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Faible ancrage de la justice environnementale dans le domaine des droits fondamentaux de la personne

Benoît PETIT

2. Ex post : une justiciabilité des droits fondamentaux moins discutable qu’il n’y paraît

2.2. Faible ancrage de la justice environnementale dans le domaine des droits fondamentaux de la personne

Chapitre 2. Des justiCes soCiale et environnementale en europe : l’impératif De la Dignité De la personne

contractuelle et la libre concurrence : parce qu’elle n’est pas une prérogative absolue11, la liberté d’entreprise doit reculer lorsque des objectifs d’intérêt général sont promus sans démesure ni abus12 ; il n’en demeure pas moins qu’elle est célébrée au rang de droit fondamental, pouvant ainsi explicitement entrer en contradiction avec d’autres droits, dont les droits sociaux fondamentaux, et ainsi provoquer des arbitrages jurisprudentiels in fine favorables à la rationalité économique.

On comprend mieux, alors, comment ce conflit de rationalités, intrinsèque à la nature des droits sociaux fondamentaux, perturbe leur justiciabilité : tant que nous évoluerons dans un monde où les prophéties économiques guideront les choix politiques et de société, beaucoup de droits sociaux fondamentaux resteront des objectifs dont la satisfaction dépendra des para- mètres économiques. Il n’appartient pas au juge de se substituer aux décideurs politiques, et l’on peut comprendre que, lorsqu’il manipule les droits sociaux fondamentaux dans ses rai- sonnements, il le fasse avec une grande prudence du fait des inévitables conséquences écono- miques de ses décisions. Mais, là encore, rien ne contraint le juge d’agir de la sorte. Il pourrait, s’il le voulait, se montrer plus audacieux.

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de sa qualité », nécessairement intégrés dans les politiques de l’Union « et assurés conformé- ment au principe du développement durable ». Les termes, toutefois, sont relativement flous et programmatiques. Leur substance de justiciabilité reste mince14.

Si la Convention se tait a priori, la Cour européenne des droits de l’homme s’évertue néanmoins à la faire parler de justice environnementale autant que faire se peut. La jurisprudence a ainsi bâti, ces dernières décennies, des « points d’arrimage » permettant de connecter certains besoins ex post de justice environnementale à des droits fondamentaux existants dans la Convention et dont la substance est connexe. On pense particulièrement au droit à la vie (article 2), au droit au respect de la vie privée et au domicile (article 8) ainsi qu’au droit de propriété (article 1, protocole additionnel no 1).

Ces jurisprudences sont audacieuses, en ce qu’elles s’appuient sur des sous-concepts dont elles élargissent les contours pour faire entrer certains enjeux de justice environnementale qui touchent directement les personnes. On pense par exemple au concept de domicile qui, depuis les affaires Lopez Ostra15 et Moreno Gomez16, est fréquemment mobilisé : la Cour considère ainsi que la jouis- sance du domicile suppose nécessairement le droit de vivre dans un environnement sain ; que le domicile est un espace de vie, souvent familial, toujours intime17 – peu importe d’ailleurs qu’il soit légal ou illégal18 – qui doit, à ce titre, être préservé de toute atteinte matérielle, immatérielle ou incor- porelle, telles que, notamment, les nuisances sonores19, les pollutions de l’air20, l’accumulation de déchets21, etc. Le domicile, sous-concept de la vie privée, est quelque part érigé en sorte de bouclier de l’intime, agissant contre les agressions environnementales et sanitaires extérieures22.

14. On relèvera néanmoins que, s’agissant de l’Union, son droit matériel est particulièrement plus prolixe sur les en- jeux environnementaux, offrant au droit ex post certains leviers de résolution des litiges. On ne peut donc pas dire que la pénétration de la justice environnementale dans le droit ex post est nulle.

15. Cour EDH, 9 décembre 1994, Lopez Ostra c/ Espagne, no 16798/90.

16. Cour EDH, 16 novembre 2004, Moreno Gomez c/ Espagne, no 4143/02.

17. Cour EDH, 7 avril 2009, Braduse c/ Roumanie, no 6586/03, à propos d’une cellule de prison qui, si elle n’est pas un domicile stricto sensu, reste un espace de vie à protéger.

18. Cour EDH, 30 novembre 2004, Öneryildiz c/ Turquie, no 48939/99.

19. Cour EDH, 9 novembre 2010, Deés c/ Hongrie, no 2345/06, à propos des nuisances du transport routier ; Cour EDH, 8 juillet 2003, Hatton e.a. c/ Royaume-Uni, à propos des nuisances aéroportuaires ; Cour EDH, Moreno Gomez, précit., à propos des nuisances provenant de discothèques, bars et restaurants.

20. Cour EDH, 20 avril 2004, Surugiu c/ Roumanie, no 48995/99, à propos d’une pollution par odeurs agricoles nauséa- bondes ; Cour EDH, 19 février 1998, Guerra e.a. c/ Italie, no 14967/89 ; Cour EDH, 30 mars 2010, Bacila c/ Roumanie, no 19234/04, à propos de pollutions industrielles.

21. Cour EDH, 10 janvier 2012, Di Sarno c/ Italie, no 30765/08.

22. Les conditions matérielles d’application de l’article 8 sont appréciées de façon large. Elles entraînent, pour l’État partie, des obligations négatives et positives parmi lesquelles l’obligation d’informer le public (Cour EDH, Guerra, précit.), l’obligation de prévention des risques (Cour EDH, Lopez Ostra, précit. ; Cour EDH, Guerra, précit.) ou encore l’obligation d’offrir des recours effectifs contre des décisions qui portent atteinte à l’article 8 (Cour EDH, 10 novembre 2004, Taskin e.a. c/ Turquie, no 46117/99).

Chapitre 2. Des justiCes soCiale et environnementale en europe : l’impératif De la Dignité De la personne

D’autres fois, la Cour a utilisé le concept de propriété privée (conçue en tant que bien) dont on peut mesurer la perte ou la dégradation de valeur du fait d’une pollution, au point d’en constater la nature invendable23, ou l’incapacité à procurer les fruits normaux de son exploitation24.

Quant au droit à la vie, droit fondamental le plus essentiel, la Cour énonce, sur ce fondement, l’obligation des États non seulement de s’abstenir de provoquer la mort par des causes environ- nementales, mais aussi « de prendre des mesures […] pour empêcher que la vie […] ne soit inuti- lement mise en danger25 ». Par exemple, en présence d’activités industrielles « dangereuses par nature », qui font peser sur l’individu un péril réel et imminent sur sa vie26, il peut se nouer une responsabilité juridique particulière et sanctionnable en justice.

Bien qu’ayant le mérite d’exister, l’édifice reste malgré tout fragile. En premier lieu, la mobi- lisation de ces droits fondamentaux n’est pas toujours aisée pour les requérants. Si l’on prend l’exemple du droit à la vie, la question de la preuve du lien de causalité se pose dans des litiges où la démarche probatoire est complexe. Certes, la jurisprudence Tatar ouvre la porte à l’admis- sion judiciaire des incertitudes scientifiques, mais à condition qu’elles s’appuient sur un minimum d’éléments statistiques convaincants27. Tout repose donc sur une appréciation au cas par cas des niveaux d’incertitude, s’agissant de sujets où les controverses scientifiques sont parfois puissantes.

En second lieu, la protection n’est déclenchée qu’en cas d’ingérence grave dans les droits garantis : le juge parle volontiers de caractère « intolérable » ou « spécial et extraordinaire » de l’atteinte28. Ces notions sont particulièrement subjectives.

Relevons enfin que, dans son œuvre d’appréciation, la Cour prend aussi en compte les intérêts économiques structurants qui sont sous-jacents au cas et qui déterminent l’avenir d’un espace géographique donné29.

Tranchées « au cas par cas » et selon la sensibilité des juges aux faits d’espèce, toutes ces constructions prétoriennes favorables à l’idée de justice environnementale ont les défauts de leurs qualités. Elles peuvent sans doute s’adapter à une grande variété de problématiques, témoi- gnant ainsi de la nature transversale des enjeux de l’environnement. Pour autant, elles ne tiennent que par la seule volonté du juge, lequel exerce ses pouvoirs d’interprétation dans un cadre fini et restreint, et en tout cas perméable à la rationalité économique.

Selon nous, la justice environnementale gagnerait à disposer d’une norme fondamentale qui lui serait dédiée, à l’instar de la Charte sociale européenne qui structure la justice sociale

23. Cour EDH, 17 mai 1990, S. c/ France, no 13728/88 à propos de nuisances sonores importantes et persistantes.

24. Cour EDH, 25 novembre 1993, Zander c/ Suède, no 14282/88, à propos d’une pollution de l’eau rendant celle-ci impropre à la consommation.

25. Cour EDH, 9 juin 1998, LCB c/ Royaume-Uni, no 23413/94.

26. Cour EDH, Öneryildiz, précit. ; Cour EDH, 20 mars 2008, Boudaïeva e.a. c/ Russie, no 15339/02.

27. Cour EDH, 27 janvier 2009, Tatar c/ Roumanie, no 67021/01.

28. Cour EDH, Moreno Gomez, précit. ; Cour EDH, 9 juin 2005, Fadeïva c/ Russie, no 55723/00.

29. Cour EDH, 26 février 2008, Fägerskiöld c/ Suède, no 37664/04, à propos de nuisances sonores et visuelles impliquées par un champ d’éoliennes ; Cour EDH, Hatton, précit. ; Cour EDH, Fadeïeva, précit.

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européenne. Cela conférerait une plus forte soutenabilité ex post aux constructions prétoriennes.

Tandis que s’impose à nous, jour après jour, un monde économique dont les incidences négatives sur la santé et la disponibilité des ressources explosent en fréquence et en ampleur, le temps semble venu de franchir enfin cette étape.

3. Ex ante : un immense potentiel pour les justices sociale

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