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Toujours dans cette démarche d’historiciser les écrits akakpoïens, à la suite de l’aperçu historique qui vient d’être établi, je propose maintenant une réflexion portée sur la petite temporalité des écritures dramatiques dans laquelle il s’inscrit, à savoir la dramaturgie contemporaine et afro-contemporaine, sans jamais perdre de vue la grande temporalité. Il me semble important à ce point de notre étude de situer certains aspects théoriques qui serviront plus tard de grille d’analyse. Je rappelle au lecteur que ma recherche s’intéresse à l’étude du texte de théâtre compris en tant que littérature dramatique, c’est-à-dire, comme genre littéraire à part entière.

Je partage complètement le regard théorique de Jean-Pierre Sarrazac (2012) sur l’indissociabilité du texte dramatique de son devenir scénique, qui ne peut être négligé lors de l’analyse d’un texte théâtral. En revanche, mon étude n’a pas pour vocation d’approfondir les enjeux liés l’accomplissement scénique du texte, bien que mon intérêt pour l’œuvre d’Akakpo soit né dans la pratique scénique et qu’une partie de ma recherche de terrain ait été consacrée à assister à des spectacles et accompagner le travail de comédien de l’auteur. Toutefois, comme je l’ai précisé dans l’introduction, pour le cadre précis des analyses proposées dans cette thèse, étant donné la problématique qui guide mon enquête et l’étendue du corpus, j’ai dû me restreindre au texte en soi. L’analyse des spectacles reste un terrain à explorer pour des recherches futures.

Ce chapitre propose un cheminement théorique assez personnel. Si tous les auteurs et théories que je présente ici m’ont accompagnée tout le long de ma recherche, ils n’ont pas été les seuls, dans les références le.la lecteur.trice trouvera également les ouvrages consultés qui n’ont pas été cités. Quoique les réflexions théoriques soient présentes sur la longueur du travail, ce chapitre vient offrir un cadrage qui représente le soubassement de mes analyses.

À défaut de m’étaler sur les théoriciens qui nourrissent depuis fort longtemps mes recherches en littérature, j’ai choisi de commencer ce chapitre par une discussion sur la littérature dramatique contemporaine, étant donné qu’il s’agit de l’objet précis de ce travail. À la suite de ces réflexions, essentielles pour que le.la lecteur.trice comprenne l’angle que j’ai choisi pour travailler le texte de théâtre, je présente les voix qui m’ont inspirée plus particulièrement dans la construction d’une conceptualisation à partir de l’œuvre akakpoïenne.

J’espère ainsi fournir d’emblée des outils aux lecteur.trice.s pour m’accompagner dans les analyses que je propose en deuxième partie de cette thèse.

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Littérature dramatique contemporaine

Dans mon cheminement vers l’écriture de Gustave Akakpo, je me dois de m’arrêter sur les travaux entrepris dans le cadre du théâtre Occidental. Nous avons pu observer dans le chapitre précédent que le théâtre africain en langue française héritier de la colonisation s’est vu encadrer par les formes théâtrales européennes. Il serait donc incohérent de ma part de négliger le poids que cette tradition a pu avoir sur le théâtre akakpoïen. Nous verrons dans la biobibliographie de l’auteur, que je propose dans le chapitre suivant, que la formation intellectuelle de l’artiste passe par l’appropriation des formes européennes, d’abord enseignées à l’école, et puis lors des diverses formations dispensées par des Européens qu’il a suivies. Je ne pourrais donc faire l’économie de cette tradition. Toutefois, il faut aussi rappeler que le théâtre contemporain étant en devenir constant, il est voué au dialogue avec toutes les traditions théâtrales, voire littéraires et artistiques, de la planète.

En Europe, les écrits dramatiques ont subi une grande transformation au tournant du XIXe siècle, moment où Peter Szondi dans son ouvrage Théorie du drame moderne55 ([1965]

2011)56 situe la crise de la dramaturgie moderne. Dans cette période, le théâtre ne se voit plus représenté par les formes dramaturgiques classiques, notamment celles encadrées par les unités de temps, d’espace et d’action. Cela a entraîné, sinon une proposition de formes nouvelles, du moins la remise en question des formes traditionnelles de sorte que des auteurs comme Ibsen (1828-1906), Tchekhov (1860-1904), Strindberg (1849-1912), Maeterlinck (1862-1949) et Hauptmann (1862-1946) ont fini par établir des rapports assez particuliers à la tradition.

Dialoguant avec les écrits de Szondi, Jean-Pierre Sarrazac dans son ouvrage Poétique du drame moderne et contemporain (2012) va plus loin en proposant que plutôt qu’une crise du drame, les auteurs de cette période auraient opéré une véritable rupture avec les classiques en vue de l’instauration d’un nouveau paradigme du drame qui aboutirait dans son débordement et la mise en place de formes à même de représenter les esprits de l’époque. La crise du drame classique, ou bien la rupture avec ce drame, est donc un moment d’inadéquation des formes traditionnelles aux thèmes et aux besoins poétiques et esthétiques des écrivains de ce temps. Ce que l’on appelle le drame moderne, ou drame moderne et contemporain, serait donc né du clivage forme-contenu.

55 Pour ce travail, je me suis basée sur l’édition brésilienne Teoria do drama moderno [1880-1950], traduite de l’allemand par Raquel Imanishi Rodrigues et publiée chez Cosac Naify. Cette traduction s’appuie sur une édition révue publiée dix ans après la première.

56 A chaque fois où cela sera possible, je tiendrai à indiquer la première date de publication de l’ouvrage, suivi de la date de la publication utilisée dans ce travail.

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Le drame contemporain découlerait d’une sorte de réponse à cette inadéquation du genre classique à exprimer les inquiétations du monde. Les formes dramaturgiques qui vont surgir seront donc plus ouvertes (voire totalement ouvertes) et plus (ou très) libres. Sarrazac (2012) souligne deux paradigmes pour le drame : le « drame-dans-la-vie », plutôt fermé et formellement encadré, plus proche de la tradition classique ; et le « drame-de-la-vie », ouvert et prêt à la liberté :

L’intérêt du concept de drame-de-la-vie, c’est précisément d’épouser ce travail constant d’émancipation d’une forme dramatique toujours en train de se libérer des contraintes du drame-dans-la-vie. Si le drame moderne et contemporain est bien une « forme ouverte », il faut entendre cette ouverture dans son sens maximal de forme extravasée. Le drame se développe hors de ses propres limites. A l’extérieur de lui-même, par croisements et hybridations successives, Le drame moderne et contemporain est tout en lignes de fuite ; il fait l’objet d’une déterritorialisation permanente. Sous l’effet de la pulsion rhapsodique, il intègre, sans souci de synthèse, des éléments lyriques, épiques ou discursifs. (p.393, souligné par l’auteur)

Le drame-dans-la-vie se réfère à ce drame classique qui cherche à dépeindre les grands conflits de l’humanité, à saisir un moment exceptionnel de l’existence, de la vie d’un héros.

C’est le drame absolu, ou la pièce bien faite qui, plus qu’aristotélicienne, est conforme aux trois règles de la tradition française. Il s’agit donc d’une forme fermée, circonscrite par la thématique et par des contraintes formelles. Le drame-de-la-vie, plus qu’une simple opposition au premier, constitue une « échappée » au drame-dans-la-vie, un lieu où l’on a trouvé un passage, un débordement vers d’autres formes, multiples et constamment nées du dialogue entre les différents éléments constitutifs du langage poétique.

Le drame-de-la-vie s’interroge sur l’existence de l’homme, dans ses plus divers aspects (social, politique, éthique, affectif, métaphysique). Grâce à sa liberté et à son ouverture, il est capable de tenir compte de toutes les dimensions humaines, d’où la plasticité du drame moderne et contemporain. Il ne peut être que libre de contraintes thématiques ou formelles pour arriver à peindre la vie d’un homme qui ne pourrait être circonscrite dans un espace et un temps donnés d’avance.

Lire ce théâtre contemporain qui se veut ouvert, libre est souvent compris comme un défi. Démuni de la sécurité des règles des formes classiques, le lecteur n’a plus d’assises sur lesquelles s’appuyer et se trouve souvent déconcerté face à ces écrits. En même temps, il provoquent le.la lecteur.trice à un travail de construction de sens qui peut le.la suivre au plus profond de son existence. Jean-Pierre Ryngaert (2005) évoque à cet égard le paradoxe du texte de théâtre contemporain qui nous soumet à être « écartelés entre le désir de comprendre et

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d’expliquer les textes, et amoureux de ceux qui résistent, qui ne se donnent pas d’emblée comme faciles en livrant clefs en mains un univers lisse ou insignifiant » (p.4).

Cette apparente difficulté des textes contemporains est au diapason de la vie contemporaine elle-même où ce que l’on peut voir ne représente qu’une réalité saisie dans l’instant, alors que ce qui ne se donne pas facilement à voir nous intéresse souvent davantage.

L’homme contemporain cherche sans cesse à « neutraliser les lumières du siècle (…) [pour parvenir] à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité » (AGAMBEN, 2015, p. 21-22). L’auteur dramatique contemporain serait justement celui qui arrive à tremper sa

« plume dans les ténèbres du présent » (p. 20) sans se laisser saisir d’emblée, il appelle son.sa lecteur.trice à participer à ce jeu d’ombres et lumières avec lui.

Percevoir dans l’obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas, c’est cela, être contemporains. C’est bien pourquoi les contemporains sont rares. C’est également pourquoi être contemporains est, avant tout, une affaire de courage : parce que cela signifie être capables non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment. Ou encore : être ponctuels à un rendez-vous qu’on ne peut que manquer. (AGAMBEN, 2015, p. 26-27)

Or, parvenir à saisir dans l’obscurité la petite lumière peut être considéré comme la démarche même de lecture d’une grande partie de la littérature dramatique contemporaine. La textualité, pourtant élément assez concret d’un texte, devient un « produit dissolvant » (PAVIS, 2011) de la dramaturgie, complètement bouleversée dans ses catégories traditionnelles en attente de la capacité du lecteur à participer au jeu d’une textualité nouvelle.

(…) la proximité temporelle du texte contemporain, l’immédiateté des idéologies qui l’informent, incitent le lecteur à tout risquer et tout essayer, puisque tout parcours est admissible, pour autant qu’il aide à déployer le texte et à surprendre le lecteur. Le parcours contemporain sera donc volontiers expéditif, incomplet, gratuit puisqu’il n’a plus pour mission d’expliquer ou de convaincre. (PAVIS, 2011, p. 32-33)

Une fois l’écrivain de théâtre débarrassé de ce garde-fou qui était devenu la forme classique, il s’est adonné à une recherche sans limites, notamment dans d’autres genres littéraires, comme le roman, du matériau capable d’exprimer des éléments tels que les contractions de la réalité et les forces en jeu dans l’action humaine individuelle, auxquelles le drame classique échouait. Dans son étude, Szondi ([1965] 2011) s’intéresse particulièrement à l’influence du genre épique sur la forme dramatique comme moteur des transformations que celle-ci a subies. Pour l’auteur, l’épicisation du genre dramatique, à savoir son rapprochement des formes narratives, marquerait ce genre nouveau plus ouvert et plus à même de traduire

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l’homme contemporain. Le théâtre épique retrouve chez Bertolt Brecht (1898-1956) son expression la plus célèbre. C’est le dramaturge allemand qui théorisa la distinction entre le théâtre épique à vocation politique et le théâtre dramatique bourgeois.

Du besoin discursif au théâtre politique

Le travail de Brecht dépasse les arts du spectacle, il a produit dans les plus divers genres, mais c’est en qualité d’homme de théâtre qu’il est devenu célèbre. L’ensemble de son travail est basé sur une conception centrale de l’art en tant que représentation d’un monde passible de transformation. « Je crois que le monde d’aujourd’hui peut être reproduit, même au théâtre, mais uniquement s’il est conçu comme un monde susceptible de modification »57 (BRECHT.

1978, p.7, je traduits). Ses pièces de théâtre seront alors l’expression de cette recherche d’une expression artistique qui se prête à faire réfléchir le public en vue du changement des relations sociales. Cette conception est donc fortement centrée sur le rôle politique de l’art, indéniable pour cet artiste marxiste58.

Dans un essai sur Brecht, Barthes (2002a) souligne trois leçons laissées par le dramaturge qui découlent de cette compréhension que l’art se confond avec la conscience politique. Tout d’abord, il ne faut ni se passer ni avoir peur de réfléchir aux problèmes de la création théâtrale. Cette question qui a hanté le dramaturge allemand pendant toute sa vie, aussi bien dans sa pratique que dans des écrits théoriques sur le théâtre. La réflexion est toujours au cœur de sa production, l’esprit critique étant ce qui a vocation de mouvoir le monde. Ensuite, Barthes considère que lorsque Brecht a inventé les lois du fonctionnement du Grand Théâtre critique, « il a revendiqué pour la matière théâtrale un statut entièrement neuf et tout entier soumis, non à quelque alibi d’engagement, mais à une véritable efficacité politique » (p. 164).

Dans une esthétique éminemment cohérente, chez lui la passion politique déborde en forme dramatique. La troisième leçon découle de cette deuxième et se lie au rapport forme-contenu dans une logique où les techniques aussi sont responsables du processus de désaliénation, et non seulement le répertoire, elles sont donc aussi politiques et participent « du même combat révolutionnaire que le texte » (p. 164).

57 Creio que o mundo de hoje pode ser reproduzido, mesmo no teatro, mas somente se for concebido como um mundo suscetível de modificação. (BRECHT, 1978, p. 7)

58 Le marxisme chez Brecht va retrouver une expression assez particulière, compte tenu des diverses autres influences théoriques que son art a subies, notamment la philosophie orientale. Cette discussion dépasse le cadre de notre travail, mais nous renvoyons à l’œuvre de Jameson (2013) sur le travail de Brecht dans laquelle il apporte des éléments assez intéressants de compréhension, entre autres, du marxisme brechtien.

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Comme nous l’avons déjà signalé auparavant dans ce texte, cette compréhension de l’art à caractère politique inéluctable est bien la nôtre, son rôle potentiel de transformation sociale est celui qui accompagne nos recherches et notre pratique de la scène. Un théâtre qui fait déborder son caractère « ontologiquement politique » (DORT, 2001) sur ses textes et techniques serait donc à même de concourir à une sensibilité d’un monde où sa dimension politique est la seule qui s’apprête à communiquer l’élan pour la transformation sociale. Chez Brecht, il ne s’agit pas uniquement d’une caractéristique, mais d’un fondement très complexe qui possède trois dimensions que Jameson (2013) appelle la triangulation de la méthode brechtienne, c’est-à-dire, l’indissociabilité de la pensée – comprise comme sa doctrine ; du langage – traduit dans le « gestus » ; et du récit – exprimé par les proverbes. Ces trois éléments forment un ensemble qui, dans sa pratique théâtrale va provoquer un effet de distanciation (Verfremdungseffekt, ou effet-V, selon Jameson) qui sera lui aussi central dans son esthétique.

Il est nécessaire de renoncer à tout ce qui représente une tentative d’hypnose, qui provoque des extases condamnables, qui produise un effet d’obnubilation (BRECHT, 1978, p. 17, je traduits)59.

Le dramaturge refuse donc tout effet illusoire dans le théâtre car il empêche la réflexion et l’essence elle-même de l’art. L’effet-V est incontournable pour la critique sociale, faute de quoi le.la spectateur.trice peut se retrouver à un tel point immergé.e dans l’œuvre que l’empathie finit par avoir de l’emprise sur le raisonnement, ce qui souscrirait l’art dans un simple rôle de divertissement propre à l’art bourgeois, ou au caractère dramatique du théâtre, ne laissant pas de place au rapport historique des changements sociaux. Brecht considère, dans la même œuvre, que « le nouvel art dramatique doit inclure méthodologiquement, dans sa forme, l’expérience » (p. 29, je traduis)60. Lorsque le spectacle montre qu’il s’agit sur scène non pas d’une reproduction exacte de la réalité, mais d’une représentation de la réalité faite par des acteurs qui donnent à voir qu’ils sont sur scène, et non pas dans la vie réelle, il arrive à atteindre la dimension expérientielle de la vie.

Brecht oppose à son théâtre, le théâtre épique - celui qui raconte, montre qu’il montre, rend le spectateur témoin de la scène, le place devant l’action, dans lequel l’homme est un objet d’analyse et susceptible d’être modifié et de modifier l’être social, celui qui détermine la pensée-, le théâtre dramatique, aristotélicien - qui crée l’illusion61. L’effet-V agit donc comme

59 É necessário renunciar a tudo o que represente uma tentativa de hipnose, que provoque êxtases condenáveis, que produza efeito de obnubilação. (BRECHT, 1978, p. 17)

60 A nova arte dramática tem que incluir metodologicamente, na sua forma, a experiência (p.29).

61 Cette opposition renvoie au tableau présenté par Brecht dans ses commentaires de l’opéra Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny (idem, p. 16)

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un effet de désaliénation, le spectateur se retrouve dans les pièces, il retrouve ce monde dont il fait partie, sa situation politique dans le monde. Il opère un décentrement de la scène, les pièces n’apportent pas de conclusion, ni résolution ou synthèse, les conflits politiques appellent le spectateur à l’action.

Au-delà de sa participation individuelle au destin de tel ou tel personnage, ce qu’il [le spectateur] découvre aussi, c’est sa propre situation au monde. Il est renvoyé, par le moyen de l’art, à la réalité – une réalité qui n’est plus seulement destin et fatalité, mais aussi possibilité d’une nouvelle liberté. (DORT, 2001, p. 245)

On comprend donc que le théâtre politique brechtien est un théâtre voué à créer de la liberté, au même titre que la littérature contemporaine. Il est certes vrai que Brecht a marqué de son empreinte l’avenir du théâtre, en tout cas Occidental. Si tous ses concepts ne sont pas forcément mis à l’œuvre chez les différents auteurs dramatiques contemporains, l’épicisation du drame et le rôle politique du théâtre demeurent des notions fort présentes dans les productions jusqu’à nos jours. Chez les dramaturges afro-contemporains, dont l’art est né dans un contexte de domination, il est difficile de dissocier l’esthétique de l’éthique (MONGO-MBOUSSA, 1998). Pour Gustave Akakpo, en particulier, la libération de la parole par le biais de l’écriture et l’art théâtral comme espace d’expérienciation de la démocratie sont devenus des enjeux vitaux62.

Les dramaturgies du multiple

Du point de vue esthétique, les écritures dramatiques ont parcouru du chemin depuis l’œuvre monumentale de Brecht. Dans ses écrits théoriques, Jean-Pierre Sarrazac (2012) propose, à partir de l’étude des œuvres d’auteurs contemporains, d’aller plus loin que l’épicisation du genre, après son constat que dramaturgie contemporaine opère un éclatement des différents modes poétiques. Selon le théoricien et dramaturge français, les écrits contemporains édifient un « jeu de débordement incessant d’une instance – dramatique, épique, lyrique – par l’autre » (2012, p. 303). Le texte de théâtre contemporain est avant tout ouvert, toujours en devenir.

Le drame moderne et contemporain pratique la mise en tension des trois grands modes poétiques. […] La pièce ne se résume plus à une grande

« collision dramatique » : à côté de moments purement dramatiques, fondés sur des conflits interpersonnels, prennent place des moments – épiques – de pur regard objectivant sur le monde, sur l’humanité prise dans son ensemble et d’autres moments encore – lyriques – de dialogue entre soi et soi, entre soi

62 Dans le chapitre suivant j’explique le contexte de production de son premier texte, Catharsis (2006a), à un moment de sa vie où il cherchait des réponses à son mal être dans le monde.

75 et le monde. Le théâtre élargit considérablement son registre. Il s’ouvre à un monde multiforme où l’investigation du contexte social, politique […] peut côtoyer la représentation des affrontements interhumains ainsi que la plongée dans l’intime, dans le psychisme des êtres. Le drame entreprend de se libérer de ses limites et de ses contraintes (SARRAZAC, 2012, p. 308).

Cette absence de limites esthético-poétiques du drame contemporain lui accorde une ouverture qui répond à l’appétit du monde qu’évoque l’écrivain togolais Kossi Efoui lors d’un entretien : « La question que nous nous posons est celle des outils dont nous disposons aujourd’hui pour dévorer le monde, pour dire notre appétit du monde »(CHALAYE, 2004b, p.38) . Le foisonnement formel provoqué par l’élargissement du registre du théâtre participe au cheminement de ces artistes qui phagocytent de drame pour faire resurgir, ajoute l’artiste dans un autre entretien, « des formes dramaturgiques qui interrogent souvent avec une énergie inouïe la modernité et ses violences » (p. 81).

Nous avons vu que le théâtre produit en Afrique en langue française est un art importé, arrivé avec le colonisateur. Néanmoins, ces écrivains ont une spécificité par rapport aux européens, ils viennent d’environnements culturels où les dialogues de cultures sont constitutifs de leur être. S’il est vrai que l’héritage de la colonisation leur a imposé un regard souvent néfaste sur leurs propres cultures, le cheminement que les arts a pris, en passant par différentes étapes où l’on a cherché à rétablir le passé, ensuite à dénoncer les enjeux du présent, on arrive à partir des années 1990 dans un certain regard vers l’avant où les artistes se comprennent comme des êtres multiculturels, nés dans une terre aux traditions anciennes et riches, éduqués par la pensée française, certes, mais aussi par le cinéma hollywoodien, la littérature mondiale, enfin, tout ce qui participe à la formation d’un homme contemporain de notre époque. Les artistes afro-contemporains ne refusent pas aucune de ces appartenances, l’héritage colonial y compris, ils

« revendiquent au contraire une phagocytose de cette altérité est son insémination de l’intérieur » (CHALAYE 2004b, p. 85). C’est de ce type de fécondation dont il est question dans ces dramaturgies.

Nous avons évoqué dans le chapitre précédent que le dynamisme du théâtre togolais se doit en partie au contact avec des troupes internationales, notamment lors des festivals (APÉDO AMAH, 2006). Ce contact était l’occasion de réaliser des échanges qui ne pouvaient que contribuer à des pratiques multiples par la rencontre de troupes venant de plusieurs pays d’Afrique, mais aussi d’Europe et des Amériques. Ce contexte n’est pas particulier au Togo, des festivals ont été créés dans tous les pays de la région après des indépendances, des véritables viviers artistiques qui permettaient aux artistes de dialoguer sur des pratiques les plus diverses.

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À cela s’ajoutent les concours et les festivals organisés par la France et/ou tenus sur le territoire français. Ce qui en résulte, ce sont des artistes aux esthétiques aussi multiples que les rencontres qui ont pu se produire, qui bouleversent les « formes dramatiques et s’engagent dans une écriture de rupture qui chahute la langue française, mais aussi les structures narratives et dramaturgiques en osant le parasitage et l’hybridation » (CHALAYE, 2004b, p. 11). Un parasitage qui va donc dans deux sens : celui de tordre la langue française pour en faire une langue propre, à la manière de Sony Labou Tansi, mais aussi celui de peupler les formes dramaturgiques d’esthétiques inattendues qui n’ont plus de rapport avec le théâtre africain

« exotique » des générations postindépendances.

L’écriture de Gustave Akakpo apparaît alors que les artistes togolais travaillaient déjà dans une approche multiforme du drame. Le dramaturge relève le défi en proposant la multiplicité comme principe fondateur de sa plume. Toujours en mouvement, son projet esthétique étant de façonner un nouveau texte à chaque œuvre, il forge une nouvelle forme dramatique à chaque nouveau texte. Dans une liberté totale, on retrouve notamment ce débordement des modes poétiques dont parle Sarrazac (2012). À l’intérieur de ses pièces, des glissements entre regard objectif sur le monde, conflits interpersonnels et discours lyrique prennent forme sans qu’on puisse établir une frontière claire entre eux.

La mère trop tôt : On s’y fait, à tout ça ! On finit par reprendre nos petits business ici-bas. Puis, tout d'un coup, là-haut, ils décident que ça va être la paix, qu’on doit retourner chez nous au-delà des collines. Mais nous, on ne sait pas ce qui nous y attend, là-bas... Tu te rends compte ?

Kobogo : Alors tu me le prêtes ?

La mère trop tôt : La paix ! Tu t’imagines ? Tu sais ce que tu vas bien pouvoir loger dans cette paix, toi ? Tu sais où tu vas poser ton corps ? ... Aha, tu n’y as pas pensé, hein ?!

Kobogo: Juste un instant, je voudrais que tu me le prêtes; l’avoir pour...

La mère trop tôt : En temps de paix, il va falloir tout négocier : la terre où parquer son corps, et tout ce qui va avec. Et même le chemin où tracer sa vie, il va falloir demander ! Alors, ils auraient quand même dû nous laisser le temps de nous préparer à la paix ! Parce que là, ça fait tout drôle…

Kobogo: Dis-moi oui, je te jure que tu ne le regretteras pas!

La mère trop tôt : Oui.

Kobogo : Tu as dit oui ?

La mère trop tôt : Oui, ça fait tout drôle : imaginer la paix... sans rien pouvoir imaginer qui puisse se loger dedans ! Tu veux que je te dise ? ... Je pense que c'est un gros canular !

Kobogo: Ecoute-moi. J'oublierai Je passe, tous ces corps qui t’ont pris - C’est bien cela ? - qui t’ont pris ce que tu avais promis... promis de ne garder que pour moi. Prête­ moi ton cœur, que j’y plante mon amour pour y faire pousser une nouvelle folie de vivre... que je donne un nouveau sens a ses battements.

Retournons au-delà des collines et je ferai tout ce que tu voudras ! Je suis même prêt à mourir pour toi s’il le faut !

La mère trop tôt : Quoi ?! Tu voudrais mourir pour moi ?