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Chapitre 1 Contexte théorique

1.2. Le rôle de l'alcool dans la coercition sexuelle

1.2.3. L'explication des effets de l'alcool

En matière de coercition sexuelle, il est communément admis d'attribuer à l'alcool un rôle général de désinhibition de la réponse comportementale. Comme le rappellent Seto et Barbaree (1995), l'inhibition permet de définir une diminution de la probabilité d'une réponse comportementale. La désinhibition survient alors lorsqu'une diminution du niveau habituel d'inhibition est observée, c'est-à-dire lorsque la probabilité d'observer une réponse comportementale habituellement inhibée augmente.

Parmi les modèles avancés pour expliquer cette désinhibition, le modèle de la désinhibition pharmacologique suppose, dans sa version originale, une relation directe entre l'alcool et l'agression (Bushman, 1997; Giancola, 2000). Au regard des effets de l'alcool sur les régions du cerveau impliquées dans l'inhibition, l'alcool serait à l'origine d'une désinhibition qui se manifesterait par un risque accru de comportements agressifs ou de coercition sexuelle chez tous les individus3. Les effets de l'alcool au niveau du cortex préfrontal et des fonctions exécutives (Heinz et al., 2011), et en particulier sur l'inhibition des processus explicites (i.e.

intentionnels) (Abroms, Gottlob, & Fillmore, 2006), pourraient alors expliquer cette relation supposée. Toutefois, le modèle de la désinhibition pharmacologique, du moins dans sa version originale, reste l'objet de critiques importantes, notamment du fait qu'il s'accommode particulièrement mal du rôle de facteurs modérateurs. Noel et al. (2009) ont ainsi proposé de réviser ce modèle en soulignant l'importance des facteurs de risque individuels. Suite à la

3 La métaphore généralement associée au modèle de la désinhibition pharmacologique est alors de considérer que l'alcool faciliterait les comportements agressifs, et la coercition sexuelle, « non pas en

"appuyant sur l'accélérateur" mais en ne permettant plus de freiner » (Muehlberger, 1956, p. 40, cité dans Bushman, 1997).

consommation d’alcool, la désinhibition n'aurait un effet en matière de coercition sexuelle que chez les individus présentant certaines caractéristiques individuelles, à l'instar d'attitudes tolérantes à l'égard de la coercition sexuelle ou d'une acceptation de la violence interpersonnelle. Cette révision est particulièrement intéressante dans la mesure où, sans invalider la proposition initiale du modèle, elle permet de s'affranchir de l'idée d'un effet universel et souligne qu'une diminution des capacités d'inhibition n'implique pas nécessairement la survenue d'une réponse désinhibée4. Malgré cette révision, le peu de considération offert au contexte dans lequel une diminution de l'inhibition pourrait augmenter le risque de coercition sexuelle limite la pertinence du modèle. Il est en effet plus que probable que des auteurs de coercition sexuelle, présentant donc certains facteurs de risque individuels, ne commettent pas des faits de coercition sexuelle dès qu'ils consomment de l'alcool (Farris et al., 2008; Testa, 2002).

À cet égard, les modèles de la myopie alcoolique insistent sur les effets de l'alcool sur le traitement de l'information, et en particulier sur l'allocation de l'attention (Steele & Josephs, 1990; Taylor & Leonard, 1983). Plus exactement, l'alcool favoriserait la sélection des informations immédiatement disponibles au détriment d'un traitement de l'information plus exhaustif, reposant sur l'articulation d'indices tant centraux que périphériques. Sous l'effet d'une vision dite « tunnel », l'attention des individus serait alors davantage portée sur les indices les plus saillants (par exemple, un sourire, un rapprochement, ou un état d'excitation sexuelle), de telle sorte qu'ils occuperaient une place centrale dans le traitement de l'information, dont la sélection d'une réponse comportementale. Les informations plus complexes, comme une absence d'intérêt, ou plus distales, comme la prise en compte des conséquences à plus long terme, verraient alors leurs poids dans le traitement de l'information minimisé, voire seraient ignorées. Par ailleurs, et comme le précisent George et Stoner (2000), le modèle de Steele et Josephs (1990) insiste sur l'importance des situations dites de conflit, dans lesquels des indices susceptibles d'initier un comportement (par exemple, un rapprochement physique) et des indices susceptibles de l'inhiber (par exemple, l'expression

4 Pour reprendre la métaphore précédente, cela revient à dire qu'à l'arrêt, ne plus pouvoir freiner est sans conséquence.

d'une absence d'intérêt) sont présents. D'après Steele et Josephs (1990), en l'absence de conflit, l'alcool n'aurait pas d'effet sur le comportement. Toutefois, en situation de conflit élevé, « [l]a myopie alcoolique conduirait à minimiser les informations inhibitrices au bénéfice des informations instigatrices » (Bègue & Subra, 2008b, p. 47). Le modèle de la myopie alcoolique insiste donc sur la perte du caractère inhibiteur des informations sociales pour expliquer les effets de l'alcool.

En matière de coercition sexuelle, le modèle de la myopie alcoolique s'est avéré particulièrement intéressant pour rendre compte du rôle de l'excitation sexuelle comme facteur médiateur, l'excitation sexuelle subjective apparaissant comme un indice particulièrement saillant (Davis, 2012; David et al., 2006). Au regard du rôle probable de l'excitation sexuelle dans la coercition sexuelle (pour plus de détails, voir la section 1.3.), l'excitation sexuelle pourrait constituer un facteur particulièrement pertinent pour expliquer les effets de l'alcool (George & Stoner, 2000; George et al., 2009; Testa, 2002). Par ailleurs, le modèle de la myopie alcoolique permet de souligner l'importance du contexte dans lequel prend place l'interaction sociale et en particulier le rôle de dimensions perceptuelles dans l'explication de la coercition sexuelle. Ce dernier aspect est d'autant plus intéressant qu'il rejoint un second pan de la littérature ayant proposé que la relation entre alcool et coercition s'explique, au moins en partie, par la perception erronée des intentions comportementales.

La perception erronée des intentions comportementales

Les interactions sociales, en particulier lorsqu’elles sont susceptibles de mener à un comportement sexuel, reposent généralement sur un échange au travers duquel des individus expriment un intérêt à l’aide d’indices aussi bien verbaux que non verbaux (Moore, 1985, 1998). À l’instar de toute communication, l’incertitude constitue alors une caractéristique importante de ces interactions : l’émetteur ne peut jamais être certain que le signal n’ait été émis avec suffisamment d'intensité pour être correctement perçu, ni que la compréhension du signal lors de sa réception ne soit conforme au contenu émis. Par ailleurs, en matière de communication d'un intérêt sexuel, l'incertitude peut être d'autant plus importante que la séduction peut reposer sur un équilibre subtil entre l'expression d'un intérêt et certains indices destinés à rendre cet intérêt moins transparent. Cet équilibre peut avoir pour objectif aussi bien

de susciter un intérêt que de s'assurer de la réciprocité de l'intérêt communiqué (Hennigsen, 2004). Des erreurs de décodage et d'interprétation des intentions comportementales sont ainsi susceptibles de se produire (Farris et al., 2008). Toutefois, ces erreurs ne sont pas aussi fréquentes chez les femmes que chez les hommes, ces derniers apparaissant plus susceptibles que les femmes de commettre des erreurs dans la perception des intentions exprimées.

Suite aux travaux princeps d'A. Abbey (1982), les études ont ainsi rapporté avec une certaine consistance que lorsqu'ils sont exposés à une situation sociale (généralement une interaction entre un homme et une femme), les hommes ont davantage tendance à attribuer des intentions sexuelles aux femmes que ne le font les femmes pourtant exposées à la même situation sociale (pour une recension de la littérature, voir Farris et al., 2008). Par extension, la notion de perception erronée a permis de décrire les différences entre l'expression d'une intention comportementale et sa perception. Des aspects de socialisation de genre et de normes sociales ont alors été avancés pour expliquer d'une part que les hommes présenteraient une vision des interactions sociales entre hommes et femmes plus sexualisée que les femmes, et expliquant ainsi qu'ils soient plus susceptibles d'interpréter des indices ambigus comme l'expression d'une intention sexuelle (Abbey & Harnish, 1995). D'autre part, qu'en matière d'interaction entre homme et femme, les hommes partageraient « une hypothèse initiale selon laquelle une relation sexuelle [pourrait] survenir » (Abbey, 1991, p. 167), expliquant ainsi qu'ils ont également davantage d'attentes que les femmes quant à la survenue possible d'une relation sexuelle. Plus exactement, la socialisation, et la définition des rôles sociaux en matière de séduction demanderaient aux femmes de pouvoir manifester un intérêt sexuel tout en évitant d'être trop transparente, et ce, même si elles sont effectivement intéressées, afin d'éviter de passer pour une « fille facile » (Abbey, 1991). Dans le même temps, il serait attendu des hommes qu'ils puissent initier les relations sexuelles alors même qu'ils sont amenés à croire que les femmes peuvent dire « non » même lorsqu'elles sont intéressées (Laner & Ventrone, 2000; Muehlenhard & Rodgers, 1998). Au regard des ces attentes, et sous l'effet d'un processus de type prophétie auto-réalisatrice, un homme qui pense qu'une femme est intéressée par avoir une relation sexuelle pourrait porter une attention particulière aux indices congruents avec cette perception, et ce, au détriment d'une prise en compte des indices susceptibles d'aller à l'encontre de celle-ci (Abbey, Zawacki et al., 2005, p. 132).

Si, comme le rappellent Farris et al. (2008), ces erreurs n'ont généralement pour conséquence qu'un certain embarras et peuvent souligner le besoin d'une communication plus explicite, la perception erronée des intentions comportementales a également été avancée pour expliquer la coercition sexuelle (Abbey, 1982, 1987; Abbey & Melby, 1986; Muehlenhard, 1988). Par ailleurs, il a également été proposé que la relation entre la consommation d'alcool et la coercition sexuelle puisse être, au moins partiellement, expliquée par la perception erronée des intentions comportementales (Abbey, 1991; Abbey & Harnish, 1995). Plus exactement, au regard de ses effets sur le traitement de l'information, et en particulier sur la capacité à traiter différentes sources d'informations ou des indices plus complexes, l'alcool augmenterait la probabilité d’une perception erronée des intentions comportementales qui, à son tour, augmenterait le risque de coercition sexuelle.

Pour ce qui est de la relation entre l'alcool et les perceptions erronées, les études disponibles indiquent que l'alcool semble en effet réduire la capacité des individus à traiter des informations sociales plus ambigües, et par exemple à distinguer l'expression d'un intérêt platonique d'un intérêt sexuel (Abbey, Zawacki et al., 2005; Abbey, Zawacki, & McAuslan, 2000; Farris et al., 2010). Par ailleurs, sous l'effet de l'alcool, les individus porteraient une attention plus importante aux indices positifs, susceptibles de sous-tendre un intérêt sexuel, qu'aux indices négatifs, susceptibles de sous-tendre une absence d'intérêt (Abbey, Zawacki et al., 2005). Les hommes auraient ainsi tendance à attribuer aux femmes des intentions sexuelles plus importantes, mais auraient également plus de difficultés à prendre en compte un changement éventuel dans la nature de l'intention exprimée (par exemple de l’expression d’un intérêt à l’absence d’intérêt). Plus récemment, une application de la théorie de détection du signal a permis de préciser la nature des effets de l'alcool (Farris et al., 2010). Les résultats suggèrent ainsi que l'alcool aurait pour effet de diminuer aussi bien la sensibilité, c'est-à-dire la capacité des hommes à distinguer les indices d’un intérêt platonique des indices d’un intérêt sexuel, que le critère de décision, c'est-à-dire à augmenter le biais de réponses en faveur d'un intérêt sexuel. Il est alors particulièrement intéressant de souligner que cet effet sur des processus perceptuels (i.e. la sensibilité) et décisionnels (i.e. le critère de réponse) semble spécifique au traitement des intentions comportementales, l'alcool n'ayant pas d'effet sur le

traitement d'autres indices, par exemple entre un style vestimentaire classique ou provocateur (Farris et al., 2010).

Ensuite, pour ce qui est de la relation entre les perceptions erronées et la coercition sexuelle, la difficulté des hommes à percevoir des indices de non-consentement, ou à méprendre l'expression d'une absence de consentement pour un intérêt sexuel, serait susceptible de se traduire par l'expression répétée d'un intérêt sexuel auprès d'une femme ayant pourtant manifesté une absence de consentement. Par ailleurs, même la perception correcte d'une absence d'intérêt, voire d'une absence de consentement, pourrait ne pas être prise en compte par les hommes, l'idée selon laquelle les femmes exprimeraient leur intérêt sexuel en manifestant des signes d'absence d'intérêt, voire de refus, étant particulièrement répandue chez les hommes (Muehlenhard & Rogers, 1993). Cette perception erronée d'une intention sexuelle ou la perception d'une résistance dite de façade (en anglais, « token resistance ») pourrait alors permettre à certains hommes de considérer l'utilisation de stratégies coercitives comme plus justifiable, voire légitime, dans la mesure où ils considéreraient que les femmes les ont amenés à avoir une relation sexuelle (Abbey, Zawacki et al., 2005; Burt, 1980). L'hypothèse d'une variante d'un biais d'attribution hostile, dans laquelle la dimension hostile serait remplacée par la perception d'une provocation sexuelle, a alors été avancée pour rendre compte de ce processus (Seto & Barbaree, 1995).

Ainsi, bien que la perception erronée des intentions comportementales puisse rendre compte de certaines situations de coercition de sexuelle, indépendamment des effets de l'alcool, la prégnance de cette perception erronée sur le comportement serait d'autant plus importante que l'alcool contribuerait à focaliser l'attention sur les seuls indices à même de soutenir cette perception, mais contribuerait également à une désinhibition plus générale des réponses comportementales. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que le rôle médiateur d'une perception erronée s'accommode particulièrement bien des propositions principales du modèle de la myopie alcoolique, les indices positifs agissant ici comme indices instigateurs.