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Le :jardin des Défices" de Jerôme Bosch:

Une utopie du désir sublime

Claude-Gilbert Dubois

Claude-Gilbert Dubois é professor emérito de literatura francesa na Uni- versité Michel de Montaigne-Bordeaux-III. Fundou e dirige o Centre d'Études sur l'Imaginaire de Bordeaux-III e o Centre d'Études sur Montaigne et son Temps. Publicou 20 livros sobre o tema da utopia, além de Mythe et langage au XVP siècle (1970), La conception de l'histoire en France au XI'? siècle (1977), L'imaginaire de la Renaissance (1985), Mais et règles, jeux et délires: Études sur l'imaginaire verbal au XVP siècle (1992), dentre outros.

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1 La rareté des renscignements biographiques sur l'auteur a accru la curiosité des chercheurs et permis une multiplicité d'interprétations sur les enigmes de l'oeuvre.

Jérôme Bosch, de son vrai nom Hieronymus Van Aaken, serait né, vers 1450, à Herzogenbosch (Bois-le- duc), petite ville du Brabant septentrional, à laquelle il a emprunté la dernière syllabe, pour se faire un nom d'auteur.

La région, qui faisait partie des territoires du duché de Bourgogne, a été rattachée l'Autriche au temps de Jérôme Bosch, avant de passer à la couronne d'Espagne en 1516.

Un Van Aaken apparait dans les archives de la cathedrale comme artiste peintre, en 1423-1424. Hieronymus est consigne sur la liste des membres de la Confrérie de Notre-Dame, annexée à la cathédrale Saint-Jean. Il s'est marié en 1478 avec Aleid Van de Meenrerme, une riche héritière. Dans le registre de la Confrérie, son décès est consigne en 1516. Ces renseignements communs donnent l'image d'une personnalité conformiste et bien établie, ce que conforte le caractere três orthodoxe, par leur sujet, de la plupart de ses tableaux d'inspiration religieuse. L'originalité du peintre reside dans une tendance au gratesque par exces de réalisme, et s'affirme encore sous forme d'un symbolisme érugmatique par entassement d'objets hétéroclites qui forment des figures composites dont le caractere fantastique est obtenu par hybridations et monstruosités. LeJardin des Défices appartient à cette veine, ainsi que quelques oeuvres d'inspiration semblable comme le Char de foin ou la Tentation de saint Antoine de Lisbonne. Des

internrétations multiples ont été proposées sur ces oeuvres.

Une hypothese stimulante et argumentée a été &Ione& par

L'un des plus célèbres tableaux de Jérôme Boschl, le Jardin des Délices, ne doit son nom qu'à une tradition arbitrairement instaurée, qui s'est maintenue, à défaut de mieux, par inertie. L'auteur n'avait pas donné de titre, et encore moins de clé, pour déchiffrer ses énigmes. Pendant longtemps, suivant l'avis, émis en 1599, du premier interprétateur, le Frère Joseph de Sigüenza, de l'ordre des Hiéronymites, on y a vu une représentation de rnauvaises moeurs et de leurs conséquences désastreuses. En fonction de cette interprétation, les critiques et descripteurs ultérieurs lui ont donné des noms divers, illustrant toujours la même leçon et lui fixant pour objectif édifiant de détourner les fideles de la mauvaise vie. Parmi ces appellations, on note: La Luxure, La Fortresse des plaisirs terrestres, Les Méfaits des

Vices 2. Une lecture globale du triptyque s'est établie, suivant un ordre logique, de gauche à droite. Dans le volet latéral de gauche, on voit une représentation de l'innocence du premier couple, au jardin d'Éden.

Au centre, un grouillement de formes nues - la nudité est ici celle des futurs damnés de l'enfer, perversion de la nudité innocente, parce que non consciente, de l'Éden - ilustre, suivant la même interprétation, la perversion des péchés de la chair, saisis à partir des postures les plus variées des exécutants. Le volet de droite, assimilé à diverses régions de l'enfer, représente quelques punitions des pécheurs qui se sont livrés à ces excès terres'tres. Le tableau de Jérôme Bosch serait donc une illustration classique de la séquence théologique du christianisme le plus orthodoxe: création dans l'innocence, dégradation dans l'ici-bas, punition dans l'au-delà.

Cette interprétation, qui semblait confortée par le caractère très orthodoxe, dans son enseignernent, sinon dans sa forme, du reste de l'oeuve du peintre, se heurtaitpourtant à des objections évidentes. Mais elles ne furent pas suffisamment fortes pour arrêter la fascination pour ce peintre du três catholique roi d'Espagne, Philippe II, qui en acquit un nombre important. Ce royal intérêt nous vaut de voir, aujourd'hui, l'oeuvre de Jérôme Bosch, avec son intitulé espagnol El Jardin de Las Delicias, conservée et exposée en bonne place au Musée du Prado, à Madrid. «Défices» ne sont pas malices: une ambiguité demeure sur ce mot qui peut être péjoratif, en désignant les plaisirs illusoires des sens, et porteur de ce qu'on pourrait appeler une mystique incarnée, pour exprimer par métaphore les joies du paradis.

Ce choix d'un mot ambigu s'explique par les réticences que pouvait avoir le spectateur à l'égard de l'interprétation usuelle. Les personnages du tableau central, se livrant à leurs ébats ludiques et érotiques, ne se conforment pas à l'image des pécheurs invétérés, plus ou mgins conscients de leur sort futur, agissant dans un état d'âme complexe fait de provocation déjà diabolique, et d'anxiété sur

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LE "JARDIN DES DELICES" DE JÉRÓME BOSCH

les menaces pressenties de l'après-vie. L'orgie n'a rien d'impur: les débats s'effectuent dans une visible atmosphère de liesse, de gaite, ou méme de béatitude. On pourrait dire oen toute innocence». Les analogies du tableau central avec le volet de gauche, la repésentation du premier couple au jardin originei, permettent d'aller au-delà d'une simple impression d'innocence. C'est le même décor de paradis, élargi et peuplé: même lac originei (on y reconnait les quatre fleuves qui en sortent, cités par le texte de ia Genèse), même fontaine miraculeuse au centre du lac, même cohabitation pacifique des espèces végétales et animales, et de l'espèce humaine. En outre, le trio formé, dans le volet de la création, par les trois personnages de l'Homme, de ia Femme et du Médiateur, semble ici se multiplier dans une série de groupes de trois personnes, cornprenant un couple amoureux, et un observateur placé tout près d'eux, ou parfois même entre eux. Au lieu de voir entre ces deux panneaux un rapport de perfection à dégradation, ne peut-on y voir un rapport entre l'acte de création du couple et son exaltation par croissance et multiplication? Ce sont deux Paradis: celui qu'on a rêvé pour les premiers temps de l'homme, et qu'on croit perdu, et celui qu'on rêve pour les temps de demain, qui reprend les données du premier et qu'on représente comme retrouvé. Cette nouvelle interprétation, émise par Wilhelm Fraenger, change complètement les données. Telle est ia première remarque que l'on peut faire sur la signification donnée à ce tableau.

La seconde objection est que la conception théologique, attribuée comme armature idéologique à ce tableau, omet un concept essentiel de ia théologie du salut, selon le christianisme: oü se trouve l'indication d'une Rédemption? On répondra que justement, il ne peut y avoir de rédemption, puisqu'il s'agit de peindre le chemin qui conduit à la damnation dans le volet de droite. On dira également que le peintre a vécu dans l'atmosphère tragique de la fim du Moyen Age, oir se manifeste un christianisme pessimiste, qui voit en tous lieux rôder les peurs: celles du péché, de la chair pourrissante, de ia mort, de l'enfer qui ont été, avec force détails, repertoriées et analysées pour cette époque. 3 Tout de même, cette joie éclatante du panneau central, ces baignades heureuses, ces chevauchées festives sur cavales blanches, ours apprivoisés - on y voit même une licorne - démentent à chague instant l'atmosphère d'orgie crapuleuse, sous la menace d'un châtiment imminent, qu'on veut y lire à tout prix, en y voyant un panorama des vices, à but édifiant, destiné à inculquer la peur du péché et de l'enfer. Enfim le Rédempteur est bien présent: c'est lui qui tient, en sa fonction première de créateur du couple et d'initiateur à leur union, le role principal dans le panneau de rEden, le premier qui soit presente à la vue du spectateur, si l'on retient le mode habituei de lecture. Il

Wilhelm Fraenger, dans Das Tausendjahrige Reich, Coburg, Wer-Verlag, 1947 (trad.

française par R. Lewinter, Le Royaurne nállénaire de Jéróme Bosch, Paris, Denoêl, 1966) dont nous utilisons quelques- unes des découvertes.

2, Fraenger

'

trad. française, op.cit., p. 26-28.

3 Jean Delumeau, La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978; d., Le piche et la peur: la i culpabilisation eu Occident, ibid., 1983.

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est vrai que son image, sous sa forme première, ne reparait pas dans le panneau central. C'est un argument pour justifier l'interprétation traditionnelle. Nous nous efforcerons de montrer qu'il y a, au contraire, une suggestion de sa présence multipliée.

Telles sont les objections principales qui ont pu faire passer le titre, généralement négatif en ses débuts, de retable de la Luxure, en cette forme pour le moins ambiguê ou le mot «défices» peut être pris en double sens, plaisirs coupables ou plaisirs célestes?

***

La création - si du rnoins ii s'agit bien du moment de la création de l'homme et de la femme - nous reviendrons sur ce point - passe, non point, comme on l'attendrait, entre les mains du dieu de l'Ancien Testament, créateur de l'univers, appelé ole PèreD dans la théologie chrétienne, et représenté dans la tradition iconographique du christianisme, comme un vieillard chenu, conducteur expérimenté du peuple, à la manière dont Michel-Ange le représentera sur les parois de la Sixtine, tendant la main à Adarn encore hébété. Cest ici un dieu jeune, de l'âge du Christ en sa gloire, dont il reprend les traits habitueis de figuration, vêtu d'une toge de pourpre, à la romaine, qui atteste clairement sa distinction par rapport au Père, créateur de l'univers matériel. Pour comprendre ce transfert insolite d'une personne à l'autre de la Trinité chrétienne dans le travail des six jours de la Genèse, ii convient de refermer les deux volets latéraux du

triptyque, et de regarder le nouveau tableau constitue par l'accolement des deux revers apposés de l'oeuvre. On peut y découvrir l'explication de ce choix.

L'envers des volets latéraux et leur accolement fait apparaitre la sphère de l'univers à la fim du quatrième jour de la création, selon le texte de Genèse 1, 1-19. L'univers est ici um globe bleuté et transparent, à l'intérieur duquel repose la terre, sous la forme d'un disque plat, émergeant à la surface des oeaux d'en baso (Gen. 1, 7), qui lui servent de support, tandis que oles eaux d'en haut» lui déversent leur pluie à partir des nuages élevés. La surface de la terre n'est peuplée que d'objets minéraux ou végétaux. Aucun être animé ne la peuple encore. Nous sommes donc bien à la fim du quatrième jour.

En haut et à gauche, on voit l'auteur de cette oeuvre, déjà lointain, comme s'il avait pris ses distances. 11 s'agit bien ici de oDieu le Père», représenté fidèlement selon la tradition iconographique du christianisme, en vieillard à barbe blanche, et en roi couronné ou en pontife coiffé de la tiare. Il tient entre les mains les tables, ou le livre de la Loi. Une phrase latine, extraite de la Vulgate, commente la légende:

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LE "JARDIN DES DÉLICES" DE JÉROME BOSCH

ipse dixit et facta sunt. Ii s'agit de la traduction du Psaume 33, verset 9, qui est lui-même une reprise condensée de la formule plusieurs fois répétée dans Genèse 1, «il dit». Au revers du panneau de droite, une autre formule latine est inscrite: ipse mandavit et creata sunt. Ii s'agit là encore d'une reprise de Ps. 33, 9, mais surtout de la variante apportée dans Ps. 145, 5.4 Le psaume est une louange à l'adresse de Yahvé, dieu créateur, et la formule intervient après la nomination de ses titres comme créateur du soleil de la lune, des astres, et des eaux supérieures. C'est donc bien là le dieu de la Genèse à la fim du quatrième jour. L'accolement des deux citations bibliques au revers des deux panneaux fait apparaitre leurs affinités, mais aussi leur succession, si on lit de gauche à droite, comme il est normal. Sont surtout visibles les différences lexicales: mandavitn'est pas dixit, et creata se distingue defacta. Les traductions françaises marquent la différence en général par des formules comme: .Lui dit, ceei est/Lui commande, cela existe»

(Bible de Jérusalem, catholique); «II dit, et la chose arrive, il ordonne, et elle existe» (trad. Louis Segond, protestant), pour le psaume 33, et pour 148: «Lui commanda, et eux furent créés» (Bible de Je'rusalem),

«11 a commandé, et ils ont été créés» (L. Segond). Dicere, dire, c'est dire; mandare, mander, c'est bien commander, dans son usage médiéval et en tenant compte du contexte; mais c'est aussi déléguer, sens quasiment unique pendant toute la période classique jusqu'à saint Jértime. 5 Facere, c'est faire, mais creare, c'est beaucoup plus. Le verbe, de la même famille que crescere, «croitre», veut dire ofaire croitre, faire pousser, faire grandir». 6 Creata s'applique spécifiquement aux choses vivantes, animées, évolutives. la phrase de gauche signifie donc: «Il a parlé, et les choses (inanimées) furent faltes», - on est ici à la fim du quatrièrne jour -, et la phrase de droite: «Il a donné délégation, et les êtres (vivants) furent animés» - c'est l'annonce de la période créatrice qui va suivre - la question est alors de savoir à qui a été donnée délégation. L'énigme se résout à l'avers du tableau: ii s'agit du Christ, Dieu le Fils, dieu de chair, incarné et visible sous forme humaine, lequel fait passer l'«esprit» (spiritus, le «souffie», traditionnellernent appelé «creator», qu'il faudrait traduire par «vivifiant» plutôt que par «créateur») dans le corps des deux «créatures» (creata, animées, pourvues d'anima) en contact avec lui, l'une par le bout du pied, l'autre par la main. Plutôt que de création, ii s'agit d'une scène d'«animation», oi se célèbre le mystère de l'union mystique du corps et de l'esprit, du corps masculin et du corps féminin, à travers le corps, incarné, mais également spirituel, du Créateur-animateur, qui leur inocule l'oesprit», dont il est le réceptacle, et qui sera, indépendamment de leur sexe, commun aux deux.

Le volet de gauche renvoie à la création des cinquième et sixième

Signalée par W. Fraenger, op.cit., p. 32.

Le dictionnaire de Félix Gaffiot , qui ne tient pas compte du latin médiéval, dorme pour sens à rnandare

«donner mission à., «charger de., «confier à..

C'est l'étymologie fournie par A. Ernout et A. Meillet Dictionnaire étymologique de la langue /atine, Paris, Klincksieck, 1951.

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' Fraenger, op.cit., p. 94- 98, qui suit plusieurs autres historiens, cite également comme origine pour la faune et la flore, l'ile de Bimini, dans les Bahamas, découverte par Juan Ponce de Leon, ainsi qu'une gravure de Martin Schongauer, La Fuite eis Egypte, l' Histoire du grand roi Alexandre d'Eusèbe et le Voyage en Terre sainte, de Peter Breidenbach.

jours, qui concerne les animaux et le couple hurnain. L'auteur a joint à la nomenclature des animaux de l'Arche quelques nouveautés issues des dernières grandes navigations. On y voit un dragonnier, l'arbre des «Iles fortunées», les Canaries, découvertes en 1402 par Jean de Bethencourt, et rattachées en 1479 à la couronne d'Espagne. 7 On y voit aussi, en bonne place, la girafe et l'éléphant, ainsi que quelques créatures fantastiques à sens symbolique, comme la licorne, emblème de la pureté, et l'ibis à trois têtes, symbole de la sageáe.

Au milieu de ce jardin reconstitué et actualisé, se place la scène essentielle, à trois personnes, généralement interprétée comme «la création d'Ève» et sa présentation à Adam. On remarquera d'abord l'anachronisme de cette appellation, car l'Homme et la Femme ne sont pas encore nommés, et ne le seront qu'après le départ du Jardin d'Eden

(Gen. 3, 20 et 4, 25). Le texte de Gen. 2, 18-25, dit «le second récito de la création, précise que la Femme, destinée à être la compagne de l'Homme, fut tirée d'une côte de l'Homme (d'autres traduisent par

«côté», le flanc, plus conforme aux récits mythologiques des religions d'Orient). Selon la tradition, Adam reste encore étendu sur le sol, après l'opération qu'il vient de subir, tandis qu'Ève, tenue par la main de son créateur, se détache de la terre pour s'ériger, encore chancelante, sur ses jambes de bipède.

Or cette interprétation ne correspond pas exactement à fillustration proposée. Ce n'est pas le texte de Gen. 2 qui semble avoir inspiré Bosch. Ce texte en effet met en scène un Homme parfaitement dispos, après son anesthésie, qui s'écrie, en voyant cette nouvelle créature: «Celle-ci sera appelée Femme (Ishsha), car elle a été tirée de l'Homme (1"sh), celle-là» (Gen. 2,23). Entre temps, l'Homme a reçu pouvoir de nomination (ce qui, dans l'esprit des anciens Hébreux, veut dire aussi domination) sur les animaux, et il l'expérimente sur cette nouvelle créature. On attendrait donc, si ce texte avait été à l'origine de l'inspiration, une Fernme étendue sur le sol, tout juste accouchée du corps de l'Homme, et un Homme bien éveillé, capable de nommer cette nouvelle créature et d'exprimer son pouvoir sur elle.

D'autre part, lorsque cette scène est évoquée, ii n'est pas question de la présence visible de Dieu: tout se passe entre les deux créatures. II est dès lors plus logique de penser que le texte inspirateur vient d'ailleurs, particulièrement de Gen. 1, 27, le «premier récit» de la Création, qui dit ceci: «Dieu créa l'Homme à son image/à l'image de Dieu ii le créa/homme et femme ii le(s) créa». Les recherches exégétiques modernes ont permis de déterminer que les deux «récits» de la Création ne sont pas de la même école de rédacteurs, et n'apparaissent pas simultanément. Gen. 2 est de tradition dite «yahviste»: c'est un texte nettement antérieur à Gen. 1. II est d'inspitation archaïque,

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LE "JARDIN DES DELICES" DE JÉRÓME BOSCH

faisant commencer la narration par la création de l'Homme et son installation dans le Jardin. Viennent ensuite la création des animaux, leur nomination par l'Homme dans un but de maitrise, puis la création dela Femme, issue de la chair humaine et sa nomination par l'Homme (Ishsha). Elle est nommée la Femme, et non Eve (la Vie), nom second qui ne lui sera donné qu'après l'expulsion du Paradis. Le texte veut manifestement montrer le droit de l'Homme à dominer la Femme et les animaux, selon le droit archaïque de la famille. Malgré raffinité de nature par son mode de création et sa ressemblance de nomination, la Femme reste soumise à rautorité de l'Homme. C'est à elle qu'est imputée en premier lieu la transgression de rinterdit. La faute de l'Homme consiste seulement à se laisser séduire par l'invitation de la Femme, en abandonnant ainsi son droit de maitrise sur elle. Ce texte, dont l'archaïsme et la misogynie sont patents, qui met également en valeur le caractère culpabilisant et sans rnotif défini de la nudité, à nos yeux de modernes, est généralement daté, pour sa rédaction écrite, des IXe ou VIIIe siècles A.E.C. 8 C'est à partir de lui que va s'établir par la suite une interprétation sexuelle de la faute, ainsi que le souligne l'annotateur de la Bible de Jérusalem qui y voit oréveil de la concupiscence, première manifestation du désordre que le péché introduit dans l'harmonie de la créationo. 9 Ce n'est manifestement pas là que Jérôme Bosch est allé chercher son inspiration.

Il a trouvé cette inspiration dans la version dite du opremier récit» de la Création. Le texte de Gen. 1 est de rédaction dite sacerdotale, bien postérieur, plus synthétique, plus elliptique et plus élaboré. Les auteurs semblent avoir voulu compléter ce que le texte du yahviste laissait en suspens (tout ce qui se passe avant la création de l'Homme). II place tout pouvoir entre les mains d'un dieu transcendant et fonde le récit sur un catalogue raisonné des êtres créés, qui va du plus simple au plus complexe, selon une classification qui était celle du temps. Dieu crée les éléments, les astres, les végétaux, les animaux eux mêmes classés par genres, et enfim le premier couple humain, dans un acte simultané qui donne à la femme le même type de création qu'à rhomme, non point à partir du corps de l'homme, mais comme l'homme, par l'animation directe du Dieu, dont ils reproduisent l'un et l'autre et à titre égal rimage. Dieu est ici présent, ii obénit»

le couple et leur dit: osoyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, dominez /.../» (Gen. 1, 28). L'injonction s'adresse à l'un comme à l'autre, sans distinction de sexe ni ordre hiérarchique.

L'appel divin à la procréation donne à l'union sexuelle une caution d'ordre transcendant, un caractère d'autorité divine, sans qu'il y ait aucune intention interdictive ou culpabilisante. La différence d'esprit entre ces deux récits de la création du couple a évidemment retenu

8 Face à la multiplicité des modes actueis de datation de siècles, comme avant

après J.C„ ou A.D.

et P.D. (Ante Dominum et Post Dominum) ou l'usage des signes (+) et (-) pour les datations d'années, et compte tenu des objections formulées sur ces modes de désignation, nous adoptons la forme Ia plus neutre et la plus généralement employée dans l'édition actuelle, E.C. (de L'Ère Courante) et A.E.C. (Avant l'Ère Courante).

La Saiote Bible, Paris, éd. du Cerf, 1956, p. 11, note (d).

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l'attention, et des traditions parallèles se sont efforcées de réduire les contradictions apparentes entre les deux versions: ce fut le cas à l'époque dite rabbinique (He siècle E.C.), puis au cours du Moyen Age on furent inventés, dans les milieux de ia Kabbale juive, le mythe de l'Adam Kadmon (l'Homme originei androgyne) ou de Lilith, ia première épouse de l'Homme, rejetée et remplacée par Ève".

Ces traditions ne paraissent toutefois pas avoir laissé de trace dans l'oeuvre de Bosch. Celui-ci s'en tient apparemment ai texte sacerdotal canonique et placé en tête du recueil (vraisemblablement au IVe siècle A.E.C., à l'époque d'Esdras), en raison de son caractère de généralité et de rantériorité des faits relatés.

Cette hypothèse est confortée par la composition de ia scène représentée par le peintre. Les deux êtres humains créés sont strictement semblables par leur taille; ils naissent tous les deux de la terre, le «limon» dont ils ont été l'un comme nutre formés, et semblables dans leur forme générale au dieu dont ils sont rimage et dont ils ont la même configuration corporelle et le même âge adulte, symbolique et visible. L'Homme reste encore étendu sur le sol, en contact avec cette matière-mère, et la Femme n'en a pas encore détaché la pointe de ses pieds. C'est l'instant oà, dans le texte biblique, le Créateur donne sa bénédiction. Dans une attitude exemplaire, l'index et le majeur de la main droite levés, il prononce les paroles injonctives:

«croissez, multipliez, dominezo. Ce Créateur, christianisé, est Dieu le Fils, le futur dieu d'Amour, maitre de tout ce qui dans la création est pounru d'âme, de capacité à comprendre et à aimer (ce qui n'est pas le cas des objets réunis au revers du tableau, dans la création des quatre premiers jours). C'est pourquoi l'usage moderne a été de donner à ia scène le titre de «Mariage de l'Homme et de la Femme», qui a supplanté la tradition ancienne et manifestement erronée de

«création d'Ève», à la fois impropre (puisqu'elle ne correspond pas à la lettre du texte inspirateur) et anachronique, puisque le nom d'Ève (la Vie), comme celui d'Adam (la Terre rouge), ne sont connus qu'après l'expulsion du Jardin.

Le chobc de Dieu le Fils comme maitre de la création des êtres animés n'est pas totalement inconnu au temps de Jérôme Bosch, mais il reste três marginal et prudemment passé sous silence par les autorités eccléslastiques." L'origine n'en est pas claire, et en tout cas ele est peu orthodoxe. Certains y ont vu une reviviscence du mythe néo-platonicien et hermésien, qui fonde la création de l'Homme sur l'action concertée d'une Trinité philosophique, le Noús ou l'Intelligence conceptrice, le Logos qui procede à sa mise en forme intelligible, et le Démiourgos qui procède à la réalisation concrète du projet. Dieu le Fils prendrait ainsi la double fonction de Logos et de Démiurge.

Le mythe de d'Adam Kadmon ou androgyne est une hypothèse de la Kabbale juive fondée sur la version

«11 te créa., et non «11 les créa» du texte de Genèse 1.

L'invention de Lilith, premier modele de la femme, est lié à un désir de surmonter les différences relevées dans les deux textes de Genèse,1 et 2. Voir article ADAM dans te Dictionnaire dei symboles, Paris, Laffont, 1959, article EDEN dans le Dictionnaire dei mythes littéraires (s.l.d. de P.

Brunel), Paris, éd. du Rocher, 1988, et article LILITH dans le Dia ionnaire dei mythes féminins, ibid., 2002.

" Fraenger cite (op. cit., p. 83) comme documents attestant la presence du Christ dans l'Eden une gravure de Maitre E.S., antérieure à Bosch, ainsi qu'un dialogue de la béguine Mechtilde de Magdebourg datant du XIIIe siècle (p.

84-85). Le phénomène est cependant très rare. Dans le volet gauche du Char de foin, d'inspiration beaucoup plus tragique (on y voit aussi la chute des anges, la faute du couple humain, son expulsion du paradis) la scene s'effectue en presence du Père, vieillard à barbe blanche, couronné d'une tiare pontificale.

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LE "JARDIM DES DÉLICES" DE JÉRONIE BOSCH

Les débats internes au christianisme, dans la période effervescente du IVe siècle E.C., avaient mis en valeur, dans la querelle entre Ariens et Nicéens, l'idée que le Logos, repris de l'hermétisme par le quatrième Évangile, était coexistant et consubstantiel au Père, contre les Ariens qui opposaient à l'éternité du Père, une naissance ternporelle, donc postérieure, du Logos ou du Fils, puisque le texte de Jean dit: «au début ii y eut le Verbe» (Logos). De quel début s'agit-il?

Le Père n'a pas de début puisqu'il est éternel! Ii valait donc mieux ne pas revenir sur ces questions troublantes et semeuses de troubles.

Jérôme Bosch choisit donc la position orthodoxe concernant le Fils, coexistant et consubstantiel au Père, présent dès le travail de création de l'univers.

Cependant, le joachimisme, doctrine chrétienne née au XIIIe siècle, s'inspirant des écrits de l'Abbé Joachim de Flore, qui n'a vu s'élever, pendant plusieurs sièdes, aucune objection d'ordre théologique, de la part de l'autorité eccléslastique, a pris une importance particulière à l'époque des grandes navigations du XVe siècle, 12 Joachim de Flore proposait une conception particulière de la Trinité. Plutôt qu'une topique définissant abstraitement Ia place et la fonction des trois personnes, Joachim y voyait une dynamique qui s'inscrivait concrètement dans le temps des hommes. Successivement, par ses trois manifestations trinitaires, le Dieu unique se serait manifesté dans l'histoire, qui apparait ainsi comme un dévoilement progressif de la nature divine dans ses oeuvres. L'áge du Père, le temps des prophètes, correspondrait à la révélation de la première personne à travers l'instauration de la Loi, sous une forme impérative, normative et injonctive. L'âge du Fils, le temps du Christ, est révélation de l'Amour, complément et dépassement de la Loi, sous forme d'une impulsion dynamique, communicative et participative. L'âge de l'Esprit, dont Joachim voyait très proche l'avènement, se caractériserait par la plenitude de la connaissance. «Dieu parmi les hommes», selon l'expression de l'Apocalypse, susciterait une société aux rapports rendus totalement innocents et transparents par cette demière phase théophanique. La maniere dont Jérôme Bosch donne successivement, dans le travail initial de création, une place au Père, puis au Fils pour les deux derniers jours, pourrait se ressentir de la doctrine joachimite.

La question qui se pose est alors celle de la révélation de l'Esprit qui, dans la doctrine de Joachim de Fiore, correspond à la plénitude de la connaissance et à la presence immanente de l'Esprit dans la création.

La reponse est qu'il est bien présent, mais non encore advenu sous une forme visible. C'est cette révélation imminente qui serait sensible dans le panneau de gauche, et présentée comme réafisée dans le tableau central, qui représenterait la société idéale illuminée par la presence

" L'importance do

joachimisme dans la quête des navigateurs a été relevée au cours du colloque de Tomar, 16-23 avril 1983, Imaginário cavaleiresco e Conquista do mundo, organisé par le Centre de Symbologie de L'Université Nouvelle de Lisbonne et le Centre de Recherches sur L'Imaginaire de Grenoble. Un bref exposé sur la doctrine et l'influence de Joachim de Flore est lisible dans Jean Delumeau, Mille aos de bonheur: une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995, p. 42-53.

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ubiquitaire de l'Esprit.

***

L'examen détaillé des créatures qui peuplent le panneau de gauche, de leur nature, de leur forme et de leurs postures, correspondant à la création, à la bénédiction et à l'union du couple humain montre, d'une manière recurrente, une aspiration de celles-ci vers la lumière, vers la vie consciente, à la fois amour et connaissance, au sens chamei comme au sens spirituel. Un premier symptôme de cette présence se manifeste dans le bassin, encore ombreux, situe tout à fait en bas et à droite du panneau. Un poisson, animal primitif; se voit pousser des ailes pour prendre son envol. Un volatile, qui plonge la tête dans les eaux (on ne voit que son arrière-train) à gauche, nous montre celle-ci réapparaissant, à droite insubmersible, à la surface de ia nappe sombre.

Un être hybride, à corps de dauphin dans sa partie immergée, émerge de l'eau sous la forme d'un canard qui contemple un livre ouvert. On note encore une licorne noire: l'animal a bien la forme de la licorne, mais n'en a pas encore ia couleur blanche. Un animal aquatique dont la tête change de forme, prend l'aspect d'un oiseau au bec largement ouvert. Cette faune correspond au travail créatifdu début du cinquième jour, ou se trouvent simultanément créés les animaux aquatiques et

aériens, et par conséquent à la première intervention de Dieu le Fils, créateur des êtres vivants. La place de cette scene, dans le bas de la composition, atteste son caractere premier, encore primitif. Or tous ces êtres, qui prennent forme, se trouvent travaillés par la force de l'Esprit. II y a chez eux une aspiration à s'élever: physiquement, ce que traduit la poussée des ailes, intellectuellement et spirituellement par l'importance donnée à la métamorphose des parties supérieures des corps, par l'ouverture des bouches et des becs, et par la présence insolite du livre, qui symbolise l'aspiration à la connaissance. Ces hybridations, ces métamorphoses convergent pour l'expression d'une aspiration de la vie primitive à l'esprit, à la conscience, à l'intelligence, à la connaissance. Ces créatures, encore empêtrées dans les eaux primordiales, ont une aspiration générale à voir plus haut, plus loin, plus clair. Elles sont travaillés par la force agissante de l'Esprit.

Ce bassin inférieur est mis en rapport, sur le plan formei, avec un autre bassin, situé en plein centre du volet, ou il n'y a plus que des oiseaux, autour d'une ile recouverte de perles et de tubes de verre, symboles de la connaissance, de la transparence de la matière, de la clarté enfin obtenue par l'intégration de l'esprit dans les corps. Une chouette, animal symbolisant la sagesse attentive et la capacite de voir dans les ténèbres, veille, d'un regard perçant, sur l'ensemble de

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LE "JARDIN DES DELICES" DE JÉRÓME BOSCH

ce microcosme transfiguré.

Entre ces deux bassins, OU se manifeste, en bas, l'esprit en travail sur la matière vivante, et en haut, l'esprit inséré dans des créatures symboliques parvenues à la connaissance, se place la scene principale, avec ses trois protagonistes: l'Homme et la Femme, et entre eux, assurant la communication de l'un à l'autre, le Créateur qui est également, par sa fonction communicative, Médiateur, entre la terre et le ciel, entre le masculin et te féminin, entre l'humanité et la divinité. La scene se situe au pied d'un arbre, qui se substitue au traditionnel pommier (rien, dans le texte de Gen. 2, 1-7, ne permet de dire qu'il s'agit d'un pommier), le seul arbre nommé étant le figuier (et non la vigne), dont les feuilles servent à cacher la nudité." Jérôme Bosch prend ses aises avec ces traditions qui se sont installées après coup, prenant elles-mêmes leurs libertes avec le texte initial, aussi bien pour la pornme que pour la vigne: ii choisit, pour l'arbre du Paradis, le modele d'un dragonnier. Cet arbre, rare et exotique, avait été mis à la mode en Europe après la découverte des Canaries. J. Bosch a supprimé les dragons de son modele, placés près de l'arbre, comme indication nominale en raison sans doute du contre-sens que pouvait entrainer la presence d'un dragon, animal fantastique à signification traditionnellement diabolique." La caractéristique principale de cette figuration est la division ternaire de ses embranchements: la nature a mis sur lui le signe même de la Trinité et reproduit dans le domaine vegetal, le groupe à trois personnages qui est à son pied. Une plante grimpante" enserre le trone, signe visible et poétiquement exploité"

de l'union du masculin et du féminin.

La cérémonie d'union de l'Homme et de la Femme est la figuration d'un inamorarnento, l'«énamourement» courtois et pétrarquiste, que faute de terme approprié dans le lexique du français, on traduit par .inoculation» (au sens propre, introduction par les yeux) de l'amour. C'est aussi une inoculation de l'esprit c'est le sixième jour.

Le couple s'éveille à la vie et à la conscience. Ii la voit, ele le voit, ils se regardent et le Médiateur les regarde se regarder.

Le rôle de la vue comme premier <point» d'amour, selon la théorie de l'inoculation érotique, 17 est à double sens: il concerne à Ia fois l'amour et la connaissance. Le Créateur est en contact avec l'Homme par le bout de ses pieds joints, et avec la Femme, qu'il tient par la main gauche au poignet droit. L'extrémité des membres est considérée par la médecine d'époque comme particulièrement réceptive aux sensations et à la communication: c'est la théorie de l'acro-esthésie, dont on trouve aujourd'hui encore les vestiges dans des gestes réputés thérapeutiques ou télépathiques comme l'imposition des mains. Cette posture de contact signifie que le Médiateur fait passer les effluves d'un

' 3 On peut mesurer par ces détails l'importance de l'ajout ou de Ia substitution d'éléments légendaires aux données textuelles initiales, qui fondent ensuite une légitimité par l'usage populaire. Le choix du pommier comme arbre de l'Eden est vraisemblablement une contarnination avec le mythe de la pomme de discorde échue au berger Paris pour départager les trois déesses de lida, et dans la traduction Latine un glissement sur le sens de malum, le fruir, mais aussi la pomme et le mal. La feuille de vigne s'est vraisemblablement substituée au figuier par rémilisation abusive de l'épisode de l'ivresse de Noê et de l'exhibition de sa nudité (Genese 9,21).

4 Fraenger (op. cit., p. 95-96), à la sun; de Max Dvorak, reprend l'idée que l'origine de ce choix provient d'une gravure de Martin Schongauer, La Finte en Égypte, ou l'identification de l'arbre est suggérée par la presence de trois dragons (reptiles). Jérôme Bosch, dont l'objectif est tout autre, les fait disparaitre, en raison de leur signification diabolique, qui irait en sens inverse de ce qu'il veut démontrcr, mais il maintient le choix du dragonnier, reconnaissable à sa forme generale, auquel il ajoute la tripartition symbolique, et non botanique.

examen plus poussé permet de voir dans cette plante un composé hybride, portam les fruits d'une plante crucifere appelée lunaire (ou vulgairement, omédaille” ou .monnaie du Pape.). Sur sa tige contournée et semée de feuilles en forme de pièces d'or, symboles de richesse, sont greffés des fruits qu'on peut assimiler à des mines, des framboises et des grappes de raisin, symboles de fécondité.

Le thème lyrique de la plante

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grimpante entourant le trone d'un arbre, cornrne syrnbole de l'amour qui unit le couple, est une récurrence de ia poésie pétrarqu is ante: «Com m e le lierre à l'arbre encercelé»

(Louise Labé), 4'aime le lime aussi, et sa branche amoureuse/Qui le chesne ou le mur estroitement embrasse»

(Etienne Jodelle), avec pour variantes le cheveu qui enserre, le bracelet qui lie, la vigne qui s'accroche, présents dans toute la poésie lyrique du XVIe siècle.

'7 La théorie de l'inamoramento par le regard est d'origine pétrarquienne, mais remonte bien plus haut dans la poésie érotique. Le terme

«énamoration», d'origine lacanienne, n'est pas encore passé dans le langage courant.

La théorie des .cinq points d'amour» (regard, parole, toucher, baiser, «don de mercy») se trouve résumée dans une formulation émise par Jean Lemaire de Belges (voir Claude-Gilbert Dubois, .Sur cinq sens en cinq points: communication et sensualité», dans L'brzaginaire de la cammunication,Bordeaux, LAPRIL-Bordeaux-I11, 1966, coll. «Eidólon», t. 2, p. 139- 156; ID, «Inoculation érotique et lyrisme oculaire», Iris, Grenoble, C.R.L-Grenoble- III, 1997, p.77-86).

corps à l'autre par l'intermédiaire de son propre corps. Ces effiuves sont à la fois porteuses de l'amour et de la connaissance. Le Fils agit par l'Amour; l'Esprit agit par la transmission du savoir.

***

A partir de la signification donnée à cette scène, que l'on peut appeler «primitive», dans son acception presque psychanalytique, en ce sens qu'elle est fondatrice d'une psychologie et d'un comportement, en même temps que modele premier et ideal - prototype et archétype

- de tout ce qui va suivre, on peut essayer d'extraire la logique qui donne son armature à l'ensemble de l'édifice pictural et de lui attribuer un sens différent de la tradition. Le volet de droite, dit de l'Enfer, est une panoplie de l'Antéros. Le contraire de l'amour n'est pas ici la haine, mais le renfermement sur soi. Le maitre des lieux, assis sur une chaise percée, ingurgite un damné qu'il défèque sous la même forme, dans une fosse circulaire. Des avares, qui ont ingéré beaucoup d'écus, les restituent sans changement. C'est une sorte d'illustration de la parabole du talent stérile. Tous les vices répertoriés renvoient

à l'égoisme et à la stérilité. C'est la leçon contraire de l'injonction:

«croissez et multipliez». Il n'y a ni croissance ni multiplication, mais un seul processus de répétition et d'enfermement sur soi.

La fermeture awc messages extérieurs et à l'amour des autres est suggérée par l'étonnante construction située en haut et à gauche, composée d'une lame de couteau placée entre deux oreilles, et qui évoque la forme d'un organe génital masculin. Les oreilles n'ont pas de conduit auditif et ne sont transpercés que par une flèche de mort.

L'organe génital, induit par la forme de l'ensemble, loin d'être une source de vie, n'est qu'une construction privée de tout jaillissement vital. Un symbolisme semblable peut être appliqué à la cornemuse emplie de vent, à l'oeuf crevé, à la lanterne sourde, à l'arbre mort, au crâne de cheval blanchi. Toutes ces figures renvoient à la mort, à la stérilité, au vide. C'est un retour au tout début de la Genèse, lorsque n'existent que «le vague et le vide», le «tohu et le bohu», d'oii rien ne sort sans le souffle vivifiant - creator spiritus - de la divinité. Diverses scènes sont mises sous nos yeux: le châtiment du noble, chasseur dévoré par ses lévriers, l'agitation vaine de moines qui activent au bout d'une corde des cloches sans résonances. Des musiciens utilisent à contre- sens leurs instruments; des avares vomissent leur trésor; des joueurs trichent au jeu, et pour unir un homme, égaré aux portes de cet enfer et refusant d'y entrer, tout en bas à droite, est sollicité par des capteurs de testament. C'est l'univers que Bosch a déjà, sous une autre forme, dépeint dans la Nef des fous ou Le Char de foin, jungle anarchique, car

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LE "JARDIN DES DELICES" DE JEROME BOSCH

l'égoisme de chacun ne peut qu'engendrer une cacophonie générale, dans le rassemblement de «ceux qui ont des oreilles et n'entendent point», de tous ceux qui ont méprisé l'injonction primitive de connaissance et d'amour, instillée par le Créateur. La forêt des «ego»

ne fait entendre aucun chant d'oiseau - seul le maitre des lieux a une tête de rapace dont le bec est fermé par la nourriture qu'il enfourne - et cette société sans queue ni tête, ou plutôt dont la tête et la queue se rejoignent dans ia figure répétitive d'un circuit dos, se résout en un tobu-bohu, une «vanivagance», une «vanivacuité» faite de vague, de vain, de vide, dans l'aire fermée oú le tohu et le bohu, les deux figures du Néant évoqué dans le tout début de la Genèse, rnènent ce qui n'est même pas une danse, mais la sarabande inorganisée de globules mal formés, ramenés à leur forme indistincte d'avant le premier jour. lis ont tous ignoré ou négligé la loi de connaissance et d'amour.

***

Le panneau central procède au contraire à une exaltation de la révélation primordiale: «aimez, multipliez» et de ia parole évangélique;

«je suis la vérité et ia vie». C'est en effet une représentation en figures multiples des postures variées de l'acte d'amour et du désir de connaissance. Si les personnages de l'enfer sont des solitaires, dont la juxtaposition n'abcutit qu'à des groupements anarchiques, la base de la multitude ici représentée est le couple enlacé, «un honrime, une femme», auquel, comme l'a remarqué Wilhelm Fraenger se trouve associé un troisième personage, tout proche, en position d'écoute, de spectateur vigilant ou de médiateur: «Ce maitre, chargé apparemment de l'éducation morale des novices depuis le jour de leur entrée dans le Paradis, remplit, lors des derniers stades, la fonction de témoin. Ii doit s'assurer que ia procréation s'accomplit avec la même pureté qu'au Paradis /.../. Il est l'inoculator, le témoin oculaire»."

Nous trouvons en effet ce témoin présent lors de toutes les scènes d'accouplement. Ils'est placé au dessous des amants enfermés, au centre gauche, dans une bulle végétale, sous l'apparence d'un homme dont on ne voit que le visage grave, au regard aigu, épiant une souris qui s'introduit dans un tube de verre. La souris est symbole de recherche de ia vérité - ia curiosité de cet animal est proverbiale. Le tube de verre, transparent, est symbole de clarté et de pureté. Ce tube est omniprésent, notamment dans la construction, située en haut et à gauche. Ii traverse les deux piliers d'entrée de l'édifice, que Fraenger interprète comme le palais d'entrée dans la vie de couple, vers la clarté d'un avenir sans ombres. On trouve encore ce personnage dans le trio humain situé en bas et à droite, entre deux colonnes de verre, dont

18 Fraenger, op. cit., p. 198.

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Fune fait apparaitre un visage mascufin, et dont l'autre enferme un corps féminin qu'il montre du doigt. II est enferme avec un couple sous une cloche de verre, au centre droit du panneau. Il est présent dans le globe de couleur chair, en bas et à gauche, au dessous des amants prêts au baiser, accompagné de son tube de verre, et encore dans ia construction complexe du centre droit, dont le sommet laisse voir trois têtes dans une ouverture, et la base à nouveau trois personnages. Il est ici placé entre les deux têtes des amants dont l'un tient' un poisson.

La formule: «croissez et multipliez» prend donc son sens le plus litténal dans cette représentation picturale. Le panneau central veut figurer la croissance et la multiplication, pn pourrait dire jusqu'au pullulement, des trois acteurs de la scene orginelle du panneau de gauche. Ii s'agit de multiplier jusqu'à la saturation de l'espace une représentation de l'inoculation de l'amour et du savoir, sous la garde vigilante et l'action communicative et fécondante d'un Médiateur.

C'est cette figure trinitaire qui donne sa cohérence à la multitude des figures et autorise à faire de cette foule une société. Cette société a pour fondement une règle qui nous renvoie aux diverses propositions du «premier récit» de la Genèse: création de l'Homme et de la Femme, à l'image de Dieu et dans une égalité absolue de formation et de nature, union de l'Homme et de la Femme, accompagnée d'une bénédiction, qui ôte toute culpabilité (puisqu'elle répond à un dessein divin) à l'accouplement des deux spécimens du genre humain, insertion de l'Esprit dans les corps pour sa fructification dans le désir de connaissance et sa manifestation triomphante à la fim de la revelation, selon un processus historique, des trois personnes de la Trinité. La réunion de tous ces elements, que Fon pourrait assimiler à une sorte de «fouriérisme» sur fondement théologique chrétien, en rupture avec l'enseignement traditionnel, permettent-ils d'utiliser à son sujet le terme d'utopie?

***

Dans le triptyque, deux panneaux sont consacrés à la sublimation de l'acte d'amour entre Homme et Femme, d'abord par son institution dans le paradis originei, et ensuite par son universalisation dans le paradis retrouvé. Le troisième panneau, dit de l'Enfer, prouverait a contrario les méfaits causés par le refus ou les déviations du principe

Ruyer, L'Utopie et fécondant. C'est une construction qui part d'une idée simple, claire

les utopies, Paris, P.U.F.,

1950, et plus précisément et unique, et qui l'applique à une société pour em faire découvrir le

dans .Problernes sociaux et príncipe harmonique. C'est une variante de la formule utilisée par

problemes humains d'apres

les utopies contemporaines., Raymond Ruyer pour faire comprendre le processus de création

Nancy, Centre Européen utopique." Néanmoins, Futopie, construction rationnelle et organisée,

Universitaire, 1953 (n' 3).

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LE "JARDIN DES DELICES" DE JÉRÓME BOSCH

poussée jusqu'au système, sernble se situer à l'envers de ces paradis ou la force énegétique et fiisionnelle de l'amour dans la parfaite connaissance de ses objectifs semble tout emporter dans un déversement torrentiel de figures et de postures. Ii s'agit pourtant bien d'une utopie; mais c'est une utopie du désir. Il est donc logique que la force du désir passe dans ses illustrations forrnelles. Le tableau ne peut être un traité.

Abandonnant l'usage démonstrativement prosaïque de la thèse, le peintre, poète du sens de la vue, poète de Ia vie par les sens, se range plutôt du côté de la poésie. Comme Aragon évoquant des lendemains chantants: «Un jour, un jour viendra, un jour couleur d'orange/Un jour de palme verte, oir nous nous aimerons», Jérome Bosch multiplie de la même manière les jours de palmes vertes, la cueillette de mirres et de framboises géantes, les palais naturels à tiges roses et à fleurs de verre, pour édifier ce Xanadu d'un Kublai Khan qui aurait ingéré les paroles d'une Bible lue comme une introduction à l'Art d'aimer, pour y projeter la réalisation de ces «désirs, parfaits désirs, hauts désirs sans absence/Car les fruits et les fleurs n'y font qu'une naissance» imaginés par un autre poete."

Une autre caractéristique de l'utopie est rélimination de tout ce qui peut porter ombrage à une clarté qui se veut absolue, uniforme, universelle. Toute utopie, et pas seulement celle de Campanella, est de type solaire. Mais il faut distinguer dans la clarté solaire ce qui est de l'ordre de la lumière et ce qui est de l'ordre du pouvoir." Campanella, ce rêveur post-copernicien, voit dans l'ordre du système solaire un modele d'organisation politique (ce qu'ont bien compris Richefieu, qui a protégé l'écrivain, et plus tard le Roi-Soleil, Louis XIV, qui fait de l'astre son emblème). Par contre, Nerval nous dit que dans ses rêves, tout est illuminé de clarté sans qu'on voie jamais le solei1. 22 C'est de ce côté-ci qu'il faudrait chercher une équivalence avec la représentation, d'aspect souvent onirique, que naus propose Jérôrne Bosch. Ii n'y a pas non plus de clarté solaire dans le Jardin des Défices. L'absence de soleil se manifeste à ce qu'aucun personnage ne possède d'ombre. C'est la clarté qui est celle de la Jérusalem céleste réalisée sur terre dans rilpocalypse de Jean: ii n'est plus nécessaire d'avoir une source externe de lumière puisque l'Esprit, qui est lumière, s'est installé à l'intérieur de chague créature: «De nuit, ii n'y en aura plus; ils se passeront de lampe ou de soleil pour s'éclairer» (Apoc. 25,5). C'est la clarté qui est revendiquée (sans être véritablement obtenue) dans l'utopie satirique d'Aldous Huxley: «The sky is blue/Inside of you». C'est celle que recherchent les deux amants de 1984, rutopie noire de George Orwell, pour sortir de leur univers de ténèbres: «Nous nous retrouverons là n'y a plus de ténèbres». 23 Lorsque la matière se fait lumière, la perte de son ombre n'est plus, comme dans le conte romantique," une

Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, VII, 1207-1208.

2' Voir Le Soleil à la

Renaissance, Paris et Bruxelles, P.U.F. et P.U.Bruxelles, 1965, et Dictionnaire des symboles, op.

cit., art. SOLEIL.

" Gérard de Nerval,./lordia, première partie, chap. VI, dans l'éd. D'A. Béguin et J. Richer, Paris, Gallimard, 1952, coll.

.Pléiade., t.I, p. 377.

23 Voir Claude-Gilbert Dubois

(J.,à Oil 1111'y a pas de ténãres:

fermeture et nansparence duns l'utopie., dans Lentes actuelles, n°3, oct. nov. 1993, p. 121-123.

Adalbert de Chamisso, Peter Schlenzihis wundersame Gescbichte (1814), traduit en français par l'Histoire nzervedleuse de Peter Schlemihl ou Momme qui a vendo sou omhre. Le theme inspiré du Faust de Goethe, a, à son tour, créé des variantes chez E.T.A. Hoffmann sur te theme du reflet perdu, aménagé en français sous forme dramatique par Barbier et Carré, les librettistes des Contes d'Hoffinann. On notera qu'il n'y a pas non plus de reflet dans le Jardin des délices.

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frustration, c'est un allègement, le comblement d'un vide, l'effacement d'une tache. On pourrait dire, en paraphrasant à nouveau un poète:

«Elle est retrouvée/Quoi? L'éternité/C'est la mer allée/Avec le

Un poète qui se souvient sans doute de l'Apoca/ypse: «Le premier ciel a dispam, et de mer, ii n'y en a plus» (Apoc. 21,1). Dans le Jardin des Délices, elle est retrouvée, quoi?, la parfaite clarté, en même temps que l'éternité. Soleil et mer s'en sont allés. Plus de mer, plus de soleil, rien que de la lumière, dans une exdamation déjà goethéenne. 26 L'enfer n'a pas de lumière: II n'a que des feux, comme le désir qui n' arrive pas à cibler clairement son objet et se consume narcissiquement dans sa propre ardeur. Le désir comblé, parce qu'il assume la parole originelle du Médiateur, n'est que lumière. Cette particularité, constituée par la présence uniforme de la lumière dans un univers ott ii n'y a pas de soleil, font que les figurations du triptyque prennent la forme d'un songe, comme dans l'onirisme nervalien ou les compositions fantastiques qui seront celles de Monsii Desiderio, une siècle plus tard. Cette union de la clarté onirique et de la clarté rationnelle d'un discours par figures représentables, qui se veut affirmation et démonstration d'une thèse menée selon des moyens métaphoriques et poétiques de l'art pictural est une caractéristique originale de cette constniction intellectuelle imaginaire. L'esprit de géométrie illuminé par les fantasmes d'un rêve éveillé lui donne à la fois son caractère d'étrangeté et de clarté, en exprimant par une méthode presque «surréaliste» d'écriture la manifeste crypté d'une revendication libertaire.

Car la revendication lancée par cette oeuvre est bien: «libérez les corps». Ce qui nous parait aujourd'hui un objectif commun est en son ternps une proposition révolutionnaire. La phobie du corps et de toute activité biologique - notamment sexuelle — s'est installée très tôt et durablement dans la tradition chrétienne. On peut y voir une réaction populaire et puritaine contre la vie luxueuse et luxurieuse des élites romaines. On peut y lire aussi une influence du néo- platonisme, qui dévalorise le matériel au profit du spirituel, reprise par les mouvements érémitiques et ascétiques du IVe siècle. Les faits sont là. L'abstinence et le célibat pour les hommes, la virginité pour les fernmes sont éle'vés au rang de valeurs suprêmes, culminant avec l'institution de Marie, au Ve siècle, au statut de «vierge éternelle» 27.

Toute la littérature théologique médiévale conforte cette prise de position devenue un des piliers de l'éthique religieuse médiévale, dans ses recornmandations, sinon dans sa pratique. En en prenant le contrepied, Bosch participe au renouveau qui aboutira à la glorification du corps humain et de ses fonctions naturelles, développé par la toute proche Renaissance des Flandres. Des mouvements libertaires plus ou

moins clandestins, s'opposant à la fois au rigorisme sexuel catholique

Rirnbaud, “L'Eternité», dans l'édition d'A. Adam des Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, coll.

“Pleiade., p. 79.

.Plus de lumière.: derniers mots prêtés à Goethe sue son lit de moa

La décision de donner à Marie le titre d'aeiparthends (Vierge éternelle) fut prise en 451 par le concile d'Ephese. Elle entraina la necessite de transformer les .freres” (adelphoï) de Jesus, nommément cites par les Evangiles, en cousins (mais c'est un autre mot qui les designe en grec, anepsioi) ou en faux frêres, issus d'une première épouse, nulle part citée, de Joseph.

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LE "JARDIM DES DÉLICES" DE JÉRÓME BOSCH

et au puritanisme des groupes réformés, comme les «frères du Libre esprit» ou certains courants classes dans Fanabaptisme, expriment cette demande retardée ou neutralisée depuis des siècles. La nouveauté est de s'appuyer, pour cette réhabilitation, non point sur les écrits et les philosophies antiques, mais sur les textes mêmes dont se réclament les autorités religieuses. Wilhelm Fraenger a apporté sur ce point des renseignements assez convaincants qui montreraient la participation du peintre à ces courants. 28 Plutôt donc que de voir en cet artiste un des derniers peintres médiévaux de diableries et de fantaisies flamboyantes, on peut lire dans cette oeuvre le début d'une réhabilitation de l'homme en tous ses états, corporel, intellectuel, spirituel. Cette exaltation qui relie à la fois le désir de fiision corporelle, le désir de savoir et le désir de perfection morale dans une trajectoire unique s'appuie sur une idéologie optimiste que l'on peut appeler la voie du «Salut par l'Histoire».

La présence du joachimisme est en effet patente. L'abbé Joachim de Flore lisait la figure de la Trinité sous Pangle prioritaire

de sa réalisation historique. Annonçant le «Dieu se fait» hegelien, et sans aller jusque-là, Joachim suggérait un «Dieu se manifeste» dans une réalisation historique progressive. L'«Age du Père», la première ère théologique, dans l'adaptation qu'en fait Jérôme Bosch aux quatre premiers jours de la création, est généralement interprete comme la réalisation en histoire des quatre premiers millénaires, placés sous le commandement de la Loi. L'«Âge du Fils», les deux mille ans qui suivent la résurrection de Jésus arrivent vers leur fim d'existence.

Le temps de l'Esprit, le septième jour associé au millenium de l'Apocalypse de Jean pointe déjà à l'horizon. On sair combien l'attente millénariste a eté forte à la fim du XVe siècle et pendant toute l'époque des Reformes. Une prophétie, dite d'Elie, annonçait même une avance de l'écheance." Comme dans les premiers temps du christlanisme, des groupes se rassemblaient sur une colline - comme les anabaptistes d'Alsace, menés par Melchior Hoffmann -, en attendant la venue du temps nouveau." L'âge du Fils, caractérisé par l'annonce du règne de l'Amour, et celui de l'Esprit, qui sera de totale connaissance, sont présents simultanément dans le panneau de gauche, qui en institue les principes auprès du couple originei, et dans le panneau central, qui en illustre la réalisation universelle, lorsque l'Esprit vient habiter dans la communauté des corps et des âmes humaines. Ce Paradis exprime l'épanouissement de toutes les formes du désir, tendant vers une plenitude de réalisation. Le bonheur d'être au monde est à la fois exaltation de la jouissance, manifestation de connaissance et réalisation plénière de l'espérance. C'est le règne du «dieu parmi nous» de l'Apocalypse, fim de la trajectoire épiphanique de la Divinité

" Fraenger (op. cit., chap. VII) fournit des renseignements três précis sur cette appartenance, dont on n'a pas trouvé de preuve tangible, mais qui peut être plausible. Selon R. Lewinter, qui commente Fraenger, le .médiateur» du panneau central reprendrait les traits du maitre de la secte (op.

cii postface, p. 245-257).

" Cette prophétie, qui apparait au XVe siècle, fut, par homonymie avec le nom d'un rabbin, attribuée ati prophète biblique. Melanchthon la cite dans ses Commentaires du livre de Daniel, trad. françaisc, Genève, 1555 (cf. Claude- Gilbert Dubois, La Conception de l'histoire en France au XVIe siècle, Paris, Nizet, 1977, p.

400).

Norman Cohn, The Pursuit of the Millenium, Londres, Secker et Warhurg, 1957, trad. française, Les Fanatiques de l'Apocalypse, Paris, Julliard, 1962, p. 269, et Jean Delumeau, Mille ans de bonheur. une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995, p.

154-157.

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une en ses trois personnes, un dieu totalement révélé à une nature et à une intelligence humaines totalement réalisées dans leurs désirs.

Les trois objectifs du désir, qualifiés de libido et jugés condamnables

- libido sentiendi, sciendi, dominandi - ne sont plus considérés ici comme perversions, mais recommandations de Dieu, à condition d'être correctement comprises - aimez, connaissez, dominez vos désirs.

La libido, le désir condamnable, devient alors un ut libet («fays ce que vouldras») régulé par une conformation à la parole de"Dieu et à son sens jugé véritable.

En définitive, on peut lire dans l'objectifdernier de cette oeuvre un rêve d'éradication de la notion fondamentale, dans Ia dogmatique orthodoxe du christianisme, de faute originelle et reçue en héritage.

Ii n'y a d'héritage que d'une parole et d'un don. Ii n'y a pas de faute à suivre la loi naturelle de réalisation du désir, lorsque cette loi est elle-même un don, une prescription par autorité divine. La faute vient d'une méconnaissance de la loi d'amour. L'enfer est la démonstration par l'absurde de l'échec du narcissisme et de l'égoïsme qui s'invertit sur chague sujet, au lieu de participer à la fête générale des corps et des coeurs. La loi se confond avec la nature - sive lex sive natura - et de ce fait n'est plus ressentie comme interdictive ou oppressive.

La loi a été introjectée, intériorisée. Elle est devenue une seconde nature, qui prend même la première place par rapport à une nature purement matérielle (celle qui a été créée dans les quatre premiers jours). La Nature, elle-même exaltée, magnifiée, sublimée, filie de Dieu, encore dans sa nudité native de ia fim du quatrième jour, s'est vivifiée, peuplée, ornée, animée. Elle est devenue cette corbeille de fruits, de fleurs, de branches et de corps, flore des tropiques mêlée à ia ménagerie animale et à la fête du genre humain, dans une unité fusionnelle, un fourmillement organique, une dynamique des désirs régulés paria présence de l'Esprit, de «Dieu parmi nous» qui s'immisce dans sa création - sive deus sive natura. On peut donc lui appliquer légitimement la formule du poète de l'«ordonné dérèglement de tous les sens» du corps et des orgies de l'esprit: «Elle est retrouvée Quoi? L'Éternité». L'Eternité est ici un présent qui s'éternise. C'est proprement utopique. Le fardin des Délices est une utopie du désir sublimé en toutes ses aspirations jusqu'à l'avènement du plérôme:

plénitude de la jouissance, plénitude de la connaissance, plénitude de la sapience, apothéose de la réjouissance.

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LE "JARDIN DES DÉLICES" DE JEROME BOSCH

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Referências

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