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1.1 - L’Etat-providence : un modèle situé dans l’espace et dans le temps

La plupart des définitions de l’Etat-providence reposent essentiellement sur le montant des dépenses sociales (combien) et à la manière dont les pays dépensent (comment) (Merrien, 2002). Par exemple, l’Office Statistiques des Communautés Européennes (Eurostat) identifie huit fonctions relevant de l’Etat-providence : maladie et soins de santé, invalidité, vieillesse, survivants (pension de réversion…), allocations familiales, prestations de chômage, allocations de logement, exclusion sociale. Depuis une vingtaine d’années plusieurs analyses ont montré que l’appréhension de l’Etat-providence sous le seul angle de son poids économique ne permettait pas de saisir les raisons de sa diffusion et de son évolution. Ces analyses ont conduit à replacer l’analyse de l’Etat-providence dans un contexte culturel et historique (1.1.1). La prise en compte de ces différentes variables a permis à Esping- Andersen d’élaborer une typologie de trois modèles d’Etat-providence, que nous présentons (1.1.2) pour situer le modèle d’Etat-providence français dans une comparaison internationale et en faire une première analyse (1.1.3).

1.1.1 - L’Etat-providence : un idéal social résultant de la crise

Un rappel de la nature profonde de l’Etat-providence et des causes matérielles de son émergence sont nécessaires pour évaluer la pertinence et les écueils de sa critique qui sont aux fondements de la Nouvelle Gestion Publique.

Les sociétés d’Europe occidentale ont connu, depuis la Seconde Guerre mondiale, grâce à la croissance économique et à la mise en place d’un certain modèle social – le Welfare State ou

Etat-providence – une homogénéisation de leurs caractéristiques. La similitude des structures socio-économiques, l’égalité à peu près atteinte entre leurs niveaux de vie, la communauté des valeurs sociales dessinent ainsi une identité européenne qui est celle de l’Union Européenne. Les promoteurs de l’Europe ont d’ailleurs voulu que la notion d’Etat-providence soit au cœur du projet européen originel.

La compétition internationale et le poids d’une crise durable ont pourtant amené des remises en cause de ce modèle, présenté comme un temps révolu de l’histoire européenne. Avant de présenter les ressorts de sa critique, les fondements et caractères de l’Etat-providence méritent d’être mis en lumière.

Les rapports Beveridge de 1942 – « sur les services sociaux »- et de 1944- « sur la nécessité du plein emploi dans une société de liberté »- sont présentés comme la source de l’Etat- providence (Berstein et Milza, 1994). Ils proposaient un programme de réforme de la société britannique au regard des expériences subies pendant la grande dépression des années trente et pendant la guerre. Sans cet arrière-fond, on ne comprend pas l’esprit dans lequel les promoteurs de l’Etat-providence ont défendu leurs idées : assurer la cohérence sociale d’une société, en dépit des aléas conjoncturels, relevait de l’ordre politique. La stabilité sociale empêcherait les dérives totalitaristes des années trente.

La notion d’Etat-providence évoque donc une forme particulière d’organisation étatique. Elle trouve sa singularité dans un rapport établi entre l’Etat et la société reposant sur :

(1) La protection contre les risques et les accidents du marché (market failure) (Ewald, 1986).

(2) L’extension à la sphère de l’économique et du social des droits de l’homme, qui se prolongent dans des droits sociaux (Rosanvallon, 1990 :16).

Cette forme d’organisation étatique étant située dans l’espace (Esping-Andersen, 1990) et dans le temps (Rosanvallon, 1990), il convient de présenter le contexte géopolitique de l’apparition de la forme qui nous intéresse : le modèle Continental dans lequel se situe la France.

1.1.1.1 - Une convergence européenne

Les années 1945-1950 sont une période de fondation de ce nouveau modèle étatique, et l’exemple britannique révèle un nouvel idéal social à caractère universel. En effet, l’ampleur du programme de réformes du gouvernement travailliste conduit observateurs contemporains et historiens à parler de « révolution silencieuse » (Pellistrandi, 2004 : 222). Les nationalisations massives (charbonnages, sidérurgie, transports, banques, énergie) créent un secteur public considérable, le plus important de tous les pays européens. Quant aux lois sociales, elles transforment la physionomie de la société britannique : depuis les lois sur les assurances nationales (pensions, retraites, veuvages…) jusqu’au National Health Service (NHS) (1946-48) en passant par des lois sur la ville et le logement. Ainsi, l’économie britannique est socialisée.

A la même époque les autres grands pays européens mettent en place des mesures similaires.

En France, le Gouvernement Provisoire dirigé par le Général de Gaulle, procède lui aussi à une socialisation de l’économie à travers le plus important programme de nationalisation de toute l’histoire économique française, et la réorganisation des prestations sociales. Lié aux nécessités de la reconstruction, ce plan traduit les nouvelles orientations économiques et sociales envisagées pendant la Résistance.

En Allemagne de l’Ouest, dans une situation rendue particulièrement délicate par les ravages de la défaite et le poids de l’occupation, les premiers responsables économiques allemands, dont Ludwig Erhard, mettent en place une « économie sociale de marché ». Il s’agit d’assurer à l’économie allemande un développement harmonieux qui évite le chômage –plaie des années trente- ainsi que le poids excessif des cartels. A l’évidence, le modèle social allemand cherche à exorciser les déséquilibres socio-économiques du temps de Weimar et à mettre en place une société plus juste afin d’éviter les tensions totalitaires.

A travers les exemples britanniques, français et allemands, on devine qu’il s’agit bien d’une nouvelle donne de l’histoire sociale et politique de l’Europe qui se met en place. La reconstruction économique passe ainsi par une réorganisation sociale, porteuse d’un message politique.

1.1.1.2 - Un modèle sociopolitique consensuel

Le retour au pouvoir des conservateurs dès 1951 en Angleterre ne s’accompagne pas d’une modification profonde de la politique gouvernementale. Les fondements travaillistes de la nouvelle société sont maintenus. Cette décision essentielle fonde le consensus britannique. Le bilan de la période (51-64) est d’ailleurs satisfaisant et plaide pour l’efficacité du Welfare State : la production a augmenté de 40% en valeur, le chômage est contenu durant toute la période à un niveau de plein-emploi : entre 2 et 3% seulement de la population active (Marx, 1999).

Plus généralement, l’exceptionnelle croissance économique entamée au lendemain de la guerre permet un enrichissement sans précédent des sociétés européennes. Aussi, les pouvoirs publics disposent-ils de plus de moyens pour mettre en œuvre cette nouvelle société plus juste et plus heureuse. En France, la stabilité au pouvoir de la droite durant les années 60 et 70 est également une période d’approfondissement de l’Etat-providence (allongement des congés payés à quatre semaines par le gouvernement de Chaban-Delmas, allongement de la durée d’indemnisation du chômage en 1974).

Au-delà des mesures plus ou moins spectaculaires, le modèle de l’Etat-providence doit se comprendre avant tout comme une rupture (Pellistrandi, 2004 : 224). Il se pose en rupture par rapport à trois modèles : le modèle libéral classique qui avait manifestement échoué dans les années trente, le modèle socialiste soviétique qui entraîna avec lui la disparition de la propriété privée et de l’initiative individuelle, et enfin le modèle fasciste qui, s’il avait développé des mesures sociales, avait détruit les libertés publiques et individuelles. Les fondements de l’Etat-providence sont justement la conciliation de la liberté politique, de l’efficacité économique et de la justice sociale.

Dans ces conditions, l’Etat-providence n’est pas simplement un dispensateur d’allocations. Il suppose aussi des politiques contractuelles où les partenaires sociaux prennent en charge leur coexistence harmonieuse. Quel qu’en soit le coût, l’Etat-providence ne se réduit pas à une équation financière, même s’il la pose. Il « renvoie indissociablement aux réponses politiques apportées par les générations des années trente et de la guerre aux troubles dont ils avaient été les témoins malheureux » (Pellistrandi, 2004 : 227).

Ce rappel historique des conditions d’émergence des Etats-providence révèle leur identité indiscutablement européenne, mais une analyse portant sur les modalités effectives du fonctionnement des Etats providence invite à distinguer trois modèles.

1.1.2 -Les trois modèles d’Etat-providence

Le détour par l’analyse comparative est un moyen de faire ressortir plus clairement les traits saillants et particularités du modèle français d’Etat-providence.

Dans une analyse comparée des Etats-Providence, Esping-Andersen (1990) identifie des formes particulières d'arrangements institutionnels entre trois acteurs : la sphère privée, le marché et l'État. Ainsi, le niveau de démarchandisation, la structure de classe découlant des politiques sociales et le ratio public-privé dans la fourniture des biens sociaux constituent les trois indicateurs qui fondent les différents régimes d'État-providence. Sur cette base, l’auteur distingue trois modèles d'État-providence, le régime libéral, le régime conservateur- corporatiste et enfin le régime social-démocrate :

(1) Modèle « conservateur-corporatiste » (Europe continentale) : les droits sont garantis, fondés sur le principe de l'assurance sociale, mais aussi sur la classe et le statut social. En outre, ces régimes corporatistes sont également modelés par l'Église et, par là même, fortement liés à la préservation des valeurs familiales traditionnelles. Il vise à préserver les grands équilibres, dans un système contributif « assurantiel » susceptible d’exclure les outsiders (femmes, jeunes, immigrés,…), qui font face au chômage de masse.

(2) Modèle « libéral » (monde anglo-saxon) : l'assistance fondée sur l'évaluation des besoins, les transferts universels modérés ou les plans d'assurances sociales modestes prédominent. Le Marché est la référence centrale, l’Etat-providence y est résiduel (pallier les accidents du marché).

(3) Modèle « Social-démocrate » (Europe du Nord) : toutes les classes sont incorporées dans un système universel d'assurance sociale, services sociaux et indemnités sont élevés.

L'État-providence y joue un rôle fortement redistributif. Il vise la promotion de l'égalité homme-femme et l'autonomie des enfants. La citoyenneté et le progrès égalitaire sont la référence centrale, compromis politique entre groupes sociaux (genres, générations, etc.) pour parvenir à un développement de long terme.

Figure 1.1 : Interactions entre Etat, Marché et Société

ÉTAT

Démarchandisation Stratification sociale

MARCHÉ SOCIÉTÉ

Ratio public/privé dans la fourniture des biens sociaux

Source : adapté de Esping-Andersen (1990 : 24)

1.1.3 - L’Etat-providence conservateur, figure de base de l’Etat français

L’Etat-providence français appartient au modèle conservateur corporatiste mais en exacerbe certains aspects : la protection sociale est beaucoup plus segmentée et corporatiste qu’ailleurs, et le recours aux préretraites est quasiment systématique (Esping-Andersen, 2006 : 76). Cette exacerbation pose deux problèmes : le contrat intergénérationnel est plutôt difficile à mettre en œuvre, car la solidarité n’existe qu’à l’intérieur des mêmes professions. L’équité est remise en cause au sein d’une même génération : « En France, un cadre vit en moyenne six à sept années de plus qu’un travailleur manuel, donc reçoit six à sept années de plus de retraite.

C’est aussi lui qui aura le plus besoin de soins coûteux puisque le risque de dépendance commence à 80 ans » (Esping-Andersen, 2006 : 77). Le système est donc remis en cause également sur le plan de la justice sociale car ceux qui en profitent le plus sont ceux qui gagnent le plus. Pourtant, Palier (2004) montre que la transformation de l’Etat-providence français est davantage passée par les micro-recettes que par les grandes finalités. Le changement continu des instruments de l’Etat-providence (RMI, CSG, CMU) et la multiplication des plans de redressement des comptes de la sécurité sociale ouvrent la voie à la recherche de nouvelles fonctions économiques pour la protection sociale plutôt qu’à son effacement. La solution consistant à démanteler purement et simplement l’Etat-providence,

bien que réclamée par les ultra-libéraux, n’est pas à l’ordre du jour « aussi bien du fait des résistances institutionnelles et politiques qu’à l’attachement des Français à leur « modèle social » (Palier, 2002 : 111). Ceux-ci semblent plutôt enclins à réformer la protection sociale de façon à ce qu’elle devienne plus favorable à l’emploi, et ainsi à lui redonner une fonction économique positive (Palier, 2002 : 112). Ainsi, malgré une logique européenne d’ensemble, chaque Etat-providence « suit son propre chemin pour réformer son système de retraites » (Palier, 2004 : 298) en fonction de son cadre institutionnel. Au total, malgré critiques et micro-réformes, la dimension sociale du modèle français d’Etat-providence est conservée.

Ceci invite à porter une analyse plus large sur les fondements de sa crise.

Dans une analyse historique de l’Etat en France, Rosanvallon (1990) montre que l'État français s'est incarné successivement dans ce qu'il nomme des "figures de base" dont l'après guerre (1939-1945) a consacré la coexistence. A partir de cette grille de lecture l'auteur tente de dépasser l'opposition réductrice entre deux conceptions de l'intervention de l'État dans la société, l'une maximaliste, l'autre malthusienne. Au nombre de quatre, ces figures constituent les modalités spécifiques du rapport État-société : (1) le Léviathan démocratique ; (2) l'instituteur du social ; (3) la providence ; (4) le régulateur de l'économie.

(1) Le Léviathan démocratique : marque une autonomisation et une séparation de la sphère du politique. La constitution de l'État aux XIIIe et XIVe siècles, est remise en cause par la notion de contrat social qui ouvre la voie à la démocratie et aux gouvernements représentatifs.

(2 L'instituteur du social : l'avènement de l'individualisme bouleverse les rapports de l'État, en tant que facteur de cohésion nationale, et de la société vue comme une somme de corps intermédiaires aux intérêts spécifiques.

(3) La providence : l'État se définit comme un "réducteur d'incertitudes" (Hobbes). L'État de droit fondé sur la protection des individus évolue progressivement en un État-providence, grâce à l'instauration de droits sociaux.

(4) Le régulateur de l'économie : avec la révolution keynésienne se développent de nouvelles modalités d'action de l'État sur la société. Ce que Rosanvallon nomme « régulation » ne peut être assimilé à une forme de socialisme ni à une forme d'intervention économique globale.

Selon Rosanvallon (1981), la période récente équivaut à un nouvel équilibre entre les figures de base de l’Etat. En effet, la notion de crise de l’Etat-providence repose essentiellement sur le reflux de la dernière figure de l’Etat. Mais les différentes figures de l’Etat coexistent et

connaissent des évolutions contrastées. Si l’Etat régulateur a reculé, l’Etat législateur ne fait mécaniquement que s’accroître. Cette inflation réglementaire (dans des domaines aussi variés que la protection de l’enfance ou la sécurité alimentaire) est caractéristique de tous les pays développés parce qu’elle correspond à une demande de la société. L’Etat devient de ce point de vue, de plus en plus bureaucratique et l’appréhension de l’efficacité de l’Etat doit ainsi bien distinguer les deux facettes de ce que recouvre la notion de bureaucratisation : une dimension sociologique propre aux grandes organisations et une dimension réglementaire en expansion qui amène à considérer paradoxalement que « plus la société devient individualiste plus la demande d’Etat est forte, tout simplement » (Rosanvallon, 2004 : 85). Il semble donc que derrière l’expression de « crise de l’Etat-providence » se cache principalement une critique de la bureaucratie et une critique de son intervention économique sans remise en cause profonde du principe de solidarité. L’ambiguïté de la critique semble signifier que c’est plus une représentation idéalisée de l’Etat qui est en cause dans cette crise, que l’analyse concrète de son action.

1.2 - Les causes de la crise de l’Etat-providence : idéologiques plus