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Pascal et le rejet de la cité de Dieu Hélène Michon

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Academic year: 2023

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Hélène Michon

Université François Rabelais (France)

Résumé

Entre deux utopies que l’on peut à juste titre nommer d’inspiration chrétienne, celle de Thomas More et le Télémaque de Fénelon se place le massif port-royaliste, traditionnellement qualifié de christianisme augustinien. Nous voudrions examiner le traitement que Pascal fait subir à la thématique de la cité de Dieu, pour envisager une nouvelle modalité du rapport à la société civile aussi éloigné du parti dévot d’un Bossuet, que de la reprise sans nuance du thème des deux cités augustiniennes. Comment Pascal conjugue-t-il une forme de cynisme (comme rejet de toute utopie) dans son rapport au politique et la présence constante d’un ordre dit de la charité? Tel sera l’enjeu de notre propos.

Mots clefs

Pascal, cité de Dieu, Port-Royal.

Hélène Michon est ancienne élève de l’Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de lettres en 1989, a soutenu une thèse en 1994, “L’Ordre du coeur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal” et une Habilitation à diriger des recherches, 2005: “L’Ecriture mystique au XVIIème siècle. De Pascal à François de Sales”, à l’université Paris IV. Elle est depuis 1995 maître de conférences à l’université François Rabelais (Tours) et depuis 2011, rattachée au Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance (Tours). Elle a publié: L’ordre du Coeur. Philosophie, Theologie et Mystique dans les pensees de Pascal, éd. Champion, 1996; rééd. Champion 2007; Saint François de Sales. Une nouvelle mystique, coll. “Patrimoines”, éd. du Cerf, 2008.; et travaille actuellement à une Histoire de la mystique: des Pères de l’Eglise à nos jours (Seuil).

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Hélène Michon

Universidade François Rabelais (França)

Resumo

Entre duas utopias justamente descritas como sendo de inspiração cristã, a de Thomas More e o Telêmaco de Fénelon, situa-se o maciço port-royalista, tradicionalmente qualificado como cristianismo augustiniano. Gostaríamos de examinar qual o tratamento dado por Pascal à temática da cidade de Deus, para vislumbrar uma nova modalidade da relação à sociedade civil tão afastada do partido devoto de um Bossuet, quanto da retomada sem nuanças do tema das duas cidades agostinianas. Como Pascal conjuga uma forma de cinismo (como rejeição de qualquer utopia), em sua relação com o campo político, e a presença constante de uma ordem dita de caridade? Nosso propósito será responder a essa questão.

Palavras-chave

Pascal, cidade de Deus, Port-Royal.

Hélène Michon foi aluna na Escola Normal superior da rua d’Ulm, agrégée de letras em 1989, defendeu uma tese em 1994, “L’Ordre du coeur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal” et obteve uma Habilitação para dirigir pesquisas em 2005 com “L’Ecriture mystique au XVIIème siècle. De Pascal à François de Sales”, na universidade Paris IV. É, desde 1995, maître de conférences na universidade François Rabelais (Tours) e desde 2011 está vinculada ao Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance (Tours). Publicou: L’ordre du Coeur. Philosophie, Theologie et Mystique dans les pensees de Pascal (Champion, 1996; reed. Champion 2007); Saint François de Sales.

Une nouvelle mystique (col. “Patrimoines”, éd. du Cerf, 2008). Atualmente, prepara uma Histoire de la mystique: des Pères de l’Eglise à nos jours (Seuil).

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I

l n’y a pas de cité de Dieu dans les Pensées de Pascal qui viendrait contredire et contre balancer une hypothétique description d’une cité des hommes: le grand ouvrage d’Augustin est certes connu de l’apologiste, quoiqu’on ait souligné récemment qu’il l’était essentiellement à travers Montaigne, et notamment l’Apologie de Raymond Sebond1; la thématique des deux amours, ayant fondé deux cités, sous-tend la lettre de Pascal sur la mort de son père et clôt la XIVème Provinciale mais elle n’intervient ni dans le premier groupement de textes qui traite du politique chez Pascal: les Trois Discours sur la condition des Grands ni dans les fragments des Pensées qui s’y réfèrent. La première explication de cette absence de la cité de Dieu pourrait être d’avancer que les Pensées ne contiennent qu’une description de la cité des hommes: c’est que propose Philippe Sellier lorsqu’il écrit:

Les Pensées sont une apologie du christianisme. Dès lors tous les fragments politiques qui s’y trouvent ne présentent pas un programme, bien inutile au dessein de l’auteur, mais un constat.2

Nous pourrions souscrire à une telle lecture si les fragments des Pensées ne contenaient qu’une description de la cité mais nous y découvrons également des indications sur ce qu’il convient de faire pour que la société soit sinon juste, du moins, moins injuste: certains fragments détaillent ainsi ce qu’il convient de faire pour éviter les guerres civiles. S’ils ne décrivent pas une société parfaite, ils envisagent cependant un progrès et en cela, se réfèrent à la dimension utopique3.

La pensée du politique chez Pascal se construit donc en marge de la thématique des deux cités, ce qui ne peut dès lors que remettre en cause l’augustinisme qu’on lui attribue si volontiers. Certes, comme l’a souligné de façon définitive Etienne Gilson dans son petit ouvrage Les Métamorphoses de la cité de Dieu, celle-ci a été comprise différemment au long du Moyen Age: celle-ci peut désigner un état devenu chrétien, qui sera l’interprétation du parti dévot, celle de l’Eglise visible qui donnera lieu à ce qu’on a appelé l’augustinisme politique, celle, enfin, mystique du peuple des élus, qui était celle d’Augustin. Nous voudrions montrer que c’est bien en marge de ces trois interprétations que s’élabore une pensée du politique chez Pascal, et concrètement la pensée d’une société la moins injuste possible.

I. Une pensée du politique

Mon premier point vise à souligner que, loin du contemptus mundi du monachisme chrétien, Pascal s’intéresse à la société des hommes et condamne ce qui serait une position de retrait par rapport au monde, qui ne serait pas motivé par une vocation mais par un souci de commodité. En effet, si admiratif par endroits du scepticisme radical de l’auteur des Essais, Pascal en a fortement marqué les limites, notamment en ce qui se réfère au politique dans l’Entretien avec M. de Sacy. Il y affirme que si Montaigne a eu parfaitement raison d’humilier comme il l’a fait la raison humaine, il a cependant agi en “païen”4 et non en chrétien: un double motif semble présider à l’accusation. Le premier est bien connu et vise la morale que Montaigne a tirée d’un tel scepticisme:

1 Carraud, 2007, p. 72-74.

2 Sellier, 1991, p. 206.

3 Hansot, 1974, p. 2-14.

4 Ibid., p. 148.

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Il agit comme les autres [...] les vraisemblances étant pareilles d’un et d’autre côté, l’exemple et la commodité sont les contrepoids qui l’entraînent.5 Pour reprendre les termes d’Henri Gouhier, il en a déduit une

“éthique du confortable”6. L’auteur des Essais pèche ainsi en ce qu’il conclut d’une impossible justice en politique à une impossible vertu en morale.

Pénétrant dans un domaine qui interfère avec la Révélation et maintenant un discours sceptique, il adopte une posture païenne.

Mais un second motif se trouve à l’origine de l’accusation. Montaigne ayant nié que le remède contre les procès soit la multitude et la prétendue justesse des lois, Pascal conclut:

Quand il dit qu’il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant qu’à des juges armés de ce nombre d’ordonnances, il ne prétend pas qu’on doive changer l’ordre de l’Etat, il n’a pas tant d’ambition.7

Nous proposons de lire ici l’expression d’un regret, celui du manque d’ambition de Montaigne face au politique, l’enjoignant à abandonner toute recherche de solution. La réflexion menée sur le politique exige, par la nature même de son objet, de légitimer une action. Elle se voit alors valorisée aux dépens de la simple dénonciation qui caractérise la position de l’auteur des Essais, tout au moins aux yeux de Pascal:

De ce principe, dit-il, que hors la foi tout est dans l’incertitude, et considérant combien il y a que l’on cherche la vérité et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu’on en doit laisser le soin aux autres; et demeurer cependant en repos.8

Montaigne agit en païen parce que son pyrrhonisme le conduit à

“laisser le soin aux autres de la recherche de la vérité et du bien”. Ce qui est condamné ici est moins l’absence indue d’une soi-disant solution chrétienne, car Pascal n’est pas du parti dévot, que l’attitude de retrait qu’adopte l’auteur des Essais qui tendrait à ne pas proposer de solution du tout. Le scepticisme dans la sphère du politique, s’il est théoriquement légitime, est pratiquement inefficace. Une telle lecture de l’Entretien suggère dès lors de tenter de discerner dans les Pensées une appréhension du politique qui soit d’une autre nature que celle du simple examen critique.

II. La reconnaissance de la force et sa justification

De fait, dans les Pensées, Pascal tente de comprendre les fondements de la société civile et il discerne une réalité qui la gouverne et sous-tend la hiérarchie: la force. Il le développe à travers un fragment aux allures de généalogie non de la morale mais du politique:

Il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. [...] Il est sans doute, qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que

5 Ibid., p. 149.

6 Gouhier, 1966, p. 93.

7 Entretien avec M. de Sacy, Pascal, 1964, p. 137-138.

8 Ibid., p. 148.

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la force qui est entre leurs mains succèdera comme il leur plaît: les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance etc... Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. fr. 668.

Deux principes sont ainsi à la source du politique: la force tout d’abord, puis l’imagination. C’est en premier lieu sa supériorité chronologique - elle est première et elle est constante - qui fait échapper ainsi la force à l’arbitraire pur, lequel est en revanche l’apanage de la fantaisie, autre nom ici du hasard9:

Comme les duchés et royautés et magistratures sont réelles et nécessaires (à cause de ce que la force règle tout), il y en a partout et toujours. Mais parce que ce n’est que fantaisie qui fait qu’un tel ou telle le soit, cela n’est pas constant, cela est sujet à varier, etc. fr. 632

La force tire sa légitimité de son inéluctabilité. Il ne s’agit encore que d’un constat: la force, premier principe constitutif de la société, ne jouit pas d’une autre justification que celle d’être un simple état de fait, à moins de choisir d’utiliser comme subterfuge le langage pour renommer toutes choses et décréter que la force a pour nom la justice. Cependant la célèbre synthèse pascalienne des rapports entre justice et force10 n’est pas: ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a dit que ce qui est fort, fût juste fr. 135 mais bien on a fait11. Il nous faut alors supposer qu’un tel acte n’est pas entièrement fictif, autrement dit qu’une certaine justification de la force est à l’œuvre dans les Pensées.

Si la justice est “ce qui est établi” fr. 530, le moment problématique est celui-là même de l’établissement des lois: en effet, la coutume donnera légitimité aux lois dès lors qu’elles appartiendront au passé, mais qu’en est- il de celles-ci au moment de leur promulgation? On peut faire un parallèle avec l’affirmation de Pascal au fr. 672, même si le contexte est autre: “Si l’Antiquité était la règle de la créance, les Anciens étaient donc sans règle?”

Si la force est première et que c’est qui elle impose le contenu des lois de l’Etat, sa justification vient de ce que, à un moment donné, une majorité d’individus croient simultanément qu’elles sont justes, anticipant en quelque sorte l’opinion générale. Dès lors, le peuple ne subit pas une coercition physique qui l’oblige à obéir et à croire que cette coercition est juste mais il obéit à la force, aux grandeurs de chair, en croyant qu’elle est juste: le propre de cette duperie n’étant le fait de personne mais le produit de croyances imaginaires collectives. Ce serait donc l’imagination qui ferait accéder la force au statut de la justice au moment de l’imposition, relayée ensuite par la coutume qui assure la continuité: nul doute qu’une telle considération n’est pas exempte des propos pascaliens.

Cependant, il nous semble que la force, en tant que qu’elle fonde une hiérarchie politique, se trouve justifiée dans les Pensées, pas seulement parce que le peuple la croit juste mais elle est justifiée pour elle-même, et ce à la fois négativement et positivement. Elle l’est par la négative - tous les commentateurs de Pascal l’ont souligné12 - en ce qu’elle évite le pire des

9 “Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.”

Premier discours, p. 366.

10 “Justice force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi.

Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice e sans la force est impuissante.

La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants.

La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice parce que la force a contredit le justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste.”

fr. 135

11 “Justice force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante.

La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants.

La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice parce que la force a contredit le justice et a

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maux: la guerre civile: “Le plus grand des maux est les guerres civiles” fr. 128.

Prévenir toute sédition est même pour Pascal une définition possible de la justice: il faut obéir aux lois parce qu’elles sont lois, et non parce qu’elles sont justes: “Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice.” fr. 100. La force ne serait alors qu’un mal mineur.

Or, elle est plus que cela: elle est également un bien, en ce qu’elle n’est pas, contrairement à l’imagination qui lui succède, une puissance trompeuse. Si éviter la guerre civile lui fait acquérir le statut de moindre mal, éviter l’hypocrisie lui fait acquérir celui de bien, fût-il relatif. De fait, les deux sont liés: la force permet d’éviter la guerre civile sur le plan collectif, elle permet également d’éviter la dispute, versant privé du conflit public et ce, pour la même raison: elle est reconnaissable par tous, toujours et en tout lieu, elle est vraie ou plus exactement, elle est ce qu’elle paraît. En effet, au fr. 133, Pascal affirme qu’elle est “très reconnaissable et sans dispute”, au fr.

632 qu’elle “règle tout”, et au fr.546 qu’elle “règne toujours”. Elle échappe donc à la controverse et participe de l’évidence. D’une certaine manière, elle se voit dotée de ce qui aurait dû être l’apanage de la véritable équité:

échapper à toute contestation. Comme la vérité mais à l’inverse de la justice, elle est index sui:

En montrant la vérité, on la fait croire mais en montrant l’injustice des ministres, on ne la corrige pas. fr. 430.

Force et vérité ont un point commun: qui les voit les reconnaît. La force est toujours visible, la vérité l’est quelquefois: d’où le clair-obscur, la parfaite équité ne l’est jamais sinon “son éclat [...] aurait assujetti tous les peuples.” fr. 94. A défaut d’un assujettissement à la justice, il y en a un à la force, lequel trouve sa légitimité dans son universalité: “La force est très reconnaissable et sans dispute”. Etre reconnaissable par tous là où la justice ne peut s’établir est, en effet, une qualité majeure: attribut de la “parfaite équité”, elle le devient de la réalité qui lui sert de substitut. Cette vérité de la force n’est pas sophistique chez Pascal; elle confère à celle-ci une certaine entité qui la soustrait à la pure vacuité des apparences, surtout lorsqu’on la compare à l’autre puissance qui la complète: l’imagination qui engendre, elle, la grimace. Ainsi, médecins et magistrats:

prennent ces vains instruments [bonnets carrés et amples robes] qui frappent l’imagination, à laquelle ils ont affaire. Et par là en effet ils attirent le respect.

Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par grimace. fr. 78.

La force a une part plus essentielle que la grimace parce qu’elle se montre: elle est, de ce point de vue, aux antipodes de l’hypocrisie et donc positivement supérieure à l’imagination qui, comme puissance trompeuse, ne peut que duper, piper. La supériorité de la force sur l’imagination n’est donc pas seulement chronologique comme pouvait le laisser penser le fragment retraçant la généalogie de la société, s’y ajoute une supériorité

dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste.”

fr. 135

12 Voir notamment Pascal et la raison du politique, (Ferreyrolles, 1984), ch. III, §2, p. 101 et sq.

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réelle: elle est une part plus essentielle. De fait, dans le second Discours sur la condition des grands, qui pose la distinction entre grandeurs naturelles et grandeurs d’établissement, elle apparaît dans l’énumération des premières:

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.13

En outre, dans le combat de la force et de la grimace14, la force a pour elle la franchise; elle n’est pas fausse:

Le chancelier est grave et revêtu d’ornements car son poste est faux. Et non le roi: il a la force. Il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc.

n’ont que l’imagination. fr. 121.

A défaut d’être justes, ce que ne sont ni la force ni l’imagination, il convient d’être visibles parce que c’est la seule manière d’être vrai dans ce monde des apparences: c’est là que se situe la supériorité de la force sur l’imagination. Aussi Pascal peut-il écrire:

La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir. fr. 119.

Affirmer qu’existe dans une telle société un droit de l’épée: “car l’épée donne un véritable droit” fr. 119 ne s’inscrit donc pas dans un tableau ironique de la misère humaine; ce droit est doté d’une véritable portée: celle de la force.

III. Les limites de la force: de la notion de cité à la notion d’ordre S’il y a donc bien valorisation de la force pour Pascal, c’est-à-dire reconnaissance d’un ordre qui est le sien, celle-ci ne peut se faire qu’à une condition: que la force ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Lui prêter toute autre signification serait rigoureusement illégitime et c’est ici que Pascal s’écarte résolument de Calliclès. Telle est bien l’erreur Calliclès qui conclut de sa force à une supériorité essentielle: “je suis plus fort donc je suis meilleur”. C’est de cette utilisation abusive de la force que naît alors pour Pascal la tyrannie laquelle, rappelons-le, consiste dans un usage détourné d’une réalité; ainsi le fr. 91 pose:

Ces discours sont faux et tyranniques: “je suis beau donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer”. Et c’est de même être faux et tyrannique de dire: “Il n’est pas fort donc, je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.”

L’on trouve donc dans les Pensées simultanément une reconnaissance de la force et un modus vivendi pour l’empêcher de dégénérer en tyrannie.

L’adéquation entre ce qu’elle est et ce qu’elle paraît est, tout à la fois, l’origine et le terme de sa supériorité et c’est dans son absolue séparation d’avec le mérite ou la vertu, que la force peut légitimement opérer des

13 Second Discours sur la condition des grands, Pascal, 1964, p. 367.

14 “Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre.” fr.

797-650.

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distinctions entre les hommes: il y a les forts et les faibles. Mais, dès lors qu’une telle hiérarchie prétendrait en recouper une autre, elle perdrait toute crédibilité15.

La force ne doit ainsi régenter que son domaine propre: celui des actions extérieures, dès lors qu’elle prétendrait aller plus loin, et notamment s’immiscer dans celui des intentions et donc de la vertu, elle deviendrait tyrannique:

Le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre [...] Leur faute est de vouloir régner partout.

Rien ne le peut, non pas même la force. Elle ne fait rien au royaume des savants. Elle n’est maîtresse que des actions extérieures. fr. 92

La tyrannie consiste, on le sait, à vouloir obtenir par une voie ce qu’on ne peut obtenir que par une autre, c’est dire qu’elle repose sur une erreur de jugement: la confusion des voies ou des ordres. En revanche, une force qui connaît sa portée est légitimée par les limites mêmes qu’elle s’impose: et c’est en cela qu’il existe véritablement un ordre de la force chez Pascal.

Si Pascal refuse la perspective de la cité de Dieu, c’est qu’il récuse la notion de cité, et il lui préfère celle d’ordre: la différence est majeure. En effet, la perspective des deux cités sépare les hommes les uns des autres, celle des ordres introduit une séparation à l’intérieur de chacun. La thématique augustinienne, fut-ce en sa source même, de portée non politique mais eschatologique, qui ne renvoie pas aux rapports entre temporel et spirituel mais aux rapports entre élus et damnés, instaure une séparation entre les amis de Dieu d’un côté, et ses ennemis de l’autre:

les uns, par un secret mais juste jugement de Dieu, seront compagnons des mauvais anges dans leurs supplices, et les autres des bons dans leur gloire.16 Certes, jusqu’à la fin, les élus et les damnés sont intrinsèquement mêlés et seul le jugement dernier les départagera mais l’optique est bien de séparer les bons des méchants; l’optique de Pascal est autre parce que sa perspective n’est pas historique ou du moins pas eschatologique: il réfléchit, dès lors, à une société composée d’hommes en qui il discerne l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité. Cette notion d’ordre fonctionne à ses yeux car, loin de séparer les hommes entre eux, elle instaure une séparation entre les réalités.

Il est remarquable de constater que cette notion structure, dès le début, toutes les relations humaines pour Pascal: nous la trouvons mentionnée dès la lettre à Christine de Suède de 1652, un an après la lettre qui mentionnait les deux amours; quand celle-ci évitait le mot de cité, celle-là s’attache de manière claire à celle d’ordre:

Le pouvoir des rois sur les sujets n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leurs sont inférieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est pour le gouvernement politique. Ce second empire me paraît d’un ordre d’autant plus élevé que les esprits sont d’un ordre plus élevé que les corps et d’autant

15 Notons que Descartes, avant Pascal, a instauré une telle séparation: la générosité cartésienne n’est faite que d’une juste estime de soi et ne se réfère en rien à la force. Elle est, en outre, la vertu rempart contre le mépris: l’article 153 En quoi consiste la générosité précède immédiatement l’article 154 Qu’elle empêche qu’on méprise les autres.

Cependant, la générosité chez Descartes est toute entière placée dans la morale, elle ne concerne en aucune façon le politique.

16 Augustin, Cité de Dieu, (XII, 27).

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plus équitable qu’il ne peut être départi et conservé que par le mérite, au lieu que l’autre peut l’être par la naissance ou par la fortune.17

Il y avait donc, en premier lieu, deux ordres: l’ordre des corps et l’ordre des esprits, qui correspondaient à deux empires; et deux pouvoirs:

celui de commander pour le politique, celui de persuader pour le spirituel.

Les Pensées voient s’ajouter un troisième ordre, celui de la charité, lequel

“s’enracine dans le cœur”18.

Pour Pascal, le politique relève manifestement du premier ordre – l’ordre des corps sur lequel règnent les riches, les Rois, les conquérants, tous ces grands de chair: il ne s’agit pas là de répartition de personnes mais de sphère de compétences. La force ne désigne pas seulement la force physique mais tout type de grandeur de chair, c’est-à-dire tout pouvoir ou supériorité matérielle, que fournit la naissance ou l’argent. Et c’est bien dans cette optique qu’il convient de lire tous les fragments des Pensées qui se rapportent au politique, sachant qu’aucun ordre n’est exclusif d’un autre:

un même homme peut appartenir au trois. La société idéale est de fait, celle qui rend à chaque ordre ce qui lui est dû.

Ainsi, alors que dans l’optique d’Augustin, des deux cités, les princes de la cité céleste agissent à l’inverse des princes de la cité terrestre:

en l’une, les princes sont dominés par la passion de dominer sur leurs sujets, et en l’autre, les princes et les sujets s’assistent mutuellement, ceux-là par leur bon gouvernement, et ceux-ci par leur obéissance.19

en revanche, dans l’optique pascalienne des ordres, le prince en tant que prince agira toujours de même: car, le prince appartient, en tout état de cause, au premier ordre; la seule différence est que s’il appartient également au second et au troisième ordre, il régulera l’usage de la force; s’il n’appartient qu’au premier, celle-ci risquera fort de dégénérer en tyrannie.

La force ne s’oppose pas à la charité car l’une et l’autre ne sont pas du même ordre; un prince charitable ne cessera pas d’exercer la force mais il en usera convenablement, grâce à la “pensée de derrière”:

Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. fr. 125.

De même, dans l’autre groupement de textes de réflexion politique que sont les Discours sur la condition des grands, Pascal se réfère non à trois ordres mais à deux royaumes; cependant, le procédé est identique: les deux royaumes ne s’excluent pas l’un l’autre puisqu’ils ne sont pas du même ordre:

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance: ainsi il est proprement le roi de la charité. Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre

17 Lettre à Christine de Suède, Pascal, 1964, p. 280.

18 “L’ordre de la charité est de s’enraciner dans le cœur avant que de produire de bonnes œuvres au-dehors”. fr.

772 Sellier (n’existe pas dans Lafuma). On peut remarquer d’emblée le léger décalage qu’introduit le dernier ordre qui au lieu de désigner, à l’instar des deux autres, une sphère: ordre des corps, ordre des esprits, le troisième désigne un principe: l’ordre de la charité; c’est que le cœur est ambivalent chez Pascal et appartient en fait aux trois ordres en même temps. Dès lors, pour désigner de manière non équivoque le troisième ordre, il use de l’expression

“ordre de la charité”.

19 Ibid.

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royaume est de peu d’étendue; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre; ils sont comme vous des rois de concupiscence. (…) Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité.

Le fils du duc de Luynes est un grand, à l’intérieur du premier ordre, mais il se pourrait qu’il le devienne à l’intérieur du second – s’il devient géomètre - ou du troisième ordre – s’il devient saint. Si la charité, ici, méprise la concupiscence, c’est parce qu’elle en reconnait les limites et non parce qu’elle se pose en un double opposé.

La conséquence de la mise en place des ordres en est alors nette et paradoxale: elle conduit à une claire distinction entre le moral et le politique. Or, la vertu elle-même a tout à gagner d’une telle séparation. Si Pascal distingue si fortement morale et politique, ce n’est pas seulement en raison d’un certain pessimisme à l’encontre de la nature humaine, mais c’est également comme une mesure de sauvegarde à l’égard de l’un comme de l’autre. En effet, ce n’est que dans une société où le politique est régi par la force et par l’imagination que la vertu peut encore se prévaloir d’une certaine gratuité. En échappant au politique, la vertu d’une certaine manière garantit sa propre authenticité.

Gloire. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence, car étant à l’étable le plus pesant et le plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même. fr. 564

La victoire ou la perte à la course, autrement dit la force, est sans conséquence à l’intérieur de l’étable: chez les animaux, la propre conscience de la victoire, si l’on peut dire, demeure l’unique récompense. Transposée dans le cadre de la vertu, la question de la récompense se pose de façon encore plus décisive car elle touche à la nature même de celle-ci: la vertu serait-elle encore vertu, pure vertu si elle était liée par nature ou par décision à une quelconque récompense? De ce point de vue, une société dans laquelle le politique prétendrait reposer sur la vertu risquerait fort de manquer son but de deux points de vue: et du point de vue du politique, car il se pourrait qu’on ne parvienne jamais à établir la paix, chacun prétendant avoir plus de mérite que les autres:

[Les guerres civiles]. Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. fr. 128.

Et du point de la vertu, car il se pourrait que celle-ci ne soit recherchée que pour sa récompense, et se voit, dès lors, annihilée. Séparer la vertu du politique c’est garantir à cette dernière une possibilité d’exister.

Or, seule la force présente pour Pascal une telle garantie: elle seule permet d’établir une structure sociale qui n’ait pas l’hypocrisie de se présenter comme fondée sur la vertu; elle seule peut ne pas exiger plus qu’il ne lui est

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dû et éviter ainsi la tyrannie; enfin, elle seule ne méprise pas ceux qu’elle domine. Le premier ordre, celui de la force, est légitime s’il a conscience qu’existent un second et un troisième ordre. En revanche, vouloir fonder le politique sur le mérite personnel ou sur la vertu, - sur la morale - c’est rendre impossible le premier et dénaturer le second: de fait, il n’existe pas pour Pascal de morale sociale. Si le politique, par le biais de la force, regarde les actions extérieures, la morale, par celui de la vertu, regarde les intentions.

Les confondre, c’est les détruire.

En outre, faisant face à la société civile, se dresse une autre société: la société ecclésiastique, entièrement fondée sur la vertu. Point n’est besoin de souligner que la force n’y a aucun droit de cité:

Il n’en est pas de même dans l’Eglise, car il y a une justice véritable, et nulle violence. fr. 119

Concluons. On a fait que ce qui est fort fût juste, c’est-à-dire qu’on a reconnu une certaine autonomie à chaque ordre: il y a une justice de la force, qui n’est pas celle de la justice même, qui est d’un autre ordre. Autre manière de dire qu’on a instauré sinon une séparation tout au moins une distinction entre les ordres. La force règne sur les actions extérieures: elle est rejetée par Montaigne qui en appelle au retrait; elle ne règne que sur les actions extérieures: elle est démultipliée par le tyran qui y voit un signe du mérite personnel. L’un comme l’autre sont injustes: le premier de ne pas reconnaître son existence, le second d’agrandir démesurément sa puissance.

Le politique, pour Pascal, est un en-deçà de la raison: d’où cette société fondée sur la force et non sur la justice, sur ce qui est déjà établi parce que cela l’est déjà plutôt que sur ce que l’on pourrait établir.

La force est bornée: elle relève du premier ordre; mais ce n’est que parce qu’existent un second et un troisième ordre: celui des esprits et celui de la charité, qu’elle possède une réelle consistance: c’est par ses limites même que se trouve fondée sa légitimité. Ainsi, seuls les savants et les saints sont capables, pour Pascal, d’attribuer à la force ce qui lui revient: pour le bon fonctionnement du politique, il s’avère donc de première importance qu’aucune cité ne s’en voit privée.

La seule possibilité de ne pas confondre les ordres est donc d’appartenir à chacun des trois: seul celui qui, en même temps qu’il appartient au premier ordre, appartient au second et tente d’appartenir au troisième peut savoir ce qui revient à chacun. A défaut d’une proposition programmatique du bon fonctionnement du politique, Pascal, mieux que beaucoup, formule les moyens d’éviter la tyrannie et encourage de façon décisive à tendre vers la vertu: participer au troisième ordre permet seul d’agir convenablement au sein du premier comme du second. Toujours est-il que la solution du politique ne peut être à ses yeux qu’individuelle.

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Références

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CARRAUD, Vincent. Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme.

Vrin, 2007.

FERREYROLLES, Gérard. Pascal et la raison du politique. PUF, 1984.

GOUHIER, Henri. Blaise Pascal. Commentaires. Vrin, 1966.

HANSOT, Elisabeth. Perfection and Progress: Two Modes of Utopian Thought.

Cambridge USA, 1974.

PASCAL. Œuvres complètes. Seuil, 1964

PASCAL. Pensées, éd. Sellier, Classiques Garnier, 1991.

SELLIER, Philippe. Pascal et saint Augustin, rééd. Albin Michel, 1995.

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