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scientifique entre un locuteur (le psychiatre) et ses allocutaires (la Cour, les jurés) en sorte que l’enjeu (éthique et rhétorique) de l’expertise résiderait dans sa réussite perlocutoire (c’est un vocabulaire certes pas psychanalytique mais qui cerne néanmoins ce qu’il en est de la qualité du transfert où circule ces énoncés d’expert). Ou pour le dire à la manière de Pierre-Henri Castel, qu’est-ce que les représentants de la société sont prêts à entendre et à accepter en terme d’explications psychiatriques et dans quelle mesure ce qui est entendu sera susceptible d’excuser ou non l’acte incriminé, s’il est justiciable. Cet angle d’approche concevrait l’expertise essentiellement comme pratique culturelle et discursive. Cela ne dispense nullement de nous pencher sur la cohérence interne de l’expertise de Robert Lé-Dinh, qu’on trouvera en annexe ; qu’on la lise donc comme la pratique sociale inscrite dans notre culture qui consiste à ce qu’un homme (expert) en rencontre un autre (expertisé) et rapporte au tribunal ce qui peut se dire du second sur la base d’un savoir psychiatrique que la société reconnaît au premier. Chaque époque, chaque société a les psychopathologies, les tribunaux, les experts qu’elle mérite.

Une démarche clinique (même médicale) implique de déduire la théorie du cas.

L’expertise de Robert Lé-Dinh aura montré combien il est facile d’induire le cas à partir de la théorie. La rigueur clinique de l’expertise repose sur une distanciation d’avec les théories qui préexistent à la rencontre du sujet afin que l’expert ne retrouve pas dans la clinique précisément ce que la théorie lui dit qu’il y trouvera. Prenons au sérieux le conseil du psychiatre Lasègue :

Il suffit, au lieu de s’élever aux grandes questions, d’abdiquer tout parti pris, de laisser les malades se produire librement, suivant le conseil donné avec un sens si pratique par M. le Dr Falret, et de rester simple observateur, au lieu de se poser d’avance les problèmes, pour en poursuivre la solution. Les délires n’ont ni l’unité qu’on leur supposerait en lisant les traités généraux, ni la diversité individuelle qu’on se plaît à faire ressortir dans les récits dramatisés, et qui exclurait toute subordination scientifique141.

En effet, au cours des diverses expertises que le psychiatre a été amené à faire dans le cadre du procès de Robert Lé-Dinh, on a pu entendre une référence fréquente aux théories de la manipulation mentale et de l’emprise sectaire ; et notamment, une réduction du cas

« Tang » à ces théories : « … phénomène que l’on retrouve dans tous les groupes de ce type », « c’est ça l’emprise, il y a eu des travaux là-dessus… » (Foix, 2010) ; « je retrouve toujours les mêmes mécanismes dans les quatre ou cinq groupes que j’ai étudiés », « dans d’autres sectes, le Christ apparaît coloré » (Toulouse, 2012). Cette démarche présente donc

141 Cf. « Du délire de persécution »[1852], De la folie à deux à l’hystérie et autres états, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 31.

l’inconvénient de passer à côté du caractère original et inédit du cas particulier pour lequel il est appelé à se prononcer, en rabattant les spécificités du cas sur du déjà connu. Pour le dire autrement, les théories (générales) auxquelles il fait référence sont indépendantes des personnes impliquées ; le théoricien n’a jamais rencontré ni Tang ni ses victimes pour édifier son système théorique. Ce que le Docteur A. appelle « diagnostic d’emprise », dans la mesure où il se déduit de théorisations extérieures (et préexistantes) à la rencontre clinique, est donc une maladresse. Il en va de même de ses considérations victimologiques dans la mesure où il fait reposer son observation sur des conceptions (en l’occurrence déficitaire : « fragilité »,

« vulnérabilité »…) de la disposition à l’emprise qui ne se déduisent pas nécessairement de ce que la rencontre des personnes concernées pourrait révéler. Le travail d’anamnèse que le Docteur A. mène auprès des victimes a consisté en une enquête à la recherche de dispositions, de « soubassements » – on devine alors une conception causaliste du type « si tu es prédisposé… alors tu seras endoctriné », ou plutôt : « tu as été endoctriné… parce que tu étais prédisposé à l’être ». Ainsi, le compte-rendu expertal est à tel point dominé – pour ne pas dire « sous l’emprise », ad instar sectarum – des théories de la manipulation mentale, que certaines affirmations ne sont tout simplement étayées sur aucune donnée clinique. Par exemple : « M. Lé-Dinh sent le désir des victimes », il a une « capacité à intuiter la fragilité » (Foix, 2010). Sur quel énoncé de l’accusé, sur quel trait psychologique, sur quel élément de personnalité le psychiatre se base-t-il pour le dire ? En d’autres termes : quels sont les critères, quelle est sa grille de notation ? Il semble que le docteur A. « sente » et « intuite » la dite

« perversion » de son expertisé. Le psychiatre mettra d’ailleurs en avant lors du procès de 2012 sa longue expérience qui lui permet aujourd’hui de deviner les psychotiques dès le premier coup d’œil et à une simple poignée de main (!). Ou encore, Tang « génère un transfert important sur [sa] personne pour induire un lien de dépendance » (Foix, 2010) ; il érige « des règles permettant à ces derniers [les victimes] un transfert important sur sa personne entraînant rapidement une dépendance annihilant toute possibilité de critique » (compte rendu d’expertise). L’expression « générer un transfert sur sa personne » devant une Cour d’assise exige un minimum d’explications. Son usage du concept de transfert évoque les premiers usages du concept par Freud : le transfert est conçu comme un processus psychologique comme les autres survenant dans l’appareil psychique du patient. Ces allégations affirment de plus une intentionnalité à l’acte de générer un transfert, mais encore supposent que Tang soit le (seul) acteur de la genèse de ce transfert ; c’est passer sous silence le prix corrélatif du phénomène (et du concept) de transfert : le contre-transfert (ou du moins son extension transféro-contre-transférentielle). L’expert à la recherche d’un pervers

narcissique manipulateur ne structure-t-il pas par avance les dynamiques transférentielles dans le sens de cette recherche ? C’est dire combien la théorie vient se superposer au cas pour l’altérer et lui donner sa forme. Par un retournement ironique donc, l’expert venant diagnostiquer la sujétion psychologique, le fait dans le cadre de sa propre soumission à un savoir psychiatrique général qui vaudrait pour tous les cas – c’est-à-dire pour aucun en particulier. La théorie a donc joué un rôle sur la scène transférentielle de la rencontre de l’expert et Tang, en structurant la rencontre, en organisant ce qui est audible et ce qui restera inouï de la singularité du cas, en préfigurant d’avance une intentionnalité manipulatoire du gourou que rien à dire vrai, ni dans sa biographie ni dans ses déclarations, ne permet d’étayer sérieusement.

Jusqu’à présent, nous nous sommes moins intéressé à la validité interne de la théorie mobilisée par l’expert qu’à l’usage qu’il fit de cette théorie. Son absence d’étayage clinique se double en effet d’une dimension plus ennuyeuse de l’expertise : elle tend à gonfler l’autorité de ses affirmations. En tant qu’expert ès psychiatrie, son savoir et sa parole (sous serment) semblent d’emblée acceptés par la Cour : il faut accorder crédit à sa maîtrise du savoir expertal pour lequel il est appelé ainsi qu’à sa véridiction. Cependant, le psychiatre en rajoute et présente son travail comme une affirmation incontestable (« Il s’agit incontestablement d’une stratégie conçue pour manipuler et influencer les individus au sein d’un groupe dans le but d’en tirer profit », dit-il) : « j’ai trouvé une emprise indéniable » (Toulouse, 2012). A le croire, l’explication du cas Tang par la théorie est irréfutable, infalsifiable – donc non- scientifique ?, pour le dire avec Karl Popper. Sa présentation de son expertise à la Cour de Toulouse se conclura par un argument d’autorité, « j’ai plus de huit mille expertises d’expérience » (argument que reprendra ensuite un avocat des parties civiles), qui vient asseoir davantage l’autorité inhérente au titre doctoral et au vocabulaire médico-légal. N’y a-t- il pas là une imprudence risquée ? N’est-ce pas trop donner prise aux plaidoyers d’un des camps que d’en rajouter du côté de l’irréfutabilité et de l’expérience ? La force de persuasion de l’autorité expertale confère un pouvoir au sein de la justice qui peut effrayer. Disons bien que l’expertise est acceptée telle quelle, cela fait partie de la performance langagière : la reconnaissance préalable par le tribunal de l’expertise du professionnel sur la base des formations, des travaux ou de l’expérience confère l’autorité illocutoire de l’énonciation d’expertise et impose la forme perlocutoire de sa réception. Il n’y a donc au sein de la Cour aucune voix pouvant légitimement s’élever pour discuter avec suffisamment d’autorité la cohérence et la validité scientifique des assertions de l’expert ; on peut alors s’interroger sur les procédures de reconnaissance de l’expertise des professionnels qui, si elles tiennent

compte de nombreux paramètres (savoirs concernant sa discipline, concernant les procédures judiciaires, etc.), peuvent difficilement évaluer le savoir-faire clinique du professionnel.

Le compte-rendu d’expertise du Docteur A. fait donc appel à des éléments extérieurs et hétérogènes à la rencontre clinique qui a eu lieu, disions-nous. Son usage de la théorie fait malheureusement écran à ce que Robert Lé-Dinh lui dit de tout de même très étonnant et déconcertant. La théorie préalable sous-tend une construction paramnésique de la clinique. Le diagnostic hypothétique qu’il pose finalement : « si les dires des victimes présumées se révélaient exacts, conclut-il à la Cour, alors il s’agirait d’une organisation perverse de la personnalité… d’un sadisme moral… de particules perverses ». Ce diagnostic s’appuie donc conditionnellement sur la matérialité des faits et sur les déclarations de personnes extérieures à la situation clinique et non pas sur la rencontre avec l’expertisé. Ce qui semble par ailleurs indiquer que pour le psychiatre, l’organisation psychopathologique d’un sujet se déduit de ses comportements. (Demandons-nous avec Foucault si Lé-Dinh est jugé pour un crime en particulier ou pour être ce qu’il semble être, à savoir un individu à la « personnalité perverse ».) Cela signifierait qu’un psychotique, qu’un pervers, qu’un névrosé ne peuvent accomplir les mêmes actions ni les mêmes gestes. La forme de cette conclusion diagnostique engage alors le jugement sur une configuration quasi-solipsiste et tautologique dans la mesure où le jugement des faits exige que l’on réponde à la question de l’agentivité et de l’intentionnalité de l’auteur des faits alors même que ces questions sont repoussées, hypothétiquement, derrière les faits et les agissements par le psychiatre à qui l’on avait pourtant confié les questions d’intentionnalité, de discernement, de responsabilité. Relevons aussi ce qu’il présente comme hypothèse : « face à sa propre perversion » (dont nous avons vu qu’elle ne tient qu’aux comportements…), Lé-Dinh « aurait tenté d’élaborer un idéal moral ». Là encore, on prête à l’expertisé une intention, on lui suppose toute une intériorité dont lui-même n’a pas rendu compte. Cette reconstruction d’une intériorité psychique, construction métapsychologique (c’est-à-dire mytho-théorique), nous donne la mesure de ce qu’est la fabrique du gourou, ce pervers narcissique et manipulateur tirant vicieusement profit de l’emprise qu’il exerce sur ses proies. Soit une construction sociale basée sur la rencontre entre des fondateurs de sectes et une psychopathologie assez embarrassée par ce qu’elle rencontre. S’agissant d’une affaire de secte, l’expertise s’efforce alors de dresser le portrait

convaincant du gourou, et de faire sentir combien « l’individu ressemblait déjà à son crime avant de l’avoir commis.142 »

Pourquoi le Docteur A. repousse-t-il donc l’hypothèse d’une activité délirante ou hallucinatoire de Robert Lé-Dinh et sur quel(s) critère(s) ? « Nous avons éliminé l’hypothèse d’une activité délirante, écrit-il, ce sujet par ailleurs ayant un contact avec la réalité de bonne qualité et nous n’avons retrouvé aucune pathologie de ce type, notamment pas de pathologie dissociative, tout son discours est lucide, bien adapté sans dissociation intrapsychique, sans discordance et ambivalence avec un langage bien structuré qu’il sait utiliser à bon escient ».

L’expert trahit ainsi une conception de la maladie mentale strictement déficitaire, et mène une investigation au niveau des mécanismes psychologiques et cognitifs de la perception de la réalité, de l’intelligence, de l’aptitude au langage. Cette approche de la psychopathologie psychiatrique semble s’être rendue totalement sourde à toute une série de phénomènes fins qu’il est pourtant simple de mettre en série (hallucination, construction systématisée délirante,

« étymologisme morbide », traits érotomaniaques, paranoïaques, perplexité psychotique…).

Tout se passe comme si la singularité du cas Robert Lé-Dinh Tang s’était effacée avec combien de simplicité et sans aucune opposition derrière l’image stable du gourou pervers narcissique, manipulateur intelligent, derrière une psychopathologie qui l’inscrit dans un récit qui n’est vraiment le sien que parce que l’expert dit ceci ou cela de lui. Lé-Dinh réserva un accueil poli et intéressé aux explications du psychiatre. Il exprima d’ailleurs l’idée que ce qu’on disait là de lui, lui paraissait curieux et que lui-même n’avait pas l’impression de correspondre à ce portrait psychologique, mais qu’après tout, le Docteur A. faisait son métier – comme lui, Tang, fait le sien – et que son point de vue depuis sa place et sa fonction devait bien avoir quelque vérité. Prenons congé du docteur non sans déposer derrière nous cette remarque de Kant : « Quand quelqu’un a provoqué un malheur intentionnellement, et que la question est de savoir s’il est coupable, et de quelle culpabilité il s’agit, quand il faut donc décider s’il était fou ou non, le tribunal ne doit pas le renvoyer à la faculté de médecine mais à celle de philosophie (en déclarant la Cour incompétente).143 »

142 Cf. Michel Foucault, Les anormaux, Paris, Seuil/Gallimard, 1999, p. 19.

143Cf. Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, § 51.

2.L’EXPERTISE PSYCHOLOGIQUE

J’ai bien peu à dire de l’expertise psychologique qui fut faite de Robert Lé-Dinh, pour la simple raison que celle-ci constitua dès le procès de Foix une sorte d’échec locutoire. L’acte de langage consistant à énoncer auprès d’une Cour d’Assise l’expertise psychologique d’un accusé n’eut tout simplement pas de succès. La psychologue commença son compte-rendu oral à la Cour en faisant remarquer que M. Lé-Dinh n’avait à aucun moment de l’expertise reconnu les faits dont il est accusé et qu’il était donc « incapable de se remettre en question ».

Le Président de la Cour eut alors raison de faire remarquer à l’experte qu’il était tout à fait normal qu’il refuse d’admettre les faits puisqu’il plaidait justement son innocence pour les faits qui lui sont reprochés. Après cette remarque de simple logique, tout se passa comme si l’experte avait été privée de toute autorité et de tout crédit auprès de la Cour. Elle rendit rapidement compte des résultats obtenus à la passation du Rorschach et pris congé. En d’autres termes, nous pourrions parler de mauvaise analyse contre-transférentielle, dans la mesure où la construction théorique qui éclaire l’expertise obtient comme seule réaction l’indifférence de la Cour. Mauvaise construction contre-transférentielle car non ajustée transférentiellement au dispositif judiciaire. Ajoutons que la remarque problématique de la psychologue – Tang est « incapable de se remettre en question » – trahissait de façon trop manifeste que pour elle l’affaire était déjà entendu : nous avions bien au banc des accusés la figure grimaçante du gourou dangereux, essentiellement mauvais.

Ne pas en dire davantage à propos de cette expertise – collectivement oubliée aussitôt énoncée –, c’est en quelque sorte en restituer authentiquement l’échec performatif.

No documento Approche psychanalytique du discours sectaire (páginas 105-112)