CeIui qui lira ces lignes, sa réaction, quelle sera-t-elle ? Dégoût ? Sourire ?
Je sens si bien moi-même toute l’ignominie d e mon vice que je n’aurai jamais le courage d e transcrire ici son nom.
Mon aventure, le papier ne la supportera qu’à une condition : éviter sans cesse toute précision, tout détail. D e peur que le tragique ne devienne à l’instant
de
l’ignoble ou du burlesque.a L e pire d e notre histoire, me disait un
de
mes compagnons d e servitude, c’est qu’elle est<< en impasse », c’est qu’elle ne peut servir à rien.
Elle
ne mène nulle part.I1
n’y a pas d’explica- tion possible, pour nous. P a s d e métaphysique qui tienne.I1
faut croire qu’il y a dans la vie des e ratages », que veux-tu...
Des coups manqués.Des u loupés D. Des frères siamois, des acépha- lés, des
...
et nous... D< Des choses qu’on cache. C’est gênant, que
veux-tu. Elles ne s’accommodent pas trSs bien
avec l’idée de Dieu.
Où
estla
sagesse d’un Dieu dans un fœtus sans tête ? Alors, on passe...
on<< gaze D... O n jette un voile
...
O n n’insiste pas...
Nous, c’est un peu ça, qu’on est. Des G incuits B comme on dit dans les briqueteries. Des ratés.
Il
vaut mieux que personne n’en parle. O n est déroutants, dansla
démonstration. Notre histoire n’a aucun sens. P a s de remède et pas d’issue pour nous. Elle jure avec le dogme de la liberté, de la perfectibilité humaine. C’est bien embarras- sant, de tomber ainsi sur des types dontla
vie n’a plus aucune signification, qui ne peuvent même plus servir à rien qu’à empester leur voi- sinage, et à qui on ne peut même pas aller dire que c’est leur faute et qu’ils sont responsables ! Alors, tais-toi, mon vieux.Fais
le moins de bruit possible.A
des types comme nous, l’humanité ne peut demander qu’une chose : Nous faire oublier des autres ! Puerle
moins possible ! Achever de pourrir avec discrétion. >>Peut-être a-t-il raison. Mais voilà justement ce que je ne puis pas accepter.
J’ai besoin d’une foi, d’un Dieu, qui n’aient point prévu d’intouchables.
Et
qui se voileraitla
face et me repousserait après avoir connu cette confession, celui-là, par ce geste, avouerait qu’il n’y a point place, en son âme, en sa croyance, en sa spiritualité à lui, pour toutes les misères.I1
avouerait qu’il a besoin, surcertzins drames, sur certains destins sordides, effroyablement saccagés et gâchés comme le mien, de passer, de jeter une ombre hypocrite, pour ne pas gêner ses idées, pour conserver son assurance, ses certitudes et sa sérénité.
I1
avoue- rait que toute espérance repose sur un mensonge.Pourquoi n’oserais-je pas le dire, après tout, que j’ai l’audace, du fond de mon ignominie, de garder, moi aussi, I’espoir ?
Rentré d e Bruges ce matin.
Ces voyages, ces visites à la chère tombe me font toujours du bien.
Discussion violente avec ma mère, comme d’habitude, à peine franchi le seuil de la maison.
Il
paraît que l’on avait besoin de moi, hier, ici.Les travaux de la villa << Yvonne B, au Zoute, à
<< métrer >> d’urgence.
I1
n’y a guère qu’en ces occasions-là que je lui manque.Elle ne comprendra jamais tout ce que peut représenter pour moi mon aïeule, et chaque jour davantage à mesure que je comprends mieux tout ce que j’ai perdu avec
la
disparition de ce vieil être.A u fond, ma vie entière était accrochée aux
jours de cette femme. S a mort a scellé mon destin.
Mon destin : un mot que j’aime. Qui me revient trop volontiers à l’esprit, aux lèvres.
Qu’il doit être agréable de pouvoir s’avouer fataliste !
Cette vieille femme au visage carré, osseux, à
la
fois fort et doux...
U n visage d’homme à la mâchoire solide, aux pommettes larges, au front bombé, obstiné, tê tu... J’ai reprisla
photo usée que je conserve d’elle. U n e paysanne de Flan- dre, petite, trapue, fermement accrochée au réel, le chapelet noué au poing comme une corde...
Ses yeux étaient gris, luisants, paisibles et per- çants à la fois. Elle avait toujours un peu de sang aux joues. Bien qu’elle eût perdu ses dents, sa bouche gardait un
pli
énergique. Jusqu’à son dernier jour elle porta ses cheveux gris tirés en deux bandeaux irréprochables, de chaque côté du front. Je crois qu’elle se teignait un peu. Elle était apaisante, rassurante. U n être fort et pla- cide. Les champs, le travail de la terre, la prière, l’atmosphère pesante et salubre dela
religieuse plaine flamande, l’avaient marquée.J’ai parfois jugé durement ma mère. << Pour- quoi ne m’a-t-elle pas élevé elle-même, tout près d’elle, à son foyer ? >> Je sais que ce n’était pas facile. U n e femme d’affaires, ma mère. L’entre- prise Chelens, ce n’est pas mon père, c’est elle.
Ces constructions, ces villas, ces châteaux, ces ponts, ces gares, ces hôtels, ces hôpitaux, tout cet œuvre
de
bâtisseur, c’est son bien. Mon père ? U n bon contremaître. P a s assezde
passion, d e flamme. La fortune d e la firme Ghelens, c’est sur ma mère qu’elle repose. P a sde
doute.Elle a voulu faire fortune pour nous autant que pour elle. d u moins elle l’a cru. A-t-on le temps d’y voir très clair en soi quand l’existence vous emporte ? L’homme a eu à peine le temps d’un éclair d e réflexion sur lui, son aventure ter- restre, et déjà,
il
est mort.Peut-être aussi mon père eût-il été capable d e quelque chose, si la passion dominatrice
de
sa compagne ne l’avait pas toutde
suite subjugué, étouffé, écrasé.Q u a n d je suis rentré, ce matin,
il
remontaitde
la cave.I1
avait déjà les pommettes trop rouges et le regard un peu gêné, un peu trouble... I1
a grogné < bonjour D et a filé.Responsable ? Jusqu’à qu,el point ? Cet étouf- fement, cette tutelle suifocante..
.
P o u r qu’il ne m’ait pas même posé une seule question sur mon voyage, sur cette absence sans excuse,
il
a fallu qu’il se sentît déjà bien peu maître de lui-même...
Mélange d e dégoût et de pitié.
<<
De
dégoût ! > C’est moi qui écris cela !Désarmante inconscience !
11 tenait d’elle, tout de même, d e sa mère, de mon aïeule.
Il
en avait la mâchoire carrée, forte, ossature trop visible sous l’épiderme. Comment n’a-t-il pas réagi davantage ?Je n ai jamais compris.
Elle
le
craint, ma mère.Elle
en a peur, au fond. Elle connaît ses rares mais épouvantables explosions de colère. Mais elle a elle-même au fond du cœur une violence d e passion, une avi- dité d e domination si absolue, si totale, qu’il lui faut bien, coûte que coûte, et dût-elle en mourir, maîtriser et dompter cet être robuste et lourd, aux emportements de taureau. U n dompteur fra- gile et téméraire en face d’un fauve.Elle
l’a
fait plier. Elle a usé cette résistance de buffle.A
force de coups d’aiguillon, de me- nues souffrances quotidiennes. Mais en le matant, ellel’a
brisé. Cet homme est fini.I1
ne demande plus à la vie que l’oubli.Un
oubli facile et abject.Même la peur de la mort ne l’arrête pas. Cette congestion qui l’abattit, voici trois ans,
il
sait bien qu’elle peut revenir.-
C’est ça, ton régime ! crie ma mère. C’est ça, l’eau de Vittel etle
petit lait ?I1
ne répond même pas.I1
n’a même pas un haussement d’épaules. Toute la puissancede
résis- tance de cet homme, elle s’est désormais réfugiée dans cette suprême citadelle : le fond de lui- même.9 . .
-
Qu’on me laisse crever comme je veux ! Donjon, cette fois, inexpugnable.La
mère l’a senti. Toutes ses fureurs n’y peuvent rien. A u fond,il
mourra tout de même vainqueur. Voilà peut-être pourquoi, plus encore que d e le voir se dégrader et se suicider, elle enrage. S u r un point,il
l’aura vaincue.Q u e
de
drames entre ces deux êtres !Et
que de haine en moi contre ces êtres ! Q u e d e pitié aussi ! Mais la pitié n’est qu’intelligente. Elle ne perle qu’à force d e réflexion.La
haine, elle, jaillitde
source !J’ai vainement prié, sur la tombe d e ma grand- mère. Je lui ai demandé d’attendrir mon cœur envers eux deux. Je suis revenu à Ostende ce matin, l’âme un peu amollie, semblait-il.
A
peine rentré dans notre grande maison, face à l a mer, on eût dit que le climat glacé d’e cette demeure fouettéede
vent et d’embruns me ressaisissait, me durcissaitde
nouveau. Je m’étais juré d e les embrasser, tous deux. Mon père, entrevu juste commeil
débouchait d e l’escalier d ela
cave...,
non..., je n’ai pas pu aller plus loin, tout
de
même !I1
n’y tenait pas, d u reste...
Deux mots brefs, le visage détourné, pour que je ne sente pas son haleine...
Déjàil
avait filé. M a mère...
Rien qu’à son bonjour sec, j’ai senti l a menace sur ma tête, la scène imminente, longuement éla- borée toute la semaine précédente.
Et
même sanstout cela, je ne crois pas que j’eusse kté capable d e me tenir parole.
Si
j’étais un homme comme les autres, je crois qu’une telle profondeurde
fiel etde
haine en mon c m r m’accablerait, me désespérerait. S e savoir incurablement mauvais ! S e sentir irré- médiablement une bête mauvaise, entourée d’au- tres bêtes mauvaises !Mais ainsi, non.
Si
j*,en souffre et si j’en ai honte, je sais aussi d u moins, j’ai apprisi
savoir qu’il est au fond de chacun de nous quelque territoire interdit, quelque jungle où se réfugie impénétrablement la bête sauvage, jamais complè- tement morte, toujours prête à quelque soudaine ruée. J’ai appris que sur nous-mêmes nous ne sommes pas tout-puissants. J’ai appris à me sup- porter et à supporter.E t ainsi, à l’instant même où, contre eux deux, contre mon père avec son abrutissement entre- tenu, contre ma mère avec sa démesure dans l’égoïsme, je sens recouler en moi un flux de ran- cœur et d e fureur aussi criminelle que leur crime,
-
à cet instant encore, au-delàde
ce furieux tumulte en eux et en moi,il
reste que j’éprouve encore, par-dessus tout, une immense compassion envers nous trois, envers nous trois impuissants à mieux nous aimer. E t je peux dire que j’en viens parfois à les plaindre et à lesaimer infiniment, à les aimer jusqu’aux larmes,
de
ce que je les aime si peu !E t je crois qu’au fond, en vérité, le véritable amour, c’est encore celui-là ! U n e compréhen- sion intelligente et pitoyable.
A
Bruges, je suis passé par la rue, j’ai tra- versé la petite place où étaitla
demeure d e mon aïeule. J’ai véculà
dix ans. Les dix seules années heureuses d e ma vie.I1
y avait du soleil, quelques pousses, déjà, aux vieux platanes. Les petites maisons basses, blanchies à la chaux, sou- lisnées d’un soubassement goudronné d e noir, n’ont pas changé.Ni
les toits de tuiles d’un beau rouge chaud, doux àl’œil
comme un velours.Ni
les petites fenêtres à rideaux blancs ouvertes sur des intérieurs frais et sombres comme des églises, avec, çà et là, l’éclat d’un cuivre bien fourbi.
I1
y avait là, comme au temps de mon enfance, adossées au mur, dans l’ensoleillement léger qui traversait d’une pluie d’or le jeune feuillage des platanes, tout un groupe de vieilles femmes assises sur des chaises basses, un gros coussin sur les genoux, en train de faire de la dentelle. Je suis passé tout près d’elles, pour écouter une minute, avec une sorte d’avidité, le cliquetis de leurs pe- tits fuseauxde
buis. E t avec quelle intensitédéli-
cieuse et déchirante renaissait le souvenir de mon enfance. M o n banc de bois,
la
place au coin du gros poêle, le rond joyeux de la lampe, ma poupéede
carton,-
un carré d’étoffe blanche où je m’applique à broder d’informes initiales au coton rouge...
Grand-mère achève auprès de moi un col de dentelle.I1
fait nuit. Tout est silence.L e choc des petits bouts de buis, sur le coussin, prend dans cette atmosphère une étrange sono- rité claire, qui emplit toute
la
maison. Je ne sais quel mélange de bien-Stre, d e bonheur etde
tris- tesse m’imprègne. O u bien, peut-être,la
tristesse s’est-elle simplement ajoutée au souvenir,-
à mesure que j’ai vieilli...
S i ma pauvre grand-mère avait vécu
...
C’est une idée que j’aime à remâcher. C e vieux goût, cette vieille rage d e fatalisme jamais tota- lement éteinte en moi, comme elle se plaît à y revenir ! Parce que j’y trouve comme une abso- lut ion.
6: C e qui t’est advenu n’est pas de ta faute.
Cette déchéance n’est pas ton œuvre. T o u t aurait pu tourner autrement, si le destin l’avait voulu, et sans plus d e mérite et
de
responsabilité d e ta part...
BVoilà, au fond, l’arrière-pensée secrète qui me fait, avec une telle complaisance, revenir inlassa- blement sur cette période d e mon passé, sur la mort de ma grand-mère.