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Chapitre 5 Une étude de cas : les activités narratives des expéditeurs polaires narratives des expéditeurs polaires

5.2 Le contexte

A l'origine de cette étude, une rencontre polyvalente puisqu'on pourrait la qualifier de professionnelle, amicale, et institutionnelle (partie la plus compliquée à mettre en œuvre !).

Au cours des entretiens effectués, afin d'alimenter la première étude, nous avions rencontré un ethnologue, chez lequel nos préoccupations autour des outils de recueil trouvèrent une résonance particulière. En effet, il s'intéressait depuis quelques temps aux questions de méthodologie de recueil, thématique centrale en ethnographie. De plus, il s'apprêtait à rejoindre un groupe de recherche dont le domaine d'application était l'expédition polaire.

Etant novice en la matière, il se demandait de quelle manière il pourrait transférer son système de recueil élaboré et éprouvé depuis plusieurs années en milieux tropicaux à un terrain polaire en l'occurrence la Laponie Finlandaise ou encore le Groenland. Nous prîmes donc contact par son biais avec le reste de l'équipe. Après discussion et présentation de nos

intérêts respectifs, nous nous mîmes d'accord pour mutualiser nos intérêts au cours d'une expédition polaire prévue en mars avril 2004 dont la destination était la Laponie Finlandaise.

Il s'agissait d'une étape intermédiaire dans le planning de leur projet dont l'objectif ultime était d'atteindre le Pôle Magnétique en 2005. Ils partaient à trois. Une personne expérimentée et passionnée d'expéditions polaires, dont la devise "Une année sans expédition est une année perdue" illustre la place laissée aux expéditions polaires dans sa vie. Cette personne, que nous nommerons P1 au cours de l'étude, allie ses objectifs de recherche (proche de la sociologie) et l'aventure de l'expédition polaire. Il était donc le chef d'expédition. Une deuxième personne que nous baptiserons P2 était donc l'ethnologue rencontré auparavant au cours des entretiens menés dans le cadre de l'étude 1. Une troisième personne P3 partait avec eux, elle avait une expérience des expéditions polaires intermédiaire entre P1 et P2. P3 fait également converger des aspects de ses recherches en sciences humaines avec les expéditions polaires. Cependant, sa discipline nécessite moins de recueil de notes que les disciplines d'ethnologie ou de sociologie.

Avant de décrire plus avant l'expédition polaire en question, présentons les caractéristiques propres à l'univers des expéditions polaires. Deux sources principales nous ont permis de nous imprégner des contraintes de ce milieu :

• Les sites Internet publiant des journaux de bord d'expéditeurs (notamment http ://expeditionpolenord.com - http ://www.jeanlouisetienne.fr/ ), tout comme les ouvrages ou articles de Laurence De la ferrière, Alain Hubert et Jean Louis Etienne, ainsi que d'autres lectures sur les expéditions polaires (Lièvre, 2003) nous ont permis d'appréhender les spécificités de ce domaine.

• Trois jours en présence de P1, P2 et P3 réunis dans le centre de la France pour une dernière session de préparation (physique, matérielle, psychologique), constituée notamment d'une sortie en ski de fond et pulka19, et d'une nuit sous la toile de tente furent également le moyen de nous immerger temporairement dans cet univers. Cette escapade a mis en évidence un grand nombre de contraintes à prendre en compte et ceci, en situation.

De plus, ces trois jours en leur compagnie nous ont permis d'observer une partie des activités de préparation ainsi que les échanges autour de la prochaine expédition. Ces échanges concernaient tout autant les critères pertinents pour le choix du matériel, notamment de l'équipement personnel, de la nourriture, mais également la présentation des anciennes expéditions par le biais d'une séance de diapositives.

L'expédition polaire comporte quelques caractéristiques que nous pouvons énumérer ainsi que classer selon les catégories pertinentes en ergonomie présentes dans le schéma ci-dessous :

19 La pulka est un mot de vocabulaire scandinave, il s'agit d'un petit traineau attelée au skieur afin de transporter le matériel des expéditions tel que la toile de tente, les sacs de couchage, la nourriture…

Figure 5 : Schéma général des niveaux d'une analyse psychologique des effets des conditions de travail ; d'après Leplat et Cuny, 1984 (p 56 )

Comme le soulignent Leplat et Cuny (1984), l'objet central de l'analyse est le sujet pour le psychologue ou encore l'opérateur pour l'ergonome. Le mot "conduite" utilisé ci-dessus (Figure 5) est synonyme du terme cher aux ergonomes de langue française, issu de la psychologie russe (Leontiev, 1975), à savoir l'activité.

Ce schéma d'organisation de l'activité revient sous des appellations différentes selon les auteurs mais présente une organisation constante. Ainsi certains auteurs (Rabardel et al., 1998) désignent les termes "conditions internes et externes" et effets sur l'homme et le système" par les appellations "déterminants des personnes et des situations" ; et "effets sur les personnes ou les situations". Quant à Theureau (2004), il utilise le terme d'organisation extrinsèque de l'activité (contraintes et effet des caractéristiques des acteurs, de la situation, et de la culture) ; en opposition avec l'organisation intrinsèque de l'activité.

Dans un premier temps, nous emprunterons les termes de Rabardel et al. (1998) pour rendre compte des déterminants et effets d'une expédition polaire :

Les déterminants :

Concernant la situation, les déterminants ont trait aux équipements et dispositifs techniques, à l'organisation, la prescription, les objectifs à atteindre, aux règles et consignes, aux moyens humains, aux conditions physiques (ambiances sonores, lumineuses, thermiques…). Ce qui semble ressortir en situation d'expédition polaire, c'est une forte contrainte liée au poids et au volume du matériel emmené. En effet, il s'agit d'une situation dangereuse (ex : présence d'ours), avec des conditions climatiques extrêmes (grand froid), des risques liés au dégel (banquise qui craque), dont une forte caractéristique est l'isolement des expéditeurs vis-à-vis de la société. En l'occurrence, les dispositifs techniques (les toiles de tente, les pulkas, les pelles, les skis, les vêtements, les chaussures et les fixations, le réchaud, le sac de couchage, l'alimentation, les moyens de télécommunications, les dispositifs d'orientation comme les cartes, altimètres, boussoles, GPS, matériel de montagne constitué de piolet, sonde, pelle) et l'organisation (ex : choix d'un chef d'expédition, d'un collectif solidaire) doivent être fiables et fondés sur l'expérience. Autrement dit, le matériel doit pouvoir fonctionner sur une période donnée à un niveau déterminé de performance, sans incident. En général, il est sélectionné uniquement s'il s'agit d'un matériel éprouvé depuis longtemps par un des expéditeurs (Lièvre,

Conditions internes

Conditions externes

Conduite

Effet sur l'homme

Effets sur le système

2003). Effectivement, il est important que l'expéditeur sache l'utiliser dans toutes les situations possibles, le réparer, et qu'il connaisse les problèmes de maintenance de ce type de matériel. Quatre finalités, objectifs majeurs des expéditions polaires ont été mis en évidence par Lièvre et al. (2003) : le plaisir du ski et de la glisse, la passion de la science, l'exploration et la découverte, l'exploit sportif en pleine nature. L'expédition polaire étant une situation à risque impose donc un certain nombre de prescriptions, procédures à mettre en œuvre telles que ne jamais quitter ses gants, boire régulièrement, s'arrêter pour manger 10 minutes toutes les heures afin de ne pas se refroidir en s'arrêtant trop longtemps et afin d'avoir des ressources continuellement.

Plus précisément, pour cette expédition particulière, P1, P2 et P3 testaient une nouvelle toile de tente. Le montage et le démontage de la toile de tente sont effectués par le collectif. Par contre la gestion de la nourriture est individuelle, bien que P3 réchauffe de l'eau pour le collectif sous la toile de tente le soir et le matin. L'expédition a duré 15 jours pour P1 et P3 et 8 jours pour P2. Concernant les outils de recueil, P1 a à sa disposition, une micro caméra pour tenir un journal de bord vidéo, des carnets (un carnet bleu et un carnet "anoto20"), des cartes géographiques, des fiches techniques et un GPS. Quant à P2, ses outils de recueil sont plus sommaires : un carnet noir, un carnet beige, un appareil photo numérique et une montre.

Quant aux déterminants du côté des personnes, ils font référence aux caractéristiques intrinsèques des expéditeurs (âge, sexe, formation, système de valeur, état instantané, connaissances et expériences particulières). Les expéditeurs polaires peuvent donc présenter quelques caractéristiques variables au cours du temps et diverses au sein d'une même équipe tel que l'entraînement physique, la connaissance du matériel, l'expérience (les caractéristiques biographiques), l'âge, l'état instantané, la personnalité et les intérêts. L'expédition polaire étant une situation à risque, un certain nombre de qualités sont requises chez les personnes, telles que la vigilance ou la maîtrise des émotions.

Concernant P1 et P2, ce sont deux hommes chercheurs d'une quarantaine d'année. P3 est une femme d'une trentaine d'année. P2 a de nombreuses expériences de terrains tropicaux d'ethnologie, mais aucune en expédition polaire. P1 a effectué une dizaine d'expéditions polaires, qu'il considère comme un terrain de recherche. Il a le statut de chef d'expédition, et doit donc gérer cette équipe constituée de trois personnes. Ils ont eu l'occasion d'organiser plusieurs sorties en ski de fond, et de nuits sous la toile de tente ensemble en France afin de mieux se connaître avant le grand départ.

Les activités peuvent être différenciées les unes des autres en fonction du moment où elles prennent place :

Les activités de préparation consistent à rechercher des informations dans toutes les directions, des documentaires, des lectures, des films, des rencontres avec les experts, le choix du matériel selon les deux critères que sont la fiabilité et l'expérience de l'expéditeur. Les préparatifs d'après Breuil et De Voogd (2003) sont principalement constitués de considérations matérielles et logistiques : telles que la préparation d'un itinéraire, l'équipement individuel et collectif ; les vivres (dont le critère de sélection est double : un moindre volume

20 La technologie anoto est appliquée à un stylo communicant type Nokia et des cahiers Hamelin, les expéditeurs étaient équipés de ce dispositif mais l'utilisation de ces dispositifs ayant été transparente, nous ne nous étendons pas sur cet aspect au cours de la présentation des résultats.

pour un apport calorique le plus riche possible). A ce propos, Claude Wtachel (2003) énumère et décrit les précautions à prendre concernant les formalités, le financement, le mode de déplacement, l'équipe, le choix d'équipement et la documentation.

Les activités au cours de l'expédition consistent à ranger et plier le matériel dans les pulkas, skier, faire de la voile, se restaurer, monter et démonter le campement, préparer le repas du soir et comprennent plus précisément les activités narratives mobiles qui consistent à prendre des notes dans des carnets de bord, prendre des photos, filmer…

Dans cette étude, nous nous intéresserons également aux activités qui ont lieu après l'expédition et notamment les activités narratives post-mobiles : autrement dit les activités de production d'un récit à partir des éléments recueillis par les expéditeurs.

Les effets peuvent être positifs ou négatifs sur la personne ou la situation à plus ou moins long terme.

Les effets positifs sur les personnes cités sont notamment la vitalité, la reconnaissance sociale, l'identité, le bien être, "un supplément d'âme", le mérite, le plaisir (Corneloup et Soulé, 2003) ; mais encore "le fait de se confronter à soi même, d'apprendre à savoir qui on est, d'apprendre à s'accepter, d'apprendre à reconnaître ses limites afin d'acquérir, petit à petit une confiance fondamentale en soi" (Hubert, 2003). Les effets négatifs se retrouvent également dans certains récits d'expéditions : ils renvoient à la prise de risque, aux blessures, à l'accidentologie, l'hypothermie, aux gelures…

Même s'il est important de relever les déterminants et effets, rappelons que nous nous sommes focalisées plus particulièrement sur les activités narratives. Soulignons également que ces activités narratives ne sont pas des pratiques particulièrement récentes. Effectivement comme le souligne Lièvre (2003) l'imaginaire et la mythologie de l'expédition polaire se nourrissent de multiples récits et détails esthétiques. Ainsi, pour ne citer que les plus connus, Fridtjof Nansen (1861-1930) publia des comptes rendus détaillés de ses voyages et illustrait fréquemment ses livres en faisant appel à ses talents de dessinateur. Dans la même lignée Paul Emile Victor (1907-1995), ethnographe au Groenland, curieux de tout, notait, dessinait et photographiait tout afin de comprendre tous les aspects de la société Eskimo d'Ammassalik, de la vie matérielle à la vie spirituelle en passant par les techniques de transport et de chasse.

De retour en France, après plusieurs expéditions, il exploita les données de ses expéditions ethnographiques, il publia donc son journal d'expédition et donna un certain nombre de conférences scientifiques. Il effectua également un énorme travail de vulgarisation auprès du grand public. Les expéditeurs contemporains tels que Jean Louis Etienne présentent cette double compétence d'exploration et de recherche, donc de recueil de données.