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SECTION II L’ENTREPRISE TRANSNATIONALE IGNORÉE PAR LE DROIT

A. Le groupe de sociétés non reconnu par le droit

112. Le groupe est empreint d’une dualité à laquelle la doctrine et le juge n’ont de cesse d’être confrontés. Figure unitaire d’une part, mais composée d’entités juridiques autonomes d’autre part, les catégories juridiques existantes ont bien du mal à appréhender ces deux caractéristiques d’apparence antinomiques. La personnification du groupe a pendant un temps été la voie étudiée. Reconnaître la personnalité juridique à un groupe de sociétés reviendrait en effet à lui conférer la qualité de sujet de droit. Cela aurait eu pour conséquence de doter le groupe de droits et d’obligations indépendants de ceux de ses membres, de lui conférer la capacité d’ester en justice pour défendre les intérêts du groupe, de passer des contrats au nom du groupe, de lui reconnaitre l’existence d’un patrimoine propre, de le rendre responsable juridiquement dans son ensemble, sans que la personnalité juridique des sociétés le composant ne fasse obstacle à une telle responsabilité. Pourtant, que ce soit en droit interne (1) comme en droit international (2), la personnalité juridique n’est pas reconnue au groupe.

1) Le groupe n’est pas un sujet de droit interne

113. C’est le célèbre arrêt Lamborn, rendu par la chambre des requêtes le 20 novembre 1922270 qui marque le point de départ, selon certains auteurs271, du débat portant sur la personnification des groupes. Dans cet arrêt, les juges ont en effet admis la responsabilité solidaire de la filiale française aux côtés de la société-mère située aux Etats-Unis, à payer les dettes de cette dernière, alors même que la filiale avait été constituée postérieurement à la signature du contrat litigieux. En l’espèce, la personnalité juridique de la filiale n’a pas été remise en cause puisque sa responsabilité a été retenue. En revanche, en tirant les conséquences de l’existence du groupe, la

270 Req., 20 nov. 102, S. 1926.1.305, note H. ROUSSEAU.

271 Pour une analyse de cet arrêt, voir C. HANNOUN, Le Droit et les groupes de sociétés, op cit., p. 49 et s.

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Chambre des requêtes a retenu que la filiale était une « émanation »272 de la société américaine et qu’elle devait à ce titre, être tenue solidairement responsable des dettes de la société-mère273. Cet arrêt a notamment donné naissance à la théorie du sujet de droit réel, développée par H. ROUSSEAU, puis reprise par P. COULOMBEL274 ou encore M.

DESPAX275, en faveur des groupes de sociétés. Comme son nom l’indique, cette théorie fait prévaloir l’intérêt du groupement sur celui de ses membres, si bien que chacune des sociétés du groupe conserve sa personnalité juridique propre. Superposé aux sujets de droit formels constituant le groupe, ce dernier deviendrait un sujet de droit réel dès lors qu’apparaitrait un « intérêt collectif organisé »276. La conséquence étant notamment, pour les sociétés membres du groupe, de ne pas pouvoir opposer leur autonomie formelle277 pour échapper à leur responsabilité juridique découlant de leur appartenance au groupe278.

114. Comme l’explique C. HANNOUN, ces différentes approches de la personnification des groupes ont eu pour finalité de comprendre « le principe de

272 Cette position étant notamment fondée sur l’envoi d’une circulaire par la société- mère à ses cocontractants, les informant de la constitution à venir d’une filiale, chargée de traiter en France les affaires de la société. Cette approche de la Chambre des requêtes n’est pas sans rappeler la notion anglo-saxone de l’instrumentality. Voir par exemple T.

K. CHENG, « The corporate veil doctrine revisited: a comparative study of the English and the U.S. corporate veil doctrines », Boston College International and Comparative Law Review, Vol. 34, issue 2, 2011, pp. 329-412.

273 Plusieurs auteurs ont tenté d’expliquer cet arrêt au regard des notions juridiques traditionnelles de délégation, d’apparence, de sociétés fictives etc. A défaut de pouvoir la justifier, tous semblent s’accorder, comme le note C. HANNOUN, sur l’importance du terme d’ « émanation », employé par la Cour, qui démontre l’approche factuelle préférée par la Cour à l’approche juridique, l’unité économique prévalant ici sur les séparations juridiques ; C. HANNOUN, Le Droit et les groupes de sociétés, op. cit., p.

52 et s., M. DESPAX, L’entreprise et le droit, op. cit., p. 128 et s., M. KOCHER, La notion de groupe en droit du travail, Thèse, Université de Strasbourg, 26 nov. 2010, p.

92.

274 P. COULOMBEL, Le particularisme de la condition juridique des personnes morales de droit privé, Thèse, Nancy, 1950.

275 P. COULOMBEL distingue la personnalité morale de la personnalité juridique afin de faire apparaître le groupe comme une personne morale, composée d’entités diverses aux personnalités juridiques distinctes. M. DESPAX maintient cette distinction mais l’applique à l’entreprise. Le groupe est en effet, pour M. DESPAX, assimilé à l’entreprise. M. DESPAX, L’entreprise et le droit, op. cit., pp. 383-387.

276 C. CHAMPAUD, Le pouvoir de concentration de la société par actions, cité par M.

KOCHER, La notion de groupe en droit du travail, op.cit., p. 93.

277 Voir infra, p. 139.

278 Ibidem.

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cohérence du droit des groupes279 ». Visé par des règles disparates, qui tantôt organisent le groupe, tantôt le nient, pris en compte par le juge, mais n’ayant pas d’existence juridique propre, la personnification du groupe aurait en effet l’avantage de la cohérence dans un droit ne reflétant plus leur réalité. Cette approche aurait le mérite de cibler le groupe dans son ensemble, sans avoir à dénouer les relations qui se tissent en son sein, ni à se voir opposer le principe de séparation juridique entre les entités le composant. Et c’est d’ailleurs cette voie que les auteurs ont cru voir empruntée par la Cour dans l’arrêt Lamborn. Elle n’a pourtant jamais été retenue par la jurisprudence qui n’a jamais reconnu formellement la qualité de sujet de droit au groupe de sociétés280. Selon J.

PAILLUSSEAU281, cela s’explique notamment par la finalité même de la personnalité juridique qui confère aux groupes un avantage en termes de flexibilité mais surtout en termes de responsabilité dès lors que chaque société du groupe reste protégée des agissements des autres sociétés.

115. Ceci n’explique pourtant pas les raisons pour lesquelles la Cour de Cassation refuse une telle reconnaissance. D’ailleurs, M. KOCHER constate que la Cour de cassation n’a jamais fondé son refus sur l’absence des critères jurisprudentiels permettant la reconnaissance de la personnalité morale. En tout état de cause, elle se contente d’affirmer qu’un groupe de sociétés est « dépourvu de la personnalité morale et

279 C. HANNOUN, Le Droit et les groupes de sociétés, op. cit, p. 99.

280 Notons pourtant que depuis un arrêt de la Cour de Cassation de 1954, le législateur n’a plus le monopole de l’attribution de la personnalité juridique à un groupement. Elle affirme dans cet arrêt que « la personnalité morale n’est pas une création de la loi ; elle appartient, en principe, à tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective pour la défense d’intérêts licites, dignes, par la suite, d’être protégés ». Elle a en l’espèce reconnu la personnalité juridique aux comités d’établissement. Ainsi, en dehors d’intervention législative refusant la personnalité juridique à un groupement, le juge peut reconnaître la personnalité juridique à un groupement en appliquant la théorie de la réalité. Par opposition, les partisans de la théorie de la fiction considèrent que la personnalité juridique ne peut être attribuée que par le législateur afin de limiter la personnification des personnes morales. Voir C. Cass. 2° civ., 28 janv. 1954, n° 54- 07081, JCP G, 1954, II, 7958, concl. LEMOINE, D. 1954, p. 217, note G.

LEVASSEUR, Dr. Soc. 1954, p. 191, note P. DURAND ; M. KOCHER, La notion de groupe en droit du travail, op. cit., p. 86 et s.

281 J. PAILLUSSEAU, « Le droit moderne de la personnalité morale », RTD. Civ., 1993, p. 710.

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de la capacité de contracter », sans autre justification282. Peut-être tout simplement est-ce celle de la simplicité, car une reconnaissance jurisprudentielle de la personnalité juridique au groupe ne serait pas sans conséquence sur la répartition des droits et obligations ainsi que des responsabilités entre d’une part, le groupe et d’autre part, les sociétés le composant. Une telle superposition de personnalités juridiques nécessiterait inévitablement une intervention législative pour organiser les relations intra-groupes soumises au principe d’autonomie juridique, mais surtout celles avec les tiers. Ainsi, même s’il est aujourd’hui de plus en plus admis que le groupe dévoile un intérêt collectif organisé283 qui pourrait fonder la reconnaissance d’une personnalité juridique, la Cour ne peut que difficilement procéder seule, à une telle reconnaissance. Non reconnu comme sujet de l’ordre juridique interne, le groupe ne l’est pas non plus dans l’ordre juridique international.

2) Le groupe n’est pas un sujet de droit international

116. La dimension internationale de nombreuses entreprises à structure complexe les soumet à des législations totalement différentes, dont elles peuvent tirer profit284. Soumettre ces entreprises transnationales à des règles internationales permettrait donc aux Etats d’encadrer ces entreprises dans leur ensemble. Or, appliquer directement les règles de droit international aux entreprises nécessite de leur reconnaître la personnalité juridique internationale. Rien en théorie ne s’oppose à une telle reconnaissance comme le notent certains auteurs285 , à condition toutefois de leur reconnaitre une personnalité juridique dérivée et non souveraine286.

282 Cass. com., 2 avril 1996, n° 94-16380, Bull. civ. IV, n°113, JCP G, 1997, II, 2803, note J-P. CHAZAL, D. 1996, IR, 123, Gaz. Pal. 1996, pan., p. 299, Bull. Joly, 1996, p.

510, note P. LE CANNU.

283 Raison pour laquelle sans doute, elle ne fonde pas son refus de reconnaissance sur ce fondement, car elle l’admet implicitement.

284 Pensons par exemple au dumping social ou à la mise en concurrence des règles fiscales.

285 P. DAILLIER, A. PELLET, Droit international public, LGDJ, 7ème éd., 2002, p. 647 ; voir à cet égard l’avis de la CIJ rendu le 11 avril 1949 concernant la question de la réparation des dommages subis au service des Nations Unies, dans lequel la Cour déclare que « les sujets de droit dans un système juridique ne sont pas nécessairement identiques quant à leur nature ou quant à l’étendue de leur droit et leur nature dépend des

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117. C’est avant tout sur la question de la personnalité juridique internationale des personnes physiques que la doctrine et les juges ont eu à s’interroger. Cette question est source d’oppositions permanentes. Le droit international doit-il s’appliquer directement aux individus ? Ou au contraire l’Etat doit-il faire écran, à charge pour ce dernier de faire respecter aux personnes physiques les obligations internationales, mais également de leur garantir les droits que leur reconnait le droit international ? La réalité diffère selon les règles applicables. L’écran de la personnalité de l’Etat pouvant en tout état de cause être percé si les Etats eux-mêmes ont eu l’intention de conférer des droits ou d’imposer des obligations aux personnes physiques dans l’ordre juridique international287. Pour autant, on ne peut déduire de cette volonté l’émergence de sujets de droits dérivés288. De même, certaines normes internationales visent directement les personnes privées, comme les droits de l’Homme ou le droit des investissements.

Certaines normes suffisamment précises peuvent alors s’appliquer directement aux individus sans passer par le filtre de l’Etat289. Remarquons surtout que certaines d’entre elles ne cantonnent plus le droit international à des relations interétatiques. Le droit pénal international en est l’exemple le plus probant, les personnes physiques pouvant être attraites devant une juridiction internationale, car soumises à des normes internationales. D’ailleurs, certains pays, dont la France290, ont proposé, au cours de la conférence de Rome, de soumettre les personnes morales à la compétence de la Cour Pénale Internationale (CPI)291. Mais face à l’opposition de certains Etats, dont les Etats- besoins de la communauté », « Réparation des dommages subis au service des Nations unies », avis consultatif, C.I.J., recueil, 1949, p. 174.

286 Les caractéristiques de la personnalité juridique internationale sont différentes de celles en droit interne et sont à cet égard difficilement transposables ni même comparables. Les Etats et les organisations internationales sont les sujets primaires du droit international. En tant que sujet « souverain », ils sont soumis aux règles qu’ils édictent eux-mêmes. Ils ont à ce titre la capacité juridique pour conclure un traité, capacité reconnue à l’article 6 de la Convention de Vienne.

287 C’est ce qu’il ressort de l’avis rendu par la C.P.J.I., le 3 mars 1928, « Juridiction des tribunaux de Dantzig », série B n°15, cité par P. DAILLIER, A. PELLET, Droit international public, op. cit., p. 649.

288 Ibidem.

289 Les personnes physiques peuvent, dans certaines circonstances, directement invoquer ou opposer des dispositions issues de conventions internationales aux Etats.

290 Sur le déroulement des négociations et la signature de la convention de Rome, voir J- F. DOBELLE « La convention de Rome portant statut de la Cour pénale internationale », in AFDI, volume 44, 1998, pp. 356-369.

291 L’article 23 § 5 du projet de statut prévoyait ainsi la compétence de la CPI envers les personnes morales en cas de crime commis pour son compte ou par ses agences

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Unis, la compétence personnelle de la CPI se limite aujourd’hui aux personnes physiques292. Le droit des investissements est également un exemple de la spécificité du droit international, qui « côté cour », ne reconnaît pas expressément la personnalité juridique internationale aux entreprises multinationales mais « côté jardin », soumet les relations contractuelles entre Etats et sociétés, au droit international293.

118. Si, en l’état du droit positif, une majorité d’auteurs s’accordent à reconnaître une prise en compte grandissante des personnes privées par le droit international, leur personnalité juridique ne leur est toutefois pas encore expressément reconnue. Leur statut international est néanmoins renforcé, comme le démontre la multiplication des normes internationales applicables aux individus ainsi que leur possibilité d’action qui s’élargissent294. Mais à défaut de personnalité juridique à part entière, ce sont les Etats qui restent garants du respect et de la mise en œuvre des droits et obligations prévues (agencies) ou représentants. UN Doc. A/CONF.183/2/Add.1, p. 49 et p. 121 pour les sanctions applicables aux personnes morales. D’ailleurs, rappelons que les statuts du Tribunal militaire international de Nuremberg prévoyaient à l’article 9 la possibilité de retenir comme criminelle, une organisation ; D. MAYER, « Leçons à tirer des quelques rares expériences de fonctionnement des tribunaux pénaux internationaux », Recueil Dalloz, 1999, n° 20, pp. 215-217; N. MATHEY, « Les droits et libertés fondamentaux des personnes morales de droit privé », R.T.D. Civ., 2008, pp. 205-228 ; N.

BARUCHEL, La personnalité morale en droit privé : éléments pour une théorie, L.G.D.J. 2004.

292 Article 25§1 du statut de la Cour Pénale internationale.

293 La convention de Washington du 18 mars 1965 sur le règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats et ressortissants d’autres Etats met en place un mécanisme de règlement des différends propres aux investissements internationaux. Le droit applicable à ces litiges est prévu à l’article 42§1 qui stipule que: « le tribunal statue sur le différend conformément aux règles de droit adoptées par les parties. Faute d'accord entre les parties, le tribunal applique le droit de l'Etat contractant partie au différend - y compris les règles relatives aux conflits de lois - ainsi que les principes de droit international en la matière », soumettant ainsi les contrats signés entre Etats et investisseurs privés au contrôle du droit international, quand ce n’est pas à l’application directe du droit international qui est réalisée par le CIRDI lui-même. Comme le note C.

LEBEN, ce n’est plus seulement les litiges portant sur les contrats internationaux qui sont aujourd’hui soumis au CIRDI, mais également ceux portant sur l’application d’un traité international, un investisseur privé pouvant attraire devant le CIRDI un Etat pour non respect de ses engagements internationaux ou de ses obligations internationales en matière d’égalité de traitement par exemple, ou de non discrimination, C. LEBEN,

« Une tentative de perception globale: le recours à la nationalité des sociétés », in C.

Lazaurus et al. (dir.), L'entreprise multinationale face au droit, Litec, 1977, p.220.

294 Voir « Le sujet en droit international », Colloque du Mans, S.F.D.I., Pedone, 2005, 170 p.

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dans les conventions internationales. Confrontés depuis plus de quarante ans à la problématique que soulève le caractère transnational des entreprises, il incombe donc aux Etats et aux Organisations internationales, en leur qualité de sujet de droit primaire, de veiller à ce que les entreprises transnationales respectent le droit international. Les démarches jusqu’alors empruntées démontrent néanmoins l’échec des Etats à prendre en compte ces entreprises dans leur organisation complexe, ce qui conduit à se tourner vers le droit interne.