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Si le soulèvement armé de 1994 apparaît à bien des égards comme un « moment de folie »453, qui a plongé les universitaires dans le jeu et les enjeux politiques du néozapatisme et de ses opposants, une série de travaux a mobilisé dans les années 2000 les principaux outils analytiques de la sociologie des mouvements sociaux pour comprendre ce mouvement.

Certains ont cherché à déterminer les causes structurelles de l’insurrection et ses conséquences sur le système politique mexicain, autour des concepts de structure des opportunités politiques et de cycle de mobilisation. Des recherches ont ainsi cherché à déterminer le rôle de l’ouverture relative du système priiste, amorcé dès la fin des années

450 Escobar A., Alvarez S. E. (eds.), The Making… op. cit.

451 Sur le MST au Brésil, Estevam D., « Mouvement des sans-terre du Brésil : une histoire séculaire de la lutte pour la terre », Mouvements, Inégalités locales, inégalités globales, 60/4 2009, Raes F., « Le Movimento dos trabalhadores rurais sem terra au Brésil : entre luttes paysannes et ‘nouveau mouvement social’ », Lusotopie, 2001, p. 63-90.

452 Des travaux font exception à la règle. Pour une approche combinant les approches des NMS, les concepts marxistes et la sociologie américaine des mouvements sociaux pour le Mexique, voir Aguilar Sanchez M., Mouvements sociaux et démocratie au Mexique - 1982-1998. Un regard d’un point de vue régional, Paris, L’Harmattan, Logiques Politiques, Paris, 2005.

453 Selon l’expression d’Aristide Zolberg, cité in Tarrow S., « Cycle of Collective Action: Between Moments of Madness and the Repertoire of Contention », Social Science History, 17/2, 1993, p. 281-307.

1970, et du tournant néolibéral, à partir de 1982, dans l’émergence et le succès du mouvement et, en retour, les effets du néozapatisme sur la « transition démocratique » de l’an 2000454. Selon l’approche transitologique, une transition démocratique suit généralement trois grandes phases : une phase de dégradation du régime autoritaire et de libéralisation ; une phase de négociation et de définition d’un nouveau pacte entre les élites nationales et entre l’Etat et ses partenaires étrangers ; une troisième phase marquée par des élections libres et la consolidation du nouveau régime455. Cette approche a fait l’objet de nombreuses critiques, en particulier sur son caractère téléologique456. Néanmoins, elle permet de saisir le rôle de détonateur – parmi d’autres facteurs – joué par le soulèvement néozapatiste de 1994. Ce dernier illustre le fait que les opportunités politiques ne sont jamais entièrement données, ni entièrement construites par l’action volontariste des acteurs : elles sont, ou non, saisies par eux dans une conjoncture particulière.

Une combinaison d’ouverture et de fermeture des opportunités politiques

Selon María Inclan, le cycle de mobilisation ouvert par le soulèvement néozapatiste s’explique par le fait que les mouvements contestataires ont une probabilité plus grande d’apparaître dans des contextes qui combinent des opportunités politiques d’ouverture et de fermeture. Or « le mouvement zapatiste émerge et se développe au moment même où des réformes électorales sont mises en place et des élections non frauduleuses se déroulent ». Elle cherche ainsi à tester le modèle de la structure des opportunités politiques en étudiant les cycles de mobilisation néozapatiste au Chiapas entre 1994 et 2003, à partir de cinq types d’actions collectives : blocage de routes, invasions de terres, marches, rencontres, saisies de biens, sit-in et grèves457. A partir de là, elle mesure l’importance de variables explicatives dans les variations du volume et de la nature des actions collectives observées localement : 1/

l’ouverture du système politique mexicain ; 2/ la stabilité du consensus au sein des élites nationales ; 3/ la présence d’alliés locaux et nationaux ; 4/ les capacités répressives des autorités dans la zone de conflit ; 5/ les opportunités fournies par la couverture médiatique internationale. Les conclusions de son étude sont les suivantes. Premièrement, lorsque le système politique mexicain s’ouvre à la compétition électorale, que ce soit au niveau local, régional ou fédéral, les actions protestataires néozapatistes ont tendance à diminuer (ce qui explique par exemple le « divorce » avec le PRD à partir de 1997, qui gagne les élections du

454 Sur la transition politique mexicaine, Cansino, C., « Mexique : construire la démocratie », in Couffignal G. (dir.), Amérique latine 2002, La Documentation Française, Paris, 2002, p. 105-114, et Modoux M., « L’ouverture politique mexicaine : nature et enjeux », Démocratie et fédéralisme au Mexique (1989-2000), Paris, Karthala, 2006, p. 7-19. Pour un modèle général d’analyse des transitions politiques en Amérique latine : Dabène O., La région Amérique latine.

Interdépendance et changement politique, Presses de Sciences Po, 1997. Sur la transition néolibérale au Mexique et le rôle de l’Alena, Musset A., « Le tournant néolibéral (1982-1994) », Le Mexique, Paris, Que Sais-je ?, PUF, 2004, p. 31-44, Carroué L., « Le Mexique de l’Alena : une insertion dominée et déséquilibrée », in Géographie de la mondialisation, 2e édition, Paris, Armand Collin, 2004 p. 226-230. Pour une sociologie politique des élites du tournant néolibéral dans quatre Etats d’Amérique latine, dont le Mexique : Dezalay Y., Garth B., La mondialisation… op. cit.

455 Dabène O., La région… op. cit.

456 Dobry M., « Les transitions démocratiques : regards sur l'état de la ‘transitologie’ », Revue française de science politique, août-octobre 2000, 50/4-5, p. 579-764.

457 Voir le graphique à la fin de la section 1.

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District fédéral). Deuxièmement, la militarisation du Chiapas a eu pour conséquence paradoxale de renforcer les mobilisations néozapatistes dans les zones les plus affectées. Cette thèse illustre le fait que la répression d’un mouvement social par les autorités peut jouer comme un facteur d’ouverture des opportunités politiques. Troisièmement, la couverture médiatique internationale a eu un faible impact sur les évolutions des cycles protestataires au Chiapas458.

Cette étude vient confirmer la conclusion de l’étude plus ancienne d’Henri Favre qui, en 1997, expliquait déjà : « le moindre des paradoxes de l’insurrection néo-zapatiste n’est pas qu’en suscitant une réaction de type démocratique, elle se soit finalement coupé l’herbe sous le pied »459. L’étude du divorce progressif entre le PRD et l’EZLN souligne bien les difficultés pour le groupe insurrectionnel de sortir de son statut d’organisation segmentée au sein d’un système politique, qui se structure de plus en plus autour du tryptique PRI/PAN/PRD, et tend à exclure les petits partis politiques ou les organisations sociales périphériques de la compétition460.

L’autonomie, un effet de structure ?

Cette contrainte structurelle n’explique-t-elle pas en dernier ressort l’investissement croissant des néozapatistes dans les thèmes de « l’autonomie indigène » et de la « politique par le bas » ? En effet, selon A. Oberschall, alors que les organisations sociales « intégrées » disposent de connexions stables avec les autorités, ce n’est pas le cas des organisations

« segmentées » qui sont davantage isolées461. Ces dernières s’organisent schématiquement autour de trois formes principales : le modèle communautaire, le modèle associatif et l’absence d’organisation. Dans le cas des communautés néozapatistes, le passage au système

« autonome », commencé en 1996 et institutionnalisé avec la mise en place des Caracoles en 2003, peut s’interpréter comme une manoeuvre de transition d’un modèle communautaire reposant sur des solidarités préexistantes à un modèle de plus grande stratification fondée sur une division horizontale du travail. Cette entreprise interne ne s’explique cependant pleinement qu’au regard du processus de marginalisation de l’EZLN sur la scène politique nationale après 1996.

Le point de vue selon lequel le résultat net de la mobilisation néozapatiste aurait largement échappé à ses protagonistes mérite cependant d’être interrogé, car il repose sur l’idée que seuls comptent les effets d’un mouvement social sur les partis politiques et l’Etat462. De plus, un des effets du mouvement néozapatiste a été de contribuer à exporter leur

458 Inclán M., « Sliding Doors ... », op. cit. Calcul réalisé à partir du nombre d’événements protestataires revendiqués par l’EZLN et recensés dans le quotidien national mexicain La Jornada.

459 Favre H., « Mexique… », op. cit., p. 25.

460 Pour une illustration sur l’échec d’un petit parti centriste à entrer dans la compétition avec les « trois grands », voir Breuillier A., El camino y la soledad : el Partido Democracia Social, emergencia de una propuesta socialdemocrata en las elecciones del 2000 en Mexico, mémoire M1, IEP de Rennes, 2006.

461 Cité in Neveu E. Sociologie… op. cit., p. 57-58.

462 Hubert de Grammont et Horacio Mackinlay, dans une recherche consacrée aux organisations paysannes et indigènes au Mexique de 1938 à 2006 observent ainsi que les relations de ces organisations sociales (associatives ou syndicales), avec le

forme de mobilisation, en particulier dans les Etats du sud du Mexique où se concentrent de fortes populations indigènes et paysannes. Dès les premiers mois de l’insurrection, en effet, de multiples organisations syndicales et indigènes apportent leur soutien à l’EZLN, en particulier autour des réunions du Conseil National Indigène qui accompagne le processus de négociations des Accords de San Andrés463. Des anthropologues ont ainsi étudié les logiques d’importation des luttes menées par des communautés pro-zapatistes dans d’autres Etat que le Chiapas, comme à Oaxaca, ou au Michoacán, contre le discours dominant des partisans du PRI464. Cependant, le discours néo-indigéniste de l’EZLN a contribué également à accentuer des divisions au sein du mouvement indigène national, comme le montre le soutien d’une minorité seulement des organisations à l’Autre Campagne de 2006465.

Le néozapatisme a également eu de fortes répercussions sur les formes de revendication et de mobilisation d’une partie des classes moyennes urbaines, comme en témoignent des études sur le rôle de l’idéologie néozapatiste dans la grève des étudiants de l’Université Autonome de México d’avril 1999 à février 2000, malgré la faiblesse infrastructurelle du FZLN qui soutient formellement la grève466. D’une part, la formation des revendications étudiantes, qui contestent initialement l’augmentation des coûts d’inscription, va se cristalliser autour du cadre de la lutte contre le néolibéralisme introduit par les écrits néozapatistes, et incarné ici par les réformes universitaires. D’autre part, la forme de mobilisation assembléiste autour du Conseil Général de Grève revendique explicitement l’héritage de la démocratie directe pratiquée dans les communautés néozapatistes – la défense de l’autonomie universitaire correspondant à la défense de l’autonomie indigène, face aux projets de politiques publiques

champ du pouvoir central se déclinent en trois idéaux-types : une matrice politique, une matrice socio-politique et une matrice sociale. Dans la « matrice politique », l’organisation sociale « se subordonne au parti politique et centre sa stratégie d’action sur la sphère politique ». Cette relation a longtemps prévalu dans le corporatisme d’Etat mis en place par le système bureaucratique du PRI. Elle caractérise la période 1938-1988 et est incarné par la Confédération Nationale Paysanne (CNP).

Dans la « matrice socio-politique », les organisations sociales maintiennent leur autonomie face aux partis politiques, tout en établissant « des relations étroites avec eux car elles considèrent que seul l’appui politique, en tant qu’espace de socialisation des problèmes, peut changer les règles et les institutions qui orientent la société ». Cette relation s’est davantage imposée sur la période 1988-2000, entre l’application des réformes néolibérales et la « transition démocratique ». Elle est représentée de façon emblématique par le mouvement paysan El Barzón, créé en 1993, qui s’inscrit dans la continuité du mouvement pour

« l’autonomie syndicale ». La « matrice sociale », enfin, repose sur le refus par les organisations sociales de toute relation avec les partis politiques, considérant que ces derniers, dans leur lutte pour le pouvoir « ne font rien d’autre que reproduire les structures de domination existantes et, par conséquent, sont dans l’impossibilité de les modifier ». Le projet de création d’un

« anti-pouvoir » qui cherche à transformer le monde depuis la société organisée, par l’exercice de nouvelles formes d’organisations et des pratiques sociales quotidiennes trouve à se réaliser dans des expériences isolées après l’alternance politique de l’an 2000, et l’expérience des communautés autonomes néozapatistes du Chiapas en fournit l’exemple le plus avancé – qui n’est pas sans rappeler le modèle anarcho-syndicaliste (Grammont (De) H. C., Mackinlay H., « Las organizaciones sociales campesinas e indígenas frente a los partidos políticos y el Estado, México, 1938-2006 », Revista Mexicana de Sociología, 68/4, oct-dec 2006, p. 693-729).

463 Aguilar Sanchez M., Mouvements… op. cit., Velasco Cruz S., El movimiento…op. cit.

464 Pour une étude des conflits pro-EZLN/pro-PRI à Oaxaca, voir Stephen L., « Pro-Zapatista and Pro-PRI: Resolving the Contradictions of Zapatismo in Rural Oaxaca », American Research Review, 32/2, 1997, p. 41-70. Pour une expérience d’auto-gouvernement inspirée du néozapatisme, à partir de 2009, dans l’Etat de Michoacán, voir Dell’Umbria A., « Les terres communales de Santa María Ostula », in Echos du Mexique indien et rebelle, Paris, Rue des Cascades, 2010, p. 39-78.

465 Hernandez Castillo R. A., « The Indigenous Movement in Mexico. Between Electoral Politics and Local Resistance », Latin American Perspectives, 147/33-2, March 2006, p. 115-131.

466 Aguiton C., « La grève de l’UNAM à Mexico », in Le monde nous appartient, Paris, Plon, 2001, p. 174-177.

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dictées par des intérêts privés. Comme l’expriment deux observateurs : « le 20 avril 1999, a explosé le ‘ça suffit !’ (¡Ya Basta!) du Mexique urbain »467.