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Nous avons vu dans les deux chapitres précédents comment le traitement du temps et de l’espace et l’agencement des personnages chez Akakpo nous dévoilent son rapport multiple au texte théâtral que j’ai appelé la « créolisation de la forme dramatique ». Nous arrivons au dernier chapitre de cette partie qui clôt aussi le travail de recherche que je présente dans cette monographie. Loin d’avoir épuisé l’œuvre de l’auteur, j’arrive par ce chapitre au terme de ce qu’une thèse brésilienne comporte, tout en espérant avoir surtout éveillé l’intérêt du lecteur et ouvert des portes pour des recherches futures autour de cette œuvre qui nous offre (déjà, malgré le jeune âge de l’auteur) un riche terrain d’exploitation de la dramaturgie contemporaine.

Je consacre ce dernier chapitre à ce qui dans le texte de théâtre est le plus à même de faire parler l’histoire : le traitement du dialogue. Tout le long de la thèse, j’évoque à quel point l’esthétique akakpoïenne est en phase avec les dramaturgies contemporaines dans son exploitation formelle multiple, menant l’hétérogénéité à son summum dans chacun de ses textes. Pour approcher le dialogue, j’ai choisi dans la myriade de procédés utilisés par l’auteur121, certains aspects dont l’intérêt se lie parfois au nombre d’œuvres dans lesquelles ils sont utilisés, mais aussi, et surtout, à l’importance qu’ils ont dans la construction des textes.

J’évoque une fois de plus les travaux de Jean-Pierre Sarrazac pour l’étude du « partage de voix » qu’il présente dans son ouvrage Poétique du drame moderne - De Henrik Ibsen à Bernard-Marie Koltès (2012), selon lequel il faudrait parler d’un « nouveau » partage, qui se veut plus proche de l’homme contemporain « séparé des autres et de lui-même » (p. 244). Dans ce même sens, Dominique Traoré (2008) évoque au sujet des écritures africaines le déracinement provoqué par les « identités plurielles », « éclatées » débouchant sur une poétique de la décomposition du texte théâtral. Le dialogue akakpoïen se situant dans ce territoire hybride et multiple, de l’homme à la fois séparé, pluriel et éclaté, son travail poétique reste du côté de ceux qui offrent « des esthétiques dramatiques encore impensées, (…) ouvertes au monde, des monstres dramatiques qui déconcertent le spectateur, ébranlent ses repères (…) et imposent leur inventivité (…) » (CHALAYE, 2018, p. 14).

L’esthétique du dramaturge togolais déconcerte notamment par les monstres engendrés dans le foisonnement du dialogue. Afin de toucher à différents aspects de cette profusion dans un premier moment, je présente sous le titre de « voix aux dialogues multiples » l’agencement

121 Dans le tableau d’analyse présenté dans l’annexe A, le.a lecteur.trice peut avoir un aperçu des différents éléments relevés pour chaque œuvre du corpus.

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de l’énonciation dans lequel je regroupe des modalités de prises de parole telles que la choralité, le polylogue, le rhapsode et le monologue. Dans un deuxième moment, j’analyse des procédés esthétiques qui déstabilisent le.a lecteur.trice par les formes ou rythmes proposés, regroupés sous le titre « compositions du jeu et de la résistance ». Enfin, dans « mettre en voix pour aller de l’avant », je me livre à la construction du rapport entre voix et thématiques abordées, notamment la lutte contre le monologisme et le dialogisme comme forme de dépassement des adversités.

Voix aux dialogues multiples

Les dramaturgies contemporaines dans le but de tenir compte de cet homme à la fois séparé et multiple proposent des dialogues aux formes diverses, ouvertes, floues, hétérogènes : Des méandres complexes et multiples, charriant des matériaux de toutes sortes, tel serait désormais le visage du dialogue dramatique, qui n’a plus rien d’un long fleuve tranquille. D’ailleurs, il ne relèverait plus tant de la métaphore du flux, suggérant une coulée homogène de mots et un enchaînement fluide des répliques, que de celle du patchwork, attachée à une poétique de l’hétérogène. (BAILLET, 2005, p. 26)

Dans ce patchwork qu’est devenu le dialogue dramatique, les énonciateurs peuvent être configurés sous les formes les plus diversifiées. Ils peuvent être singuliers, désindividués, incertains, anonymes, activité poétique, sans épaisseur ou continuité, diffractés, éclatés, fantômes, choralisés, polylogisés, rhapsode, action et plus encore. Parmi toutes ces configurations, je choisi d’aborder ici, pour ce qui relève du dialogue, trois catégories : la choralité, le polylogue et le rhapsode, en plus de quelques usages du monologue.

Si le dialogue traditionnel est souvent présent dans les ouvrages de notre corpus, parmi les phénomènes de voix dispersées, il m’intéresse tout d’abord de me pencher sur celui du polylogue qui tel que le propose Sarrazac (2012), où les différentes voix apparaissent liées à un même personnage, pouvant s’apparenter à un monologue polyphonique, mais lorsqu’il concerne « des personnages apparemment individués, il ne tarde pas à avouer qu’il ne procède que d’un nouage de voix à l’intérieur d’une même psyché » (p. 257). A cet égard, attardons-nous sur les personnages de la pièce Tulle, le jour d’après (2012) « Henri » et « Grands-pas » (désigné dans la liste de personnages comme « Henri » adulte) :

Grands-pas (au public, comme un narrateur) : Bernhard s’est levé, il a hésité puis il s’est dirigé vers la cuisine…

Vous vous demandez peut-être qui je suis ? On m’appelle Grands-pas. Enfin, Henri m’appelle Grands-pas. Henri est un enfant solitaire. Parfois, son grand-père lui racontait des histoires qui commencent par « Il était une fois… » Henri se demandait toujours : « Pourquoi rien qu’une seule fois, triste et

179 orpheline ? Pourquoi pas des milliers de fois chaque jour ? » Et il s’est mis à raconter des histoires à l’infini. Un jour, moi, Monsieur Grands-pas, je suis sorti d’une de ses histoires inventées. Et depuis, je suis l’ombre qui a rompu sa solitude. Avec moi à ses côtés, il lui est plus facile de prendre des décisions.

A deux, c’est moins énervant de se tromper.

Henri (à Grands-pas) : Monsieur Grands-pas, avez-vous des rêves ? Prenez-moi dans l’un de vos rêves, nous irons dans le pays lointain.

J’aimerais habiter une histoire inventée. Je serais un personnage. Ça ne meurt jamais, un personnage.

Grands-pas (à Henri) : Tu ne parles pas comme un enfant. Mon Dieu, comme tu ne parles pas comme un enfant !

(Tulle, le jour d’après, 2012, p. 17-18) […]

Henri (à l’extérieur de la maison) : Monsieur Grands-pas… pourquoi ma mère ne m’a jamais aimé ?

Grand-pas : Il n’y a plus de Grands-pas, Henri. Le temps a passé, les années t’ont vieilli et, avec l’âge, Grands-pas s’en est allé. Et toi aussi, tu devrais t’en aller. Reste dans l’enfance pour ne pas affronter les frayeurs d’adultes.

Maintenant, je suis grand ; j’arriverai à me débrouiller tout seul.

Henri : Qui es-tu maintenant ?

Grands-pas : Je suis Henri, Henri adulte. Le temps de l’enfance est passé.

Va !

(Henri s’en va)

(Tulle, le jour d'après, 2012, p. 43) Ces personnages nous mettent face à ce que Sarrazac appelle un polylogue des âges. Les deux dialoguent tout au long de l’œuvre, dont la majeure partie se passe pendant l’enfance d’« Henri », celui-ci qui demande souvent conseil et explications à son double adulte. Dans le premier extrait « Grands-pas », qui d’ailleurs n’est pas le seul à reprocher au garçon de ne pas parler comme un enfant, explique au.à la lecteur.trice qui il est, après quelques apparitions où il prend des allures de narrateur. Le deuxième extrait a lieu dans la dernière scène de la pièce, les deux personnages continuent à cohabiter jusqu’à ce moment, on dirait que là, c’est « Grands-pas » qui avait eu besoin d’« Henri » pendant l’âge adulte, jusqu’à ce qu’il retourne dans cette maison, l’approche d’une découverte difficile lui ? fait éloigner l’enfant, comme pour l’en épargner. Le dialogue des âges est donc également un dédoublement de sa psyché.

Si l’auteur a tenu à expliquer les enjeux de ces personnages, cela ne se produit pas dans le texte Prométhée augmentée (2019), où le jeu du double est brouillé par les personnages réels et virtuels. Ainsi, « Home » est une intelligence artificielle qui fonctionne comme la conscience augmentée de « Prométhée », la connaissant dans tous ses désirs et besoins. « Home » apparaît aussi par moments comme une espèce de rhapsode qui explique le récit, ses réflexions font également partie du danger que l’humanité représente pour la planète en raison de l’évolution

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technologique. Cette hyperconscience de « Prométhée » va jusqu’à assouvir son désir le plus sombre, ce qu’elle découvre en accédant à sa propre mémoire effacée grâce à une pilule de l’oubli, prise à la suite de l’assouvissement du sombre désir par « Home » :

Prométhée : Parle pour toi. Mes parents, je les aime bien, mais de là à les avoir éternellement sur le dos !

Home : Tu veux que je les tue ?

Prométhée : C’est ce qu’il y aurait de mieux à faire, tu ne crois pas ? Tu ferais ça ?

Home : Ça va te coûter bonbon.

Prométhée : J’ai de quoi casquer, non ?

Home : Tu sais que ce n’est pas très gentil d’engager quelqu’un pour tuer tes parents ?

Prométhée : Alors, je ne suis pas une femme très gentille. Et toi, est-ce que tu es vivant-e ?

Home : Oui, je le suis.

Prométhée : Tu sais que je plaisante, bien sûr. Pour mes parents…

Home : Oui, bien sûr.

[retour au présent]

Prométhée : Je plaisantais ! Non ? Je plaisantais.

Home : Oui, bien sûr, mais regarde les faits. Tu l’as dit, tu ne t’es jamais aussi bien entendue avec eux depuis qu’ils sont digitalisés. Et moi je te connais, je comprends tes désirs inavouables. (…)

(Prométhée augmentée, 2019, p. 60-61) Dans cette même pièce, les personnages des quatre viseurs (« superviseur »,

« infraviseur », « introviseur » et « extraviseur ») sont, quant à eux, des algorithmes qui prolongent les personnages en tant que collaborateurs de vie. « Ogun » est aidé à gérer sa vie sur les réseaux notamment vis-à-vis de ses followers. Lorsqu’il se montre indiscipliné et commet une erreur, ils basculent du côté de « Prométhée » pour qui ils cherchent à jouer le même rôle.

Une autre apparition de polylogue se trouve dans le texte La mère trop tôt (2004a) déguisé en personnage choral. Or, le chœur dans le théâtre grec classique désignait une communauté unitaire exprimée à l’unisson (SARRAZAC, 2012). « Le chœur de La mère trop tôt » nous renvoie cependant plutôt à un polylogue des âges qu’à un véritable chœur. En regardant de près, la configuration de ce chœur s’éloigne de la notion de la communauté dès lors qu’il désigne un seul personnage. En outre, la didascalie initiale précise que les chœurs

« ne parleront pas d’une seule voix (sauf indication contraire) mais se partageront la parole par blocs de texte indiqués par un retour à la ligne » (La mère trop tôt, 2004a, p. 4). Ces deux aspects marquent donc la singularité de ce personnage désigné comme un chœur. Du point de vue formel encore, l’analyse de l’emboîtement des répliques nous montre que celles de ces deux personnages (« Le chœur de La mère trop tôt » et « La mère trop tôt ») sont emboîtées entre

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elles, par des bouclages parfaits et serrés122, même lorsqu’elles se trouvent interposées par d’autres tissus textuels.

Si la voix du chœur est présentée en continuité par rapport à celle de la jeune fille, au niveau du registre on observe une dissonance entre elles. « Le chœur de la mère trop tôt » s’exprime de manière assez différente de la fille, se servant d’un lexique plus élaboré et procédant à des analyses de la réalité et une vue d’ensemble dont la jeune fille de treize ans serait incapable, malgré sa maturité imposée par la guerre et la maternité précoce. Telle une conscience plus âgée, lorsque le chœur s’exprime, c’est comme si c’était la jeune fille devenue femme adulte qui prenait la parole. On peut donc parler plutôt d’un polylogue des âges, il s’agit de la même conscience qui s’exprime.

En revanche, lorsque le grand antagoniste de l’héroïne apparaît « Machin-chose », ce spectre qui représente le dictateur aux manettes de la guerre, une nouvelle configuration du chœur se profile. Le dictateur apparaît toujours accompagné de son propre chœur « Le chœur de Machin-chose », mais qui de façon surprenante se mélange à celui de « La mère trop tôt » :

[…] Machin-chose apparaît de même que les deux chœurs.

Machin-chose : Ainsi, c’est ce tout petit bout de fille, La mère trop tôt ! Elle est effrayée, mais fait de son mieux pour le dissimuler.

La mère trop tôt : Toi, qui es-tu pour apparaître sans qu’on t’entende venir ? (Machin-chose rit) Qui es-tu pour te moquer ainsi ? Un seul mot de ma bouche et mes hommes te renverront le rire dans le ventre !

Machin-chose et son chœur rient encore plus fort. Chaque membre du chœur de La mère trop tôt se place à côté d’un membre du chœur de Machin-chose, de manière à former plusieurs couples. Ces couples se répartiront les répliques. Il en sera ainsi à chaque fois qu’apparaît Machin-chose.

(La mère trop tôt, 2004a, p. 25) Ces apparitions en couples des deux chœurs dont les voix sont foncièrement dissonantes nous place dans un autre terrain d’énonciation. Il ne s’agit plus d’une singularité qui s’exprime par différentes voix, mais de différentes singularités qui s’expriment de manière indistincte.

Cette nouvelle configuration nous renvoie à la notion de choralité, caractérisée par la pluralité de voix discordantes qui participent à la polyphonie de l’œuvre, ou encore, comme l’explique Martin Mégevan dans son texte Choralité (2005) : « Évoquer la choralité d’un dispositif, c’est d’abord l’envisager sous l’angle de la diffraction des paroles et des voix dans un ensemble réfractaire à toute totalisation stylistique, esthétique ou symbolique » (p. 38). Dans l’extrait

ci-122 Le concept de bouclage parfait explicité par Michel Vinaver (1993) se rapporte à des répliques dont les contenus sémantiques sont renvoyés à tous ceux de la réplique précédente, et bouclage serré se produit quand cela se produit aussi au niveau formel (répétitions, rythme).

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dessous, nous avons un aperçu de cette structuration où l’on peut percevoir ces voix réfractaires mises ensemble :

La mère trop tôt : Quand ils ont fini de faire ces choses-là à la mère, elle les a suppliés… Elle n’arrivait pas à bouger, à quitter son sang, alors elle les a suppliés… C’est foutu, elle disait… la vie, c’était foutu pour elle… Je crois que Le Père l’a suivie ; c’est pour ça qu’il n’est plus tout à fait avec nous… Il aimait la mère ; moi aussi je l’aimais mais je n’ai pas pu la suivre… elle m’a interdit… Je crois qu’il a raison de l’avoir suivie…

Machin-chose et son chœur : Oui, la vie est parfois difficile, ma petite…

Excuse-moi, j’ai un coup de fil.

Oui, allô ? … Ah cher frère et ami… les affaires de l’État sont ce qu’elles sont.

… C’est difficile de réfléchir à la place de millions de gens, on en perd la tête.

… Non, bien sûr qu’ils ne se rendent pas compte… parce qu’évidemment, ces millions de bougres à la place desquelles tu dois te triturer la cervelle, ils ne te facilitent pas la tâche puisqu’ils pensent dans tous les sens ! …

[…]

Justement, il était là à l’instant, l’América-chose ! Je n’aime pas sa tête… Je pense que le mieux ce serait de s’en débarrasser sans incident diplomatique…

Oui, c’est ça, des éléments de l’unité spéciale d’infiltration déguisés en rebelle pour lui régler son compte… Claire est à tes côtés ? … Mais oui, passe-la-moi !

[…]

Bravo, ma fille ! Repasse-moi ton père. …D’accord, tu me tiens informé. Nos affaires n’ont jamais été aussi bonnes. (Il raccroche) Etrange… Je me demande pourquoi il m’appelle juste après la venue de l’América-chose.

Alors petite, tu vois combien elle est compliquée la vie d’un homme d’Etat ? Toi, tu as tes frères, tu peux leur faire confiance ! Moi, non. Même pas à mes frères. Surtout pas à mes frères.

La mère trop tôt : C’est quoi votre deal ?

Machin-chose : Ah oui, mon petit marché. Je voudrais t’aider…

La mère trop tôt : Pourquoi m’aideriez-vous ?

Machin-chose : J’ai mes raisons… Je vous aide, tes frères et toi, à sortir vivants de la guerre. En échange, lorsque la rébellion sera écrasée, tu porteras témoignage des pires atrocités commises par les rebelles sur les gens de leur propre ethnie.

La mère trop tôt : Ce n’est pas la vérité !

Machin-chose et son chœur : Ma fille, la vie est un théâtre. Ce qui intéresse les gens, ce n’est pas de savoir ce qui est vrai, mais ce qui est vraisemblable.

[…]

(La mère trop tôt, 2004a, p. 29-31) Sarrazac (2012) considère que la choralité correspond à des « simulacres de chœurs » pouvant avoir trois types de configuration : une choralité négative où s’expriment des individus anonymes et interchangeables ; une choralité positive ou réparatrice faisant unisson pour revendiquer la réparation des crimes commis à l’égard d’un groupe donné ; et une choralité médiane par effacement des hiérarchies dramatiques et réduction des locuteurs à de simples voix. Nos individus ici ne sont ni anonymes ni interchangeables et ne peuvent faire unisson étant donné la dissonance des voix. Par ailleurs, pourrait-on parler de réduction de chœurs à des

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simples voix alors même que leurs voix se confondent avec celle du personnage « Machin-chose » ?

Il reste à savoir si ces voix tout dissonantes qu’elles sont, appartiennent effectivement à des personnages différents, ou bien s’il s’agirait d’un dialogue rêvé par la protagoniste, étant donné qu’elle est la seule capable de voir « Machin-chose ». Il nous semble que par cette stratégie « Le chœur de la mère trop tôt » perd de la force, il n’est d’ailleurs pas nommé lorsque les couples se forment, seule la didascalie nous indique leur présence. N’empêche qu’il est là, et qu’il prend la parole dans le discours du dictateur, si bien que sa seule présence apporte la diffraction énonciative. Qu’il s’agisse d’un dialogue rêvé ou pas, la dissonance des voix demeure, « La mère trop tôt » garde un discours discordant par rapport à celui de « Machin-chose ». « Le chœur de La mère trop tôt » quant à lui, lorsqu’il apparaît seul, reprend son rôle initial. On pourrait envisager que ces couples participent effectivement plutôt à la surenchère de l’effet polyphonique de l’œuvre.

Martin Mégevaud (2005) conclut son texte, cité plus haut, en problématisant la généralisation de ce phénomène. Il propose qu’on le singularise, en parlant du traitement donné à cette forme pour chaque auteur. J’irais encore plus loin en proposant son usage toujours dans le sens de la multiplicité, puisque chez Akakpo les usages sont multiples, parfois au sein d’une même œuvre. Ainsi, dans Retour sur terre (2014b), la choralité se présente de manière substantiellement différente de celle que je viens de décrire. On y est confronté à des individus anonymes dont la dissonance de voix apparaît de manière plus subtile, pouvant d’ailleurs être ouverte si l’on pense au devenir scénique du texte. Ce texte d’une grande force lyrique qui confère à l’œuvre non seulement un rythme particulier, mais également le densifie. En quelques pages il fait le procès de toute l’histoire coloniale jusqu’aux différentes vagues d’immigration.

Et c’est ainsi que dans le lit de la vie où tout s'écoule,

au temps des bras forcés succède le temps des bras volontaires, plus faciles à manier au pécule qu’au fouet.

L’opération est un franc succès ! Les machines sont contentes, les usines sont contentes, les patrons sont contents, le marché est content,

les consommateurs aussi, tout va bien.

Et les ouvriers ? Très contents ! Et ceux qui grèvent ?

Oh, une drôle de race, ceux-là : des syndiqués. Jamais contents, nous font des blagues qui n’amusent personne. De grands enfants, faut faire avec.

[…]

184 Et nos braves bras des colonies ?

Soigne ton langage, on pourrait t’entendre. Pays frères et amis, voilà ce que nous recommande le nouveau dictionnaire. Pays frères et amis. Ils adorent ça, la fraternité, avec des frères et sœurs à tout coin de rue à n'en plus savoir où ça commence où ça finit, la marmaille, c’est ça leur problème : la famille ! Comment voulez-vous vous développer avec une masse familiale agrippée à vos testicules ?

C’est machin la hernie assurée !

Mais faut pas croire, nous ne sommes pas des chiens, la fraternité, nous savons nous aussi ce que c'est et même nous savons la porter amoureusement dans notre devise comme un cap toujours en espérance et non comme un handicap.

Mais retombons sur nos bras.

Non, revenons à eux plus calmement car nos bras ivres de slogans syndicaux nous font des honneurs de bras très choquants. Ça ne donnera rien de bon.

Ils finiront bien par s’essouffler !

Pas si sûr, nous les avons formés à bien se dépasser.

Quelle ironie, quelle ironie qui nous tombe sur la tête bien avant le ciel.

Nos usines quant à elles s’essoufflent, les marchés eux aussi s’essoufflent, la croissance, n’en parlons pas, s'essouffle,

la crise, elle, bien sûr fait des caprices, madame réclame des morceaux de gras et du gros boudin, alors dégraissons, mais dégraissons bien, il ne faudrait pas que nous nous retrouvions avec du mauvais gras de bras inutiles et de bouches à nourrir sur le dos. Nos ouvriers nationaux, nous sommes bien obligés de nous en accommoder, ils partagent avec nous la même nationalité, impossible de la leur ôter. Quant aux autres, immigrés, il est temps pour eux de rentrer chez eux.

Non, non, non, impossible, nous ne pouvons pas, vous nous avez promis le bonheur, il n’est pas encore arrivé, nous l’attendons. Le bonheur, ce n'est pas Godot ! S’il est annoncé, il doit arriver !

II n’y a pas que des bras parmi ces bras, il y a aussi des têtes, à ce qu’on voit

! Mais, bon, bon, bon, nous ne sommes pas des chiens hitlériens, nous n’allons pas déporter manu militari même au bercail des gens qui citent Beckett en bon français et qui ont versé pour nous un peu de leur sang.

Sachez-le, nous ne vous jetterons pas dehors, mais sachez aussi que la porte vous est grande ouverte ! Partez dès que vous le souhaitez, pas la peine de demander la route et tout le cérémonial, dès que vous entendrez l’appel de la patrie, partez ! En attendant, restez un peu mais n’oubliez pas que vous venez de loin, n'oubliez pas la musique de chez vous, n’oubliez pas les plats de chez vous, n’oubliez pas le dialecte de chez vous, n’oubliez surtout pas qu’à tous ceux qui souhaitent partir dès aujourd’hui, nous offrons une indemnité, non, une prime de retour, telle est notre générosité.

Alors, saisissez la prime ! […]

(Retour sur terre, 2014b, p. 26-27) La pluralité inéquivoque de voix dans cet extrait convie une choralité critique au deuxième degré. Le discours des énonciateurs pris à la lettre pourrait faire office d’une description naïve des rapports sociaux, alors que si l’on s’attache à l’ironie et à la charge idéologique portée par de tels propos, on comprend bien qu’il s’agit d’une critique virulente de