’ai toujours pensé que j’étais une fille… comment dire ?… féminine. Une fille qu’on regarde. Je voulais être la plus belle. Je faisais tout pour qu’on me remarque. Je me maquillais, je m’ha- billais comme… comme une fille bonbon. Comme les

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filles dans les magazines… J’ai fait des affaires que je n’aurais pas dû faire. Des affaires… Je ne suis pas fière de tout ce que j’ai fait. Mais ça devient vite comme une spirale. Une chose mène à une autre. Tu te fais une réputation. Tu deviens la pute de la place, quelque chose comme ça. Une fille qu’on désire pour un soir, pas pour une vie… Pourquoi je vous dis ça, hein ? J’ai dû tout vous raconter la nuit l’année pas- sée quand vous… Vous êtes vraiment sorti de votre tombe, hein ? Vous vous ressemblez. Je veux dire, vous ressemblez à votre photo d’il y a plus de dix ans, avant votre mort. Je l’ai vue dans le journal. Vous n’avez pas changé. Juste les yeux, vraiment.

Lazarus gardait les yeux dans l’obscurité relative du garage, enfermé dans son mutisme. Effi déposa ses gants sur l’établi. Elle enleva son masque de soudure, ébouriffa ses cheveux.

— Vous voulez un café ? J’en ai dans un thermos…

Vous ne parlez pas beaucoup. Ça se comprend, j’ima- gine. Après tout ce que vous avez vécu… Moi, je n’ai pas arrêté de penser à vous. Je me sens liée à vous. Je ne sais pas trop comment, mais je me dis qu’il doit y avoir un lien. Dans le cimetière, cette nuit-là, quelque chose est mort en moi, puis vous… vous êtes revenu à la vie. Ça doit bien vouloir dire quelque chose. Je ne sais pas quoi. Toutes les nuits, j’y pense. Je m’endors la tête sur l’oreiller de la question. Je ne trouve jamais de réponse, pas au petit matin ni dans mes rêves…

Vous, vous sentez-vous lié à moi ?

Lazarus s’avança vers des chevalets qui suppor- taient une grande horloge de parquet en réparation.

— C’est le projet de mon père. C’est une horloge

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qu’on a trouvée dans le vieux presbytère quand on l’a démoli. Il s’est mis en tête de la restaurer. Il a passé des heures à démonter puis à remonter le mécanisme.

Il est en train d’usiner de nouvelles pièces pour rem- placer ce qui était brisé. Après, il va s’attaquer au bois.

Il va tout décaper, puis teindre, puis vernir. Quand il aura terminé, l’horloge sera comme neuve. Il est très habile, mon père. Il est bon avec moi. Il a toujours été bon… Vous avez des enfants, vous savez. Une femme aussi. Vous les avez revus ?

Réalisant qu’elle parlait seulement pour combattre ses propres angoisses, Effi se tut et laissa le silence envahir les lieux. Dans le silence, comme dans la vie, il n’y avait que des questions sans réponse. Dehors, Kat émit un petit miaulement comme un éveil momentané de la nature profonde de sa psyché canine.

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Ils pédalaient sur leurs vélos. Elle avait deux lon- gueurs d’avance sur lui, qui peinait derrière. Chacun y trouvait son compte : elle devant, lui derrière. Elle aimait voir la route devant elle, il aimait la regarder devant lui. Ils roulaient sur la route qui contournait le centre du village. Ils devaient faire trois fois le cir- cuit « pour que ça en vaille la peine ». Le rituel cycliste avait remplacé la messe du dimanche qui, elle, avait été remplacée par la messe du samedi soir.

Ils n’étaient pas très religieux, mais ils devaient sauver les apparences parce qu’ils étaient tous les deux ensei- gnants à l’école élémentaire catholique du village.

Ce matin, le ciel était gris, le soleil peinait à percer les nuages lourds. On annonçait un dégagement en après-midi. Odélie fit une petite prière intérieure pour que ça se réalise parce qu’elle avait envisagé de faire des grillades sur le barbecue. Gardant la cadence, elle jetait de temps à autre un regard sur Marc, qui soufflait fort dans son sillage. Pour un prof d’éduca- tion physique, il n’était pas en très bonne forme. En plus, il avait dix ans de moins qu’elle. Ils s’étaient ren- contrés à l’école. Elle se souvenait de la première fois qu’elle l’avait vu : le petit nouveau qui arrivait

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d’Ottawa. Elle l’avait trouvé timide, maladroit. Ses balbutiements gauches l’avaient fait sourire. Occupée par son travail, son mari et ses enfants, elle ne lui avait plus porté attention. Lui, il évitait le salon des profs, préférant la grande solitude du gymnase. Puis, son mari était décédé dans un terrible accident à l’usine. Puis, elle était seule avec deux enfants qui ne comprenaient pas la mort de leur père. Puis, elle était dans l’embrasure de la porte du cagibi du gymnase. Il rangeait des ballons. Elle ne savait pas trop pourquoi elle était là. Elle avait posé une main sur son dos, glissé les doigts dans ses cheveux à lui. Le reste s’était déroulé tout seul, un automatisme : une femme et un homme… Après six mois de fréquentation, ils étaient mariés. Au bout de quelques années, elle donnait naissance à deux autres enfants.

Odélie gardait les yeux sur la route, canalisant ses énergies et son attention sur le pédalage. Elle voulait échapper à ce qui la tiraillait : le retour supposé de son premier mari décédé, ce Lazarus dont tout le monde parlait. Depuis un an, elle dormait mal, acca- blée de sentiments obscurs et contradictoires. Le jour, elle disait aux autres, et se disait à elle-même, que cette histoire de résurrection était absurde. Mais la nuit, l’insensé paraissait logique. Les souvenirs d’une vie passée remontaient à la surface, l’amour pour cet homme était ravivé. Elle se rappelait le temps où ils avaient commencé à sortir ensemble : l’adolescence, les soirées dansantes, les promenades main dans la main, les mains, les caresses, les bouches, les baisers, le corps désirant. Elle repensait à leur mariage, à l’achat de la maison, à la naissance des

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enfants. Elle était pleine de passé au beau milieu de la nuit, enroulée dans des draps, son deuxième mari ronflant à ses côtés, insensible à son tourment.

Elle pédalait de plus belle pour pousser son corps dans ses limites. Elle aurait aimé quitter leur circuit dominical, prendre la grand-route, pédaler sans s’ar- rêter jusqu’à Vancouver, le soleil toujours devant elle.

Mais elle était sage, elle avait toujours été sage, contrairement à sa sœur Maïté, la bohémienne. Aux dernières nouvelles, celle-ci était au Japon. On ne savait trop ce qu’elle faisait là-bas. Elle trouvait tou- jours une manière de survivre dans tous ces pays étrangers qu’elle visitait. Une fois par an, elle revenait au village. Odélie était toujours heureuse de la revoir.

Maïté amusait les enfants avec ses aventures de l’autre bout du monde. Le soir, les deux sœurs buvaient du vin en se racontant des souvenirs de leur enfance.

Puis, inévitablement, les réminiscences les entraî- naient vers le trou commun dans leur relation : la sœur absente, Irène, la plus jeune, portée disparue à l’âge de quatre ans, jamais retrouvée. La vie de l’ab- sente après la disparition était imaginée chaque fois autrement. Les sœurs se disaient que chacune vivait sa vie en fonction d’Irène : Odélie l’attendait au vil- lage et Maïté la cherchait partout dans le monde.

Chaque visite de Maïté traumatisait Odélie, rouvrait la blessure originelle, perturbait son confort bien réglé. Elle avait besoin d’au moins une semaine pour s’en remettre. Chaque fois, elle souhaitait secrète- ment que sa sœur tombe amoureuse d’un homme qui pourrait l’ancrer quelque part, quelque part loin du village, à l’étranger, un lieu inatteignable, un paradis

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terrestre. Elle n’irait pas la visiter. Odélie avait l’im- pression, qu’alors, elle pourrait elle-même se mettre en mouvement, voyager avec Marc et les enfants, peut-être même quitter le village pour s’établir ail- leurs, peut-être même à Ottawa près de la famille de Marc. Elle rêvait de vivre à Ottawa où elle avait fait ses études. Mais il y avait le mystère de la disparition d’Irène. Et le mystère de la réapparition de son pre- mier mari.

Marc l’avait rejointe. Sans s’en rendre compte, elle avait arrêté de pédaler, se laissant porter par l’élan du vélo. Marc lui fit un sourire dès qu’il fût à ses côtés.

Au même moment, ils croisèrent Effi qui pédalait dans l’autre direction sur sa bicyclette à l’ancienne, sans dérailleur, garnie d’un ridicule panier rose fixé aux guidons. Les deux femmes s’échangèrent un regard furtif. Le soleil se frayait un chemin à travers les nuages cendrés.

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Hier, j’ai joué une partie de golf en solitaire. Je joue toujours seul parce que je ne suis pas très bon. Je rate souvent mes coups de départ. Mes balles sont presque toujours injouables. Jeannine, qui s’occupe des réser- vations, réussit souvent à me trouver une place dans les temps morts. Les autres joueurs ont pris l’habi- tude de me voir fouiller dans les boisés, dans les herbes hautes ou dans le ruisseau à la recherche de mes balles perdues. Ils ne rient plus à mes déconve- nues. Ils boivent leur bière sans rien dire. Parfois, quelqu’un me dirige vers l’endroit où ma balle est tombée. Moi, j’aimerais être un meilleur joueur, j’ai- merais bien me mesurer à ces hommes pleins d’assu- rance, de bravades factices et de bonhommie.

J’aimerais être un bonhomme rieur. Mais je ne suis qu’un homme bon qui ne rit pas souvent.

Il n’y a pas de quoi rire, je trouve. Ici, ça sent le malheur, l’abandon, la fin des temps, la mort. On abandonne des maisons. On démolit des édifices. Les survivants du désastre jouent au golf en buvant de la bière. La bière doit donner envie de rire. Moi, je reste dans mon renfrognement. Sobrement, je frappe des

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