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DEUXIEME PARTIE

No documento Françoise Simille (páginas 147-200)

Une poétique du passage

« Il y a plusieurs années, écrit Jaccottet au début de La Promenade sous les arbres, que j’essaie de cerner, dans l’intention de la relater et de la commenter, ce que je dois bien appeler une expérience poétique »1. Or, dès la page suivante, cette expérience est décrite comme celle d’une plénitude : ayant « le sentiment d’avoir vécu, certains jours, mieux, c’est-à-dire plus pleinement, plus intensément, plus réellement que d’autres »,

« je découvris peu à peu que ces jours, ou ces instants, chez moi, étaient liés, d’un lien qui restait évidemment à définir, à la poésie ».

La poésie est en effet, initialement, l’intense émotion d’une rencontre heureuse avec le réel, fût-il des plus quotidiens (un cerisier, des pivoines…). « En nous éloignant de l’origine », nous nous serions éloignés de la capacité d’une relation naturelle et continue avec le monde, « de sorte que les poèmes des époques [modernes] parlent plutôt de la nostalgie, de la recherche, ou de la brusque et éphémère redécouverte, de cette plénitude »2. Ce qui est alors vécu est donc éprouvé comme de l’ordre du passage, de

« la trouée miraculeuse » – pour reprendre la belle expression de Jean Starobinski3 – dans l’opaque épaisseur de l’espace et de la durée. Et ces « instants privilégiés »4 sont la source première de l’écriture de Jaccottet : « Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a bien longtemps, comme une étoile intérieure » et dont il est possible encore de

« surprendre [l’]éclat dans la nature »5.

Dire ces « échappées »6, qui ont à voir avec l’émerveillement de la rencontre amoureuse, c’est alors, puisqu’elles peuvent être espérées mais non pas provoquées, combler l’intervalle de l’une à l’autre, les prolonger en les accomplissant, mais aussi

1« La vision et la vue »,La Promenade sous les arbres, p. 13.

2« Remarques sans fin »,ibid., p. 107.

3Jean Starobinski, Préface àPoésie 1946-1967,op. cit., p. 17.

4La Semaison, p. 196.

5« Le cerisier »,Cahier de verdure, p. 9.

6La Semaison, p. 167.

répondre à la demande que semble porter l’appel du paysage, en transformant en mots ce qu’André du Bouchet nomme « la parole d’avant-la-parole »7, et c’est enfin transmettre à l’autre le bonheur retrouvé, faire de la donation du réel au poète le don du poète au lecteur dans un mouvement généreux de circulation continue.

Cela ne va pas sans conditions rigoureuses, sorte d’ascèse qui s’avère, à la fois, esthétique et éthique de la transparence puisqu’il s’agit pour le poète, en lui et dans le langage, de se faire « poreux » au monde, « transparent » à l’autre, de se placer dans ce complexe « état d’accueillance » qui n’est pas sans rapport avec celui du peintre de sumie ou de l’auteur de haïku.

Mais l’enchantement qui en résulte est celui d’un monde totalement ouvert, qui dans l’évidence d’une harmonieuse unité, s’offre, sans barrières, sans limites, à l’envol du regard et à un langage dont le pouvoir métaphorique consacrera la métamorphose.

Transparence, transmission, transformation : la poétique de Jaccottet se révélera donc bien comme poétique du passage. Et, dans l’œuvre souvent inquiète de Jaccottet, elle ouvrira sur « une lumière absolument unique, inoubliable »8.

7André du Bouchet, « Faites passer », pp. 9-13 inPhilippe Jaccottet, sous la direction de Patrick Née et Jérôme Thélot, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2001, 328 p., 30 p. de pl. en noir et en coul., « Cahier, 14 ».

Cité ensuite sous l'appellationJaccottet/ Cahier 14. Ici, p. 12.

8« Une clairière (André Dhôtel) »,Une transaction secrète, p. 207.

1

Le passage, l’échange entre le monde, le moi et l’autre

La rencontre du monde

La nature de la rencontre

Dans un poème intitulé Les Miens et un récit de voyage adressé à sa mère, auxquels se réfèrent et Observations et autres notes anciennes (pp. 42 sqq.) et Paysages avec figures absentes (p. 146)9, le jeune Hölderlin évoque la très profonde et soudaine impression qu’il ressentit une première fois devant le Neckar, une seconde devant le Rhin ; « émotion qui confine à l’ivresse », commente Jaccottet, qui « arrache » « le rêveur à son rêve », émotion que suscitent « deux moments » de « rencontre » avec le monde, deux moments où « quelque chose est passé » du monde au moi10; « et, précise encore Jaccottet, que de telles rencontres inoubliables n’aient pas été réservées à une ardeur juvénile, toute l’œuvre l’atteste ». Or l’on sait comme souvent Hölderlin est pour lui un miroir ; l’attention réitérée qu’il porte à ces deux textes implique que cette expérience lui soit aussi familière et essentielle : au bord de « la rivière échappée », Jaccottet connaît en effet l’« éblouissement né d’une rencontre »11; la vue du griottier couvert de fruits est une « rencontre entre toutes intraduisible »12; et, à Serrabone, « de nouveau, dit-il, quelque chose en nous est atteint, étonné, enflammé. […] La rencontre s’est produite dans la solitude, à l’écart, dans la montagne et le froid, presque comme par hasard »13.

9Cf. Hölderlin, « Les Miens »,Poèmes, inŒuvres,op. cit., p. 5 et lettre à sa mère du 6 juin 1788,ibid., p. 48.

10Observations et autres notes anciennes, pp. 83-84. Dans « La seconde naissance de Hölderlin » (Une Transaction secrète, p. 42), avant d’en venir à la rencontre de Hölderlin avec le Rhin puis le Neckar, toujours à travers le poème « Les miens » et la lettre du 6 juin 1787 à sa mère, Jaccottet, citant le texte de Rilke intitulé Sur le jeune poète, relève comme à l’origine de la « vocation » poétique de Kleist et de Stifter un choc, une rencontre du même ordre : « Qui lit les premières lettres de Kleist ne laissera pas (dans la mesure où il saisit le sens de cette apparition qui s’illumine à des lueurs d’orage) d’accorder de l’importance au passage où il est question de la voûte d’une certaine porte, à Wurzbourg, – une des toutes premières impressions qui, d’un tact léger, mettent la génialité déjà en éveil sur la voie du monde extérieur. Tout lecteur réfléchi de Stifter (pour prendre un second exemple) pourrait supposer à part soi que ce conteur poète a vu sa vocation intérieure devenir inéluctable dans l’instant où il tentait – au cours d’une inoubliable journée – de rapprocher à l’aide d’une longue-vue un coin de paysage fort éloigné et où brusquement, dans un bouleversement total de sa vision, il ressentit une fuite d’espaces, de nuages, d’objets, et un effroi si fécond qu’à cette minute même son âme béante de surprise accueillit l'univers, telle Danaé l'épanchement de Zeus. »

11La Promenade sous les arbres, p. 93.

12La Seconde semaison, p. 80.

13Les Cormorans, pp. 46-47.

Si, dans ce cadre sauvage, le monastère de Serrabone a quelque exceptionnelle grandeur, quoi de plus commun qu’un cerisier, des pivoines, un ruisseau ? Mais la rencontre n’en perd rien de son intensité :

Je voyais la lumière sur le bois des arbres de mars ; ou la rivière briller entre les feuilles (merveille que je me souvenais avoir toujours surprise avec délices) ; ou des feux dans les verdures très sombres de l’hiver. Somme toute, presque rien : lueurs, vols d’oiseaux, regards, paroles égarées dans l’air. Véritablement, de ces choses dont je sais aussi pertinemment que quiconque combien elles sont légères, insaisissables, inutiles...

Eh bien ! j’étais arrêté pourtant, comme par la mort [...] ou le désir de l’amie nocturne, [...]14

L’intensité semble même grandir de ce que, comme dans le haïku en quoi Jaccottet a reconnu sa propre conception de la poésie, l’objet de la rencontre est « peu de chose : un doigt d’eau brillant dans les prés ; peu de chose : la chaleur du soleil sur le mur blanc »15; ou, restriction sensible, « à peine quelque chose… […], à la limite du perceptible », tel le « brouillard » du verger en fleurs16; voire « presque rien »17: « la serratule des teinturiers », « ce presque rien que la main du désherbeur épargne comme s’il s’agissait d’une chose rare et précieuse »18, ou « le petit pêcher rose, dans la distance, sur un coin de pré clair. Rien que cela »19. Au fil des années, c’est même avec des éléments du monde « de plus en plus humbles » qu’a lieu la rencontre, comme Jaccottet le remarque dansCarnets(p. 128) : « C’est comme si, avec le temps, je passais de fleurs encore relativement prestigieuses, pivoines, passe-roses, à d’autres de plus en plus humbles, fleurissant à ras de terre : tels ces liserons des champs », auxquels Et, Néanmoins consacre des pages où ils sont dits « choses sans nécessité, sans prix, sans pouvoir »20, du moins si l’on s’arrête à l’apparence ; telles encore ces violettes,

« infimes, frêles, pâlottes, presque insignifiantes »21, chantées elles aussi dans Et, néanmoins : « fleurs faibles et presque fades », elles y sont « infimes » à nouveau (p. 20) et même « l’infime » (p. 23), ce qui est au plus bas ; mais, « à ras de terre », leur secret n’en est que « plus précieux, plus nécessaire », « à ras de terre », elles sont

« nouvelles de l’aube », elles sont « sources toujours à ras de terre »22. Et dansNotes du ravin (p. 45) : « Violettes au ras du sol : "ce n’était que cela", "rien de plus" », écrit entre guillemets le poète, conscient de reprendre ses propres expressions. Le « foulard » du rouge-gorge n’est, en effet, « presque rien, comme cet oiseau n’est presque rien »,

« minuscule piéton », « petit porte-drapeau » : « cela ne pèserait presque rien, même

14« Remerciement pour le prix Rambert »,Une transaction secrète, p. 293.

15Observations et autres notes anciennes, p. 82.

16À travers un verger,p. 10.

17Tels sont les premiers mots du premier poème d’Airs.

18La Seconde semaison, p. 215.

19La Semaison, p. 95.

20« Aux liserons des champs »,Et, néanmoins, p. 76.

21Carnets, p. 127.

22« Aux liserons des champs »,Et, néanmoins, p. 71 (« parce que celles-ci étaient des plus communes, des plus basses, poussant à ras de terre, leur secret me semblait plus indéchiffrable que les autres, plus précieux, plus nécessaire ») ; p. 74 (ces fleurs, à ras de terre, comme de l’obscurité qui se dissiperait, ainsi que le jour se lève », « autant de bouches d’enfant disant "aube" à ras de terre ») ; et p. 80.

dans une main d’enfant »23. C’est cependant ce que l’on « voi[t] soudain, à deux pas »24 et qui « touche ». À Saint-John Perse, donc, menaçant celui qui, au colchique d’or et aux cuivres, « préfère la roseraie et le jeu du clavecin » d’être « dévoré par les chiens… », Jaccottet « aimerai[t] opposer au contraire […] la vérité frêle, gracieuse et transparente de la graine »25. Il se reconnaît, en revanche, dans ce fragment de lettre, que l’on croirait vraiment de sa plume mais qui (exception faite de la précision entre crochets qu’apporte un Jaccottet naturaliste) est de… Webern :

La cause de mon émotion : ce sens profond, insondable, inépuisable que l’on retrouve dans toutes les manifestations de la nature... J’ai découvert une plante : " Vert d’hiver "

[C’est en fait la pyrole, une éricacée]. Une petite plante comme le muguet, invisible, à peine décelable. Mais ce parfum balsamique. Ce parfum ! Il est pour moi la quintessence de la tendresse ; du mouvement, de la profondeur, de la pureté...26

Cette intensité a toutefois la fugacité de l’immédiat, et le « presque rien », fragile, éphémère, ne s’offre qu’à celui qui passe, fragile, éphémère. Brève rencontre27, en effet, que celle du moi et du monde : « un salut, au passage »28, qui a lieu dans l’instant,

« est donné au passant comme un souffle »29. Ce thème est décliné, tel un leitmotiv, dans toutes les proses poétiques : les amandiers en fleurs d’À travers un verger, c’est

« ce qui vous arrête […], au passage » (p. 11), ce qui « surgit un jour, inattendu, quand nous passons » (p. 12) ; « ces choses, herbes et fleurs, ces coloris, cette foule » du pré de mai, [sont] entr’aperçus par hasard, en passant »30; et la floraison du cognassier fait surgir la question : « Qui peut m’avoir tendu cela comme je passais ? »31. On se souvient du haïku de Bashô, dernier transcrit par Jaccottet dans son anthologie :

La première pluie d’hiver.

Et mon nom sera dit

"Le Voyageur".

Les deux poètes se retrouvent dans la même pensée : seul qui se sait « voyageur »32, qui s’accepte « vagabond », « peut entrevoir cela, recevoir pareille aumône »33, car « la conscience de n’être jamais qu’un voyageur vous lave les yeux », affirme Jaccottet dans la préface de cet ouvrage;c’est elle qui rend le « regard frais comme coup de vent »34, grâce à elle que l’« on recommence à voir »35, que toute chose redevient, est

23« Rouge-gorge »,Et, néanmoins, p. 58.

24Ibid., p. 57.

25 Observations et autres notes anciennes, p. 93. Cf. Saint-John Perse, Vents suivi de Chronique, Gallimard, "Poésie", 1960, 159 p. Ici,Vents, 6, p. 32 :

« Nous t’épierons, colchique d’or ! comme un chant de tuba dans la montée des cuivres.

Et si l’homme de talent préfère la roseraie et le jeu du clavecin, il sera dévoré par les chiens. » 26La Seconde semaison, p. 223.

27Cf.Les Cormorans, p. 50.

28« Blason vert et blanc »,Cahier de verdure,p. 32.

29« Trois fantaisies »,Beauregard,p. 89.

30Paysages avec figures absentes, p. 85.

31« Blason vert et blanc »,Cahier de verdure, p. 32.

32Beauregard,p. 69.

33« Apparition des fleurs »,Cahier de verdure, p. 75.

34Observations et autres notes anciennes, p. 105.

35La Semaison, p. 84.

« première » ; ainsi, « la montagne de Miélandre sous la neige, absolument sans tache : […] c’est une aile. C’est comme si le regard, en passant, malgré son usure, se couvrait d’une aile et retrouvait l’enfance »36. Vus chaque année, les amandiers, les pivoines sont, « au passage », ce que l’on ne verra pas deux fois. Et de l’œuvre de Mallarmé qui lui est, certes, pleinement connue, mais qu’il dit (en novembre 1983) ne plus lire beaucoup, Jaccottet retient un poème qui se termine ainsi :L’oiseau qu’on n’ouït jamais /Une autre fois en la vie, et ajoute : « Ces deux derniers vers me reviennent souvent à l’esprit – comme une désignation de ce que la poésie fait quelquefois percevoir »37.

L’« impression obscure et profonde », jaillie de la rencontre avec les éléments du paysage – en l’occurrence, ici, les arbres38– est donc déjà, en elle-même, de l’ordre du poétique. Dans le « Remerciement pour le prix Rambert », à deux pages de la fin39, Jaccottet attire sur ce point l’attention de l’auditeur :

On a peut-être remarqué que je n’ai pas encore prononcé le mot « poésie » . Mais, cela va presque sans dire, c’est d’elle seule que j’ai parlé depuis le début, puisque c’est très simplement et très précisément de l’espèce d’émotions évoquées jusqu’ici [...] que naît [...] le besoin de s’exprimer.

Ou encore, dans La Promenade sous les arbres : « j’ai essayé, dit Jaccottet, d’interroger mon émotion devant des paysages » (p. 111) ; « il a fallu que j’essaie de comprendre ces émotions et le rapport qui les liait à la poésie » (p. 20). On peut lire un premier signe de ce lien dans l’emploi du verbe toucher qui ouvre, en effet, bien des proses poétiques, avant que ne soit tentée une description qu’en quelque sorte il fait naître. Ainsi de « Travaux au lieu dit l’Étang » : la première page y constate que « les longues pluies, en peu de jours, ont refait l’étang », asséché depuis des années ; « on est surpris de découvrir cette surface d’eau que le vent ride […] ; surpris, et touché »40. Tout le développement, les « tâtonnements » ultérieurs seront pour expliciter ce que recouvre le terme. Ainsi, l’écriture prolonge l’émotion de la rencontre avec le monde, premier temps de l’expérience poétique dans laquelle elle s’enracine ; ainsi, la poésie s’avère « toute de relations : entre le monde et le moi, entre le langage et le monde, entre le moi et le langage »41.

Aussi bouleversante que celle de la mort, la rencontre du monde s’oppose à elle, radicalement, parce qu’elle est « joie » :

« Au sortir d’un bois de chênes […] paraît, au creux d’une combe, un champ d’avoine : alors, de nouveau, un saisissement, un émerveillement, une joie, pourquoi ? »42.

36La Seconde semaison, pp. 63-64.

37Ibid., p. 60.

38La Promenade sous les arbres, p. 95 : « C’est en ce mois [de mars] que, dans les forêts qui avoisinent Paris, j’ai ressenti pour la première fois peut-être à les voir une impression obscure et profonde, et maintenant je la retrouve ici ».

39Une transaction secrète, pp. 294-295.

40Paysages avec figures absentes, p. 59.

41 « Au jardin de Tortel », Une transaction secrète, p. 250 : l’expression y concerne le recueil précisément intituléRelations.

42La Seconde semaison, p. 13.

La réponse serait que, « histoire de passage », cette rencontre est aussi histoire d’amour, en effet, plus claire encore que celle qui peut unir l’homme et la femme. Ainsi de la rencontre du cerisier ; ayant noté que « c’était une fois de plus comme si quelqu’un vous parlait », le poète se reprend aussitôt : « quelqu’un ou plutôt quelque chose »43. On en pourrait imaginer l’échange amoindri ; il n’en est rien, au contraire : si la silhouette d’une promeneuse, suggérée par la beauté de l’arbre, entraîne la tendre évocation d’« une nouvelle histoire d’amour, commencée là comme un nouveau ruisseau, né d’une source neuve, au printemps », elle éveille aussi la pensée d’une joie mêlée de « trouble », brouillée par le jeu, inéluctable et toujours ambigu, de la séduction, par « le besoin de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre à celui des siennes » ; la relation qui naît entre l’arbre et le poète est d’une plus grande netteté, limpidité : « je n’éprouvais nul désir de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; ou plutôt, c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais absolument rien à attendre, à demander de plus ; il s’agissait d’une autre espèce d’histoire, de rencontre, de parole. » La barrière qui si souvent sépare le moi de l’autre – cet autre fût-il le monde –, l’enfermant dans un solipsisme aveugle, disparaît alors, et cette totale absence de masque, de voile dans la relation est ce qui comble Jaccottet.

Ainsi, l’instant de la rencontre entre un élément de la nature et le poète est, chaque fois, celui d’un intense bonheur. Et l’on comprend que Jaccottet « [s]’entête […] à saisir […] tout ce qui a l’air dans ce monde de [lui] faire signe, qui en tout cas [le] touche, bien avant toute réflexion»44, puisque ces signes sont immédiatement éprouvés comme

« favorables »45 et que, si ces « impressions [sont] fugaces, par la plupart des hommes jugées frivoles et sans valeur », « l’intensité de l’expérience vécue exig[e] pourtant qu’on [leur] accord[e] plus de prix qu’aux événements les plus visibles et les plus massifs de la vie quotidienne ou de l’histoire »46.

L’échange entre le moi et le monde

De cette rencontre toutefois, ce n’est pas le poète qui a l’initiative, mais, semble-t-il, le monde. Jaccottet a beau affirmer : « il n’y a que cela qui m’intéresse : […] ramener à moi, à nous, ce monde presque invisible ; aller à lui, ou tout faire pour qu’il vienne à moi »47, ce ton volontariste est plutôt l’expression d’un désir menacé, d’une peur même, que d’un pouvoir sûr de lui. Ce sont bien, en effet, « les fleurs des prés de bord de route, à la hauteur du regard, les bleues, les roses, les jaunes, petites, et les graminées sèches, blanches » qui « de nouveau [lui] font signe de façon rapide, dérobée, insaisissable »48; ce sont encore les pommiers qui l’arrachent à ses préoccupations :

43« Le cerisier »,Cahier de verdure, p. 9, puis, pour les autres citations du paragraphe, p. 10.

44Observations et autres notes anciennes, p. 125. Les italiques sont de Jaccottet.

45À travers un verger,p. 12.

46La Promenade sous les arbres, pp. 25-26. Les italiques sont de Jaccottet.

47Observations et autres notes anciennes, p. 83.

48La Semaison, p. 142 : c’est pourquoi il aime tant cette « ouverture d’une prose de Roud » (il s’agit du texte intitulé « Epaule » dansLe Moissonneur), « sue par cœur autrefois », dit-il dans cette même phrase ainsi que dans Carnets (p. 51), et qu’il cite plus longuement dans « Aux liserons des champs » (Et, néanmoins, p. 72) : «Fleurs des talus sans rosée, pitoyables au voyageur, qui le saluez une à une, douces

No documento Françoise Simille (páginas 147-200)

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