• Nenhum resultado encontrado

La Bachelière de Landouzy - Electre NG

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2023

Share "La Bachelière de Landouzy - Electre NG"

Copied!
22
0
0

Texto

(1)
(2)
(3)

LA BACHELIÈRE DE LANDOUZY

(4)
(5)

MARC BLANCPAIN

Le sentier de la douane

LA BACHELIÈRE DE LANDOUZY

*

roman

DENOËL

(6)

© by Editions Denoël, 1984 19, rue de l'Université, 75007 Paris

ISBN 2-207-23044-9

(7)

Première partie

(8)
(9)

PROLOGUE

— Ici, elle s'appelle l'Artoise.

Bleue et transparente, vive, imprévue, querelleuse, la jeune rivière bondissait sur les silex, glissait sur le dos des cailloux de granit, s'apaisait un instant pour reprendre son souffle, repartait pour de nouvelles escapades; des assemblées épaisses et tremblan- tes de renoncules d'eau s'arrondissaient près des bords; des aunes, par bouquets sombres, montaient la garde sur les deux rives : leurs feuilles fripées et vernissées frémissaient.

- Les gens de ce pays, murmura mon compagnon, ressemblent peut-être à leur rivière...

Contre le fût d'un vieil orme que le mal secret qui les tue tous commençait d'atteindre, je me tenais, souriant et songeur; sans les éclats des gamineries de la rivière, le silence eût été total;

pourtant, en prêtant l'oreille, je pouvais suivre la respiration discrète et lente de la grande forêt. A demi assoupi, je souhaitais, j'attendais même, la brutalité d'un cri...

Le silence se prolongeait. Le soleil déclinait et les feuilles malades et rares de l'orme laissaient passer de longs rayons jaunes qui, par endroits, tachaient d'or la surface de l'eau.

Tout à coup, sur ma droite, un bruit d'étoffe déchirée et

(10)

froissée, des branches qui gémissent, un piétinement sourd... Un sanglier? Un cochon sauvage, comme ils disent ici? Un mâle qui, la hure basse, écarte ou écrase tout ce qu'il rencontre pour conduire les siens jusqu'aux bords humides? Un solitaire vieilli chassé par ses pareils qui vient cacher sa honte et peut-être sa mort dans le secret de ces profondeurs?...

Mon imagination va bon train. Mon cœur bat.

... C'est un homme; le souffle, par bouffées, émerge d'abord du mur de verdure, puis la face rougeaude et la tignasse grise; les épaules suivent; rondes et fortes sous la toile noire du bourgeron.

Vient enfin le large pantalon de velours à côtes des compagnons du bâtiment ou des manouvriers. D'un revers de manche, il essuie son front luisant.

Il semble ne pas nous avoir vus.

A présent, il s'agenouille, incline le torse, tend le cou et boit à longs traits comme font les bêtes d'un troupeau à l'heure de regagner l'étable. Je le vois qui ricane en silence. Il relève le dos et le cou puis les rabaisse : on dirait qu'il encense et remercie une divinité inconnue et bienveillante. Puis il se tourne vers nous, rieur. D'un revers de main, il rabat sur sa bouche sa longue moustache grisonnante et plante soudain ses yeux dans les miens, des yeux pâles et bleus, durs comme l'acier.

- Elle est vraiment bonne!

Mon compagnon l'interpelle : - Braconnier ou fonceur?

- Fonceur?... Vous parlez du temps passé, monsieur, passé et bien passé!

Il part d'un grand rire qui couvre le murmure des querelles de la rivière, nous regarde encore, replonge dans la trouée qu'il a tracée et disparaît.

- Vous venez de voir, je crois, un survivant de la grande époque; à quoi s'occupe-t-il à présent? Avez-vous observé qu'il semblait avoir un peu de ventre comme en avaient les fonceurs, autrefois, quand ils arrivaient de Belgique au lever du jour?

J'interrogeai mon compagon du regard.

- Le fonceur, le fraudeur, poursuivit-il, portait toujours une part de son tabac de contrebande dans sa blatte, une large ceinture de cuir souple, bien bourrée, qui l'enserrait des côtes aux hanches; il y ajoutait quelquefois, l'hiver surtout, un gilet sur la poitrine, bien garni, et qu'il portait à même la peau...

(11)

Dans le petit bourg où je vous emmène, cinq ou six familles ont toujours exercé ce métier... Car c'était un métier, et qu'on tenait pour noble parce qu'il était dangereux!

Nous abandonnâmes la rivière à ses jeux pour prendre un assez large chemin qui partait vers l'est.

- Pendant la Révolution et, surtout, sous le règne de Napoléon, le métier fut abandonné : la frontière avait été repoussée au diable Vauvert; nos gens ne reprirent leurs vieilles habitudes qu'après Waterloo.

- Ce métier, j'imagine que les anciens fonceurs n'en confient pas volontiers les règles et les pratiques à des inconnus... Le vieux chez qui vous me conduisez consentira-t-il à parler?

- Beaucoup d'anciens combattants se plaisent volontiers à raconter « leur guerre »!

Landouzy a tiré gloire, pendant plus d'un siècle, d'être tenue pour la capitale de la contrebande du tabac! Notre homme est devenu, en vieillissant, un glorieux que vous n'aurez même pas à prier... D'ailleurs, n'importe quel fonceur d'autrefois prendrait plaisir à vous conter la geste de ses pairs et aïeux, de lui-même et de ses fils, de sa femme, de sa fille, de ses chevaux - s'il en a eu - de ses chiens... Une geste brutale mais toujours courageuse et parfois comique. Que voulez-vous que ça leur fasse de vous livrer leurs secrets, à présent que « ce damné Marché commun » a tué le métier?

- Vous verrez, ajouta un peu plus tard mon compagnon, le vieux vous parlera aussi de ses vaillants adversaires de la douane.

Comme tous ses pareils, il sent que reconnaître et même vanter la valeur de l'adversaire ne peut que le grandir lui-même!

- Vous en parlez comme d'un poète épique?

- Cette terre est terre d'épopée. Ce pays est celui des quatre fils Aymon et l'étang dont nous venons tout à l'heure de suivre les bords, le Pas Bayard, porte le nom de leur gigantesque montu- re.

- Je crois reconnaître là-bas, poursuivit-il, le tracé de ce qu'ils appellent « la route verte »... Mais faites attention, une route, ce n'était rien d'autre ni de plus, autrefois, qu'une voie qui, souvent, n'était visible qu'à leurs yeux de braconniers et de fraudeurs...

Nous traverserons, pour couper au plus court, la « passée de l'assassin »... On la nommait déjà ainsi à l'époque de mon enfance; plus loin, nous laisserons sur notre droite « la route

(12)

jaillie » qui monte vers le sentier de la douane... Mais je crains fort qu'elle ne soit devenue invisible.

- Parce qu'elle ne sert plus?

- Elle n'a jamais servi qu'à ces contrebandiers porteurs de tabac qui allaient à pied...

- Landouzy est encore loin?

- Vous allez l'apercevoir bientôt, perdu, semble-t-il, au milieu d'une vaste clairière de pâturages qu'entourent des haies vives...

« La route de l'Inspecteur » nous y conduira tout droit.

Mon compagnon avait l'air de se moquer.

- Cette route, c'est à peine un chemin, ce qu'on appelle dans le pays « une cache »... Deux ornières caillouteuses que sépare un terre-plein étroit d'herbe drue, de trèfle blanc et de plantains; de part et d'autre, un fossé envahi par les scabieuses, la chicorée, les spirées et surtout les ronces; puis un talus couronné d'une haie d'aubépines égayée par l'épine-vinette et les églantiers; de place en place, un charme ou un chêne têtard se donne des airs de surveiller « la cache ».

L'homme y conduit, attelé d'un robuste cheval ardennais, son tombereau de fumier ou sa charrette à foin car « la cache » dessert des pâtures; la femme y mène sa carriole à traire qu'elle pousse pour aider les deux gros chiens ou l'âne qui la tirent...

- Et les contrebandiers?

- Vous me faites rire!... Ils allaient sur les pâtures, eux, et sous le couvert des haies, arreuillant 1 cet imbécile d'Inspecteur qui, lui, marchait sur l'herbe de la cache, s'imaginant sans doute qu'elle étouffait le bruit de ses pas!

Nous avions atteint la cache.

- Autrefois, vous vous seriez heurté, ici, à un rouleau de branchages et d'épines desséchées et hargneuses qui barrait le chemin. Il était entendu que ceux qui passaient par là le remettaient soigneusement en place; l'Inspecteur, lui, ou le simple douanier, trop ardent à mettre la main sur sa proie, ne prenait pas ce soin et signalait ainsi sa présence!

Landouzy s'arrondissait devant nous : les toits d'ardoises de Fumay, couleur de brique, assez aigus, coiffaient de longues demeu- res sans étage; les rues se coupaient en désordre; les principales prolongeaient les quelques routes d'accès qui, sorties des bois,

1. Observant, surveillant prudemment.

(13)

semblaient venues de nulle part; une place goudronnée où se dressait, au sommet d'une mince pyramide de granit, le coq dérisoire du monument aux morts : tant de banalité manqua de m'attendrir!

Nous nous engagions sur un chemin que gardait, à l'entrée du village, une croix de mission peinte en brun où s'accrochait un Christ recouvert d'un vernis grisâtre.

L'église de briques, encapuchonnée d'ardoises, montrait les blessures claires d'un clocher contre lequel deux ou trois hommes, silhouettes grotesques, s'efforçaient de dresser un échafaudage. Contre le mur de l'école et entre ses nombreuses fenêtres étriquées, s'élevaient, comme un défi incongru, des roses trémières sans éclat.

Les maisons, dans leur simplesse, paraissaient vides. Portes et fenêtres étaient robustement encadrées, comme il est d'usage dans cette contrée voisine des pays de Namur et de Liège, de belles pierres de granit qui faisaient valoir la rougeur rustaude des briques ou le brun sombre des moellons schisteux; j'observai que derrière les vitres des plantes vertes et des fleurs couleur de sang frais m'adressaient comme un signe amical; partout, des rideaux d'une blancheur éblouissante et d'un dessin savant et le plus souvent réjoui : les Pays-Bas, jadis, s'étendaient jusqu'ici.

Mon imagination vagabondait; autrefois, le sombre Philippe II à peine disparu, sa fille bien-aimée, l'archiduchesse Isabelle, et son époux et cousin Albert, venant de Thionville et se dirigeant sur Namur en grand arroi, étaient passés par ces pays sauvages qui appartenaient alors au domaine dont Isabelle devenait, par la volonté du feu roi, « dame et souveraine ». Mais Isabelle connais- sait la réputation des Ardennais, épais de couenne et rudes de poils comme leurs sangliers, et elle s'était fait précéder d'une troupe d'arquebusiers et accompagner d'une importante compa- gnie de gentilshommes d'Espagne!

... On lui avait pourtant montré beau visage et les bonnes gens, sur son passage, saluaient du meilleur cœur leur « duchesse de Brabant enfin revenue! »

Quelques solides demeures dataient encore de ces temps lointains, on le lisait sur les murs : la coutume, qui se prolongea jusqu'à la fin du siècle dernier, fut toujours de fixer sur les façades d'énormes chiffres en fer forgé qui, dans l'épaisseur, arrimaient les poutres des plafonds... 1659, 1663, 1665 et, plus

(14)

loin, 1775, 1776, 1787. Vers Test, toute une rue d'assez bel aspect datait des années de la république triomphante: 1883, 1887, 1889, 1892... Ensuite, la banalité : rebâties après les destructions de 1914 et celles de 1944 ou construites ces derniers temps, les demeures plus fraîches, quelconques, avaient perdu l'habitude d'afficher vaillamment leur âge.

A quelque distance du bourg, le long des routes, les « censés 1 » prenaient leurs aises. Plus longues que les maisons et rabattant sur elles, en équerre, le bâtiment des équipages et la grange;

l'étable prolongeait la demeure pour permettre au censier, l'hiver, de soigner ses bêtes sans avoir à affronter le froid, les grandes pluies ou la neige...

— L'été, me dit mon compagnon, cette étable au sol pavé et aux murs badigeonnés à la chaux devient la vaste cuisine où tout le monde se retrouve aux repas.

Les portes, même celles des étables, étaient peintes par bandes joyeusement contrastées : vert et jaune, brun et blanc, rouge et jaune, coquetterie « à la flamande » qui surprend dans ce sombre pays mais rappelle celles des fenêtres fleuries du village et leurs jolis rideaux blancs.

— La ferme que vous voyez là-bas, la plus grande, faite de deux corps de bâtiments et prolongée par un grand potager et un verger généreux, c'est « la censé du Colonel », de ce diable d'homme à qui je vous ai annoncé...

Il vous parlera d'abondance. Prenez soin d'avoir l'air d'y croire, même si vous sentez qu'il ne se prive guère d'en rajouter 1 Il conte comme un aède antique et ses propos ne sont pas souvent des menteries ou de pures vantardises : à l'estime de tous ceux que je connais ici, il a vraiment fait, dès avant 1914, les quatre cents coups! Tout le monde ne l'aime pas, mais chacun l'admire : c'est un « célèbe 2 », comme ils disent.

— Mais pourquoi « Colonel »?

— Il vous le dira lui-même.

Nous avons poussé la porte du jardin pour éviter d'affronter dans la cour la volaille, les chats et les chiens. Une femme âgée déjà mais robuste, en tablier de finette, des sabots aux pieds, vint

1. Fermes. Le mot est toujours en usage même quand le propriétaire en est l'exploitant.

2. Célébrité qu'on aime voir et écouter.

(15)

nous ouvrir la « belle porte » de la salle à manger, s'inclina, nous désigna l'entrée de la cuisine : « Il vous attend », et disparut.

J'étais à peine assis que « le Colonel » entamait son récit, tout heureux d'avoir devant lui un auditeur qui venait de loin. Mon ami avait pris place dans un fauteuil d'osier fraîchement restauré et qu'on avait poussé sous la fenêtre. Le « Colonel », les coudes sur la table, ne me quittait pas des yeux.

La femme qui nous avait accueillis était revenue mais, cette fois, chaussée de charentaises. Elle s'accouda près de moi à la longue table d'ormeau, attentive aux propos du Colonel qui, souvent, lui tirèrent des soupirs ou des rires discrets.

Une autre femme, plus frêle et plus petite et que je n'avais pas vue entrer, était adossée au mur, dans le coin le plus obscur de la pièce : l'ovale parfait de son visage et ses grands yeux clairs et souriants reluisaient dans la pénombre.

- Il y a belle lurette qu'ils m'appellent tous le Colonel; j'avais quatre ou cinq ans quand ils ont commencé pour imiter ma grand-mère qui m'avait donné ce sobriquet... Le Colonel! C'est que je marchais déjà plus vite qu'eux tous, et toujours en tête, et que je n'avais pas peur de leur crier de me suivre...

Il rit et je vis, sur son cou épais mais amaigri, danser sa pomme d'Adam.

- Le Colonel par-ci, le Colonel par-là! Ou encore: « belle et propre comme la censé du Colonel »!...

Car je suis depuis longtemps propriétaire de ma censé, la plus belle du canton! Mon père n'était pourtant qu'un ferlampier 1 qui louait ses bras pour épardre2 le fumier à l'automne ou, au printemps, étêter les chênes et les charmes des haies, les tailler, ces haies, et revenir pour nouer et serrer les fagots. Tout cela pour le compte des autres : « Trente-six métiers et mille misères » disait ma mère qui ne savait que gémir.

De temps en temps, il allait « crier le hareng », mon père, les prunes ou les allumettes. Deux gros chiens tiraient sa carriole;

dans les montées, il se mettait dans les brancards pour soulager ses bêtes!

... On le disait fort comme un Turc et on le craignait... On ne lui reprochait qu'une chose, à ce grand ferlampier : il n'allait pas

1. Qui n'exerce pas, par insouciance, de métier suivi.

2. Répandre et répartir avec soin sur la prairie.

(16)

au tabac et ne voulut jamais se mettre au « métier »! Il préférait, semblait-il, enrager sa vie... Peur de la prison? Respect des lois et des uniformes?... Va-t'en savoir! Mais tout le monde en parlaù comme d'une tare ou d'un vice.

Le Colonel poussa un léger soupir et se racla la gorge.

— C'est peut-être pour cela que j'y suis allé comme personne,

au tabac!... Et que je m y suis enrichi...

Ma mère, la geignarde, allait faire des lessives « chez les autres ». Toutes les grosses censières l'auraient voulue le samedi : ça les arrangeait! Mais il n'y a qu'un samedi tous les sept jours...

Les patronnes des mitans de semaine se vengeaient en n'ac- ceptant de payer ma mère qu'en nature : lait, beurre, maroilles...

Ou bien tabac : « Puisque ton ferlampier d'homme n'a pas le courage d'aller en Belgique »! Ces maroilles n'étaient pas toujours les meilleurs : trop faits, et que personne n'aurait achetés, bien entendu, aux marchés des alentours!

Un soir, j'en ai rapporté un à une censière de Walincourt...

« J'en veux un autre! — Tu ne veux pas aussi ma main sur ton nez, morveux? - J'en veux un autre, vous n'êtes qu'une voleuse! » Elle a saisi son balai et m'a chassé dans la cour où le chien m'a couru sus. Le lendemain, l'affaire était connue à la maison; ma mère a gémi plus tristement encore qu'à son habitude; mon père a quitté la cassine 1 comme un qui n'entend se mêler de rien; grand-mère m'a collé un aller-retour : « un colonel, c'est poli ! Tu ne mérites pas ton nom! »

Vous voyez bien, monsieur, que je ne sors pas de la cuisse de Jupiter... Sans celle-ci - et il tourna la tête vers la femme qui se tenait dans l'ombre, silencieuse et droite comme une statue — le Colonel et propriétaire qui vous parle serait peut-être resté un ferlampier comme son père.

C'est à celle-ci, qui s'est encanaillée avec moi, que je dois tout, monsieur. Oui, tout; surtout au commencement...

1. Maison médiocre.

(17)

CHAPITRE I

A l'ouest de Landouzy, la route d'Hirson s'infléchit largement puis revient sur elle-même pour inscrire dans sa courbe les formes lourdes et puissantes d'une croupe de terrain couronnée de murs effondrés. D'aspect pourtant assez médiocre, mais noircies, ces ruines semblent chargées de menaces obscures lorsque, aux saisons humides et sombres, le ciel bas vient peser sur elles. On vous dira qu'ici, autrefois, s'élevait « le château Lavaqueresse ».

La contrée est chargée d'histoire et on y rencontre toujours de vieilles gens qui se plaisent à évoquer le passé profond du pays des sarts 1 et des rièzes 2. Un dit venu du lointain des âges voulait que sur cette « motte » les Francs du grand empereur d'Aix-la- Chapelle eussent élevé une forteresse de bois après avoir abattu les grands chênes d'alentour.

Quant aux ruines qu'on voit encore aujourd'hui, ce sont celles de la belle maison du Dr Lavaqueresse que les uhlans incendiè- rent on ne sut jamais pourquoi - mais peut-être s'étaient-ils d'abord attaqués trop généreusement aux bouteilles du cellier —,

1. Les clairières de l'immense forêt.

2. Plateaux schisteux et incultes.

(18)

en surgissant des bois au matin du 26 août 1914. La maison, alors, était vide...

Le docteur, mobilisé trois semaines plus tôt, était allé rejoindre à Châlons les services du 21* corps d'armée. Anne, sa fille, en vacances depuis la fin de juillet — elle arrivait d'un couvent de Soignies, en Belgique -, avait disparu depuis quatre jours : cette

« encanaillée », comme le docteur l'avait nommée dans un moment de furieux désespoir, s'était enfuie, on ne savait où, avec un grand varouilleux 1 que tout le monde, au village, appelait le Colonel.

Quant à Mme Lavaqueresse, épaisse et haute bourgeoise toujours emperlée mais qui ne mettait le nez dans le village que pour se rendre à la messe, elle avait fait atteler, le matin du 25, et elle était partie derrière son cocher, emportant ses bijoux et avoirs dans une pesante cassette et sans plus se soucier, semblait- il, du sort de la jeune fille. Le cabriolet avait pris la route d'Hirson et on supposait que Mme Lavaqueresse avait poussé jusqu'à Laon et peut-être jusqu'à Paris.

Mais tout le monde ou presque, à Landouzy, était resté sur place; les uns tenus par la misère et sachant, par tradition familiale, que les soldats étrangers ne sont jamais plus terribles que lorsqu'ils vous rejoignent sur les routes; les autres, par crainte d'abandonner leurs troupeaux.

Les uhlans, d'ailleurs, étaient passés aussi vite qu'un orage et on dut attendre trois longues journées, le ventre serré, avant de voir arriver pour prendre ses quartiers une compagnie de la Landwehr aux lourdes bottes.

L'incendie de la maison du docteur avait peiné bien des gens;

la peur évanouie, certaines femmes étaient même allées jusqu'aux larmes!

Cette maison faisait l'orgueil de Landouzy; on la désignait du doigt aux gens de passage et on guettait sur leur visage l'admiration qu'ils ne manqueraient pas, pensait-on, de manifes- ter. Le père du docteur, docteur lui-même, et qui avait de « gros moyens », l'avait fait bâtir dans « les derniers temps de Badin- guet »; sa façade s'élevait, affirmation de puissance, sur deux étages que prolongeaient encore des toits aigus d'ardoises au faîtage de plomb; le docteur avait fait installer un paratonnerre

1. Maraudeur et fripouille.

(19)

que tout le monde observait pendant la durée des orages; pas de bâtiments de ferme, mais simplement une grange pour les équipages et la provision de fourrage et une écurie, « à l'anglaise » disait-on, qui abritait les deux juments isabelle du docteur.

Dans l'encadrement des fenêtres et de la grande porte, on n'avait pas ménagé la pierre bleue de Belgique : c'était aussi soigné que « dans les plus belles rues de Namur ».

Le docteur était un homme du pays, épais et haut comme une muraille, le visage puissamment coloré par le grand air, la mangeaille et la bière; ceux qui ne l'aimaient pas - et il y en avait car l'homme était brutal - disaient que ses joues avaient la couleur d'un maroilles. Il n'admettait guère qu'on se rende chez lui pour le consulter ne tenant pas, sans doute, à placer les richesses de sa belle maison sous les yeux des rustres : on l'envoyait chercher par un gamin ou une vieille ou on levait la main pour l'inviter à entrer quand il passait, assis bien droit et rênes en main, sur le siège de son tilbury.

Il portait redingote et melon, hiver comme été; par les grands froids, il échangeait ses moufles tricotées contre d'énormes gants fourrés de cuir de mouton et couvrait ses genoux et son ventre d'une épaisse couverture de laine et d'une peau de vache blanche et rousse.

— Il ne prend même pas une vache d'ici!

Le propos était un reproche et, en même temps, l'expression d'une admiration. Les vaches d'ici, c'étaient, en ce temps-là, des marollaises à robe café-au-lait foncé, aux formes élégantes, joliment encornées mais petites de taille; les amis du docteur, pour le défendre, disaient que la peau des marollaises n'était pas assez épaisse, ni leur poil assez dru, pour bien protéger les genoux de Lavaqueresse, « fragiles, comme toujours les genoux de ceux qui ont perdu l'habitude de marcher ».

De là des conversations, sur un ton de dispute, qui n'en finissaient plus : les uns jurant que le docteur, si grand et lourd qu'il soit, ne tenait guère sur ses quilles et d'autres se prenant le ventre en proclamant que la danse vient de la panse et que, bien nourri comme il était, le docteur, à pied, à cheval ou au lit

« damerait le pion à tous les mangeurs de fèves et de bouli 1 que nous sommes ».

1. Pot-au-feu

(20)

Anne avait donc disparu un peu avant le 26 août mais sa conduite scandaleuse ne datait pas d'hier...

A sa naissance, le docteur et sa femme eussent été pleinement satisfaits si on leur avait dit qu'ils pourraient, dans l'avenir, espérer un garçon, mais l'accoucheur, un « as » de Charleville qui était accouru à l'appel de Lavaqueresse, s'était montré péremp- toire : Mme Lavaqueresse subirait, aussitôt que possible, ce qu'on appelait alors une « totale »!

Anne fut traitée, en conséquence, comme l'héritière d'une dynastie puissante et menacée. On veillait sur elle nuit et jour. On fut quérir à Calais une nurse en tablier blanc, laide comme les sept péchés capitaux mais luisante de propreté comme une toile cirée, qui ne la quitta plus d'une semelle jusqu'à l'âge de sept ans.

Le curé Lajoie fut requis de monter tous les soirs « au château » - c'était ainsi qu'on disait — pour lui enseigner le latin et le catéchisme. Mais pour décider le maître d'école, M. Oremus, à venir lui apprendre à lire, à écrire, à compter, à réciter des fables et à débiter continents, nations, capitales, préfectures et sous- préfectures et, un peu plus tard, à connaître l'organisation de la République et le rôle de nos institutions nationales, le Dr Lava- queresse dut user de toute son autorité et consentir quelques sacrifices d'argent.

Oremus - un nom surprenant pour un ennemi juré de la religion et de ses prêtres - disait d'ailleurs à qui voulait l'entendre qu'il serait volontiers « monté pour rien » si on lui avait évité « la honte » de traiter Lajoie comme un de ses pairs. Ce n'est pas qu'il en voulût spécialement à Lajoie, mais Lajoie était, à Landouzy, le représentant et le propagateur de l'obscurantisme;

lui, Oremus, était logé et payé pour répandre les lumières...

Il s'employait d'ailleurs de tout son zèle et sans faiblir à cette noble tâche; il s'y épuisait même et, lui semblait-il parfois, parfaitement en vain : le nombre des premiers communiants restait à peu près le même chaque année et il égalait celui des candidats et candidates au certificat d'études.

Quand revenait le mois d'avril, Oremus ne décolérait plus parce qu'il était contraint, c'était la loi et son inspecteur la lui avait rappelée, de lâcher à onze heures précises les futurs premiers communiants : le cours supérieur de sa « classe à trois cours » s'en trouvait découronné alors qu'il aurait souhaité le

(21)
(22)

Marc Blancpain

Le sentier de la douane

La bachelière de Landouzy

Non loin du village de Landouzy, entre Sambre et Meuse, dans les profondeurs de la forêt ardennaise, passe "le sentier de la douane"...

Hommes et femmes, audacieux et rusés, pour passer en fraude liqueurs, café et tabac, mènent contre les douaniers un âpre combat quotidien.

En août 1914, ce combat s'interrompt : les Allemands sont là. D'un même cœur, alors, "fonceurs" et fonctionnaires s'attaquent à l'oc- cupant qui les opprime et les traque. Mais la guerre terminée, tous se retrouveront, plus acharnés encore qu'autrefois, pour s'affronter à nouveau sauvagement.

Au cœur des bois et des fagnes humides de cette contrée "des rièzes et des sarts" - le pays des quatre fils Aymon -, au milieu d'un peu- ple farouche, se détachent la douce figure d'Anne, la bachelière, et celle de l'intrépide contrebandier, Henri, qu'on appelle "le Colonel".

Marc Blancpain est né et a grandi en Thiérache, sur les bords de la Sambre et de l'Oise haute, et la plupart des romans de ce grand voyageur, du Solitaire - grand prix du roman de l'Académie française - aux Peupliers de la prétentaine et à Nous l'appelions Bismarck, ont pour cadre cette terre de violence et de poésie.

Denoël

Referências

Documentos relacionados

Pour que cet ouvrage vous soit vraiment profitable au sens acquisition d’une pratique, je tiens à vous suggérer quel- ques impératifs avant que vous n’entamiez le chemin que je vous