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56. La structure juridique de base du droit des affaires est la société. Celle-ci peut revêtir plusieurs formes et être organisée de diverses manières, conformément aux dispositions législatives et statutaires. Sa personnalité juridique permet au droit de la saisir, c'est-à-dire de lui imposer des droits et des obligations, desquels peuvent découler une responsabilité. A cette structure traditionnelle de la société correspond une identité de frontières et de pouvoir, si bien que la société et l’entreprise ne font qu’un. Le pouvoir, détenu par le dirigeant, qui est également l’employeur, ne s’exerce qu’en direction de salariés localisés sur un site de production donné, en vue de faire fructifier le capital de ladite société. Si ce modèle d’organisation reflète encore la réalité de nombreuses petites et moyennes entreprises, le développement d’entreprises plus vastes a vu le jour, donnant naissance à de véritables organisations au cœur desquelles se trouve la société. L’entreprise devient alors un vaste ensemble de sociétés, liées entre elles par le capital ou le contrat, ce qui participe à une transformation de l’entreprise traditionnelle. Ces organisations se caractérisent aujourd’hui par un éparpillement de leur structure juridique et donc du pouvoir, rendu d’autant plus difficile à saisir que cet éclatement est également géographique.

57. L’organisation économique et managériale de ces entreprises transnationales apparaît pourtant sous une forme coordonnée, laissant apparaître un ensemble unifié. On évoque ainsi indifféremment l’entreprise X ou la marque Y. Leur réalité juridique est néanmoins toute autre puisqu’elles sont composées de multiples sociétés. Cette dualité transparait dans les sciences sociales puisque les sciences économiques ou de gestion les appréhende comme un ensemble unique, alors que le droit les aborde dans leur dimension multiple, chaque société de l’ensemble étant indépendante les unes des autres.

En application stricte des principes juridiques du droit des sociétés, l’entreprise

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transnationale n’existe donc pas pour le juriste alors qu’elle est, pour le gestionnaire ou l’économiste, une réalité et même, un objet d’étude.

58. Cette situation s’explique par la technique de qualification juridique propre au droit, laquelle commande de procéder à une opération de simplification des faits afin de les faire entrer dans une catégorie juridique préexistante. Cette opération fait appel à des modèles connus du droit. Or, ces modèles, ou catégories juridiques, ne peuvent réceptionner un fait que dans sa dimension unitaire ou multiple. La double dimension, à la fois unitaire et multiple d’une entité, restant rétive à toute réception par le droit. De ce point de vue, on comprend que l’entreprise transnationale soit difficile à appréhender juridiquement. La qualification de sa dimension multiple aurait en effet pour conséquence de la réduire à la catégorie juridique de « société », ne prenant pas en compte l’unité formée par l’ensemble des sociétés. A l’inverse, il n’existe pas de catégorie juridique permettant de réceptionner la dimension d’ensemble que constitue l’entreprise transnationale. Une telle catégorie juridique pourrait en théorie être créée, mais elle aurait pour effet inévitable de ne prendre en compte que la réalité unitaire de l’entreprise transnationale, niant alors sa dimension multiple. Cela aurait également pour conséquence de superposer une catégorie juridique sur une autre puisqu’à la société correspondrait également une entreprise transnationale. C’est notamment pour cette raison que la catégorie juridique de « groupe de société » n’a toujours pas vu le jour, certains auteurs ayant notamment relevé qu’il serait difficilement envisageable de superposer une personne morale à une autre.

59. Confronté à un objet multiple organisé en système, le droit ne propose donc que des catégories juridiques figées. Les limites d’une telle méthode cartésienne apparaissent alors pour permettre d’encadrer l’organisation de ces entreprises transnationales, aussi bien que leurs activités, d’une manière qui soit adaptée à leur réalité complexe. Les méthodes d’analyse systémique, telle que la pensée complexe développée par Edgar MORIN128, invitent en revanche à appréhender l’entreprise transnationale dans sa double dimension, unitaire et multiple. Les limites posées par le droit disparaissent alors, invitant le juriste à appréhender l’entreprise transnationale à travers un nouveau prisme.

128 E. MORIN, Introduction à la pensée complexe, Seuil, 2005. Pour une application de la pensée complexe à l’entreprise, voir M. KOCHER, La notion de groupe en droit du travail, Thèse, Université de Strasbourg, 2010.

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L’objet même de la RSE, qui est de responsabiliser les entreprises transnationales, offre à cet égard des outils permettant d’aborder l’entreprise transnationale dans sa réalité fonctionnelle. De part l’essence même de la RSE, l’entreprise y est en effet réceptionnée à travers son objet et ses frontières, ce qui permet de la saisir dans ses diverses formes, à l’image de la pensée complexe.

60. Dépourvue de catégorie juridique permettant de réceptionner cette diversité tout en saisissant son ensemble unifié, l’entreprise transnationale existe malgré tout. A l’image de l’entreprise129, elle peut être qualifiée de paradigme, c’est-à-dire « un mot type qui est donné comme modèle pour une déclinaison, une conjugaison130 ». En tant que paradigme, l’entreprise transnationale est un instrument de référence131. Le paradigme de l’entreprise transnationale se trouve ainsi fragilisé par le droit (Chapitre 1). Affranchie de toute catégorie juridique, la RSE permet en revanche de saisir l’entreprise dans ses diverses dimensions, proposant un nouveau paradigme de l’entreprise transnationale (Chapitre 2).

129 A. SUPIOT, « Groupes de sociétés et paradigme de l'entreprise », RTD civ., 1985, pp.

621-644.

130 G. LHUILIER, « Le "paradigme" de l'entreprise dans le discours des juristes », Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 48° année, N.2, 1993, p. 331.

131 Selon T. S. KUHN, le paradigme est un objet destiné à être ajusté et précisé dans des conditions nouvelles ou plus strictes », T. S. KUHN, The structure of scientific revolutions, Chicago, 1re éd. 1962, 2ème éd. 1970, trad. Franç. La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, 284 p., cité par A. SUPIOT,

« Groupes de sociétés et paradigme de l'entreprise », op. cit., p. 627.

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61. L’entreprise revêt des formes d’organisation132 tellement variées, qu’il est difficile de la saisir à l’aide exclusive des méthodes et outils classiques du droit. Ce constat est encore plus vrai s’agissant d’une entreprise transnationale : la complexité de son organisation nécessitant alors de nouvelles méthodes. La pensée complexe comme méthode, développée par E.MORIN133, offre à cet égard des pistes intéressantes puisqu’elle autorise l’appréhension d’un fait ou d’un objet dans ses dimensions contradictoires. Sans revenir sur l’ensemble des principes sous-jacents à cette méthode134, retenons, pour les besoins de la présente étude, le principe dialogique qui permet d’aborder des antagonismes et notamment l’opposition entre diversité et unité.

Appliqué à l’entreprise transnationale, il suggère de l’aborder comme ensemble, c'est-à- dire comme Unitas multiplex135. La pensée juridique s’oppose a priori à l’utilisation d’une telle méthode. Le travail de qualification juridique suppose en effet de faire entrer un fait dans une catégorie juridique prédéterminée. Ce processus est rendu possible par le choix de critères plus ou moins précis qui délimitent la catégorie. Mais par définition, une catégorie reste une unité simple, tandis que la méthode complexe nécessite d’appréhender un fait à la fois dans sa dimension unitaire et multiple. Le droit n’appréhendant pas le groupe ou le réseau de sociétés dans cette double dimension, ne crée donc pas de catégorie juridique appropriée, la « société » étant la seule catégorie juridique proposée pour les appréhender. Or, la société ne couvre pas la réalité de

132 Sur l’étude de ces diverses formes d’organisation, voir notamment G. TEUBNER,

« Nouvelles formes d'organisation et droit », Revue française de gestion, nov./déc. 1993, p. 50-68 ; E. PESKINE, Réseau d'entreprises et droit du travail, L.G.D.J., 2008 ; M.

KOCHER, La notion de groupe en droit du travail, thèse, Université de Strasbourg, 2010, p. 300 et s.

133 E. MORIN, Introduction à la pensée complexe, éd. du Seuil, 2005.

134 Pour une application de cette pensée à l’entreprise, voir la thèse de M. KOCHER, ibidem.

135 Voir à cet égard M. KOCHER qui applique la méthode de la pensée complexe au groupe de sociétés, ce qui lui permet de se concentrer sur les relations entre les diverses sociétés du groupe. Elle en déduit que le groupe et ces relations forment ensemble une unitas multiplex. Ibidem.

CHAPITRE 1. LE PARADIGME DE L’ENTREPRISE

TRANSNATIONALE FRAGILISÉ PAR LE DROIT

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l’organisation d’un groupe ou d’un réseau, lesquels, par essence, sont constitués de multiples sociétés. Ce constat a d’ailleurs conduit certains auteurs à suggérer que « le groupe » soit une catégorie juridique nouvelle. Si une telle suggestion peut de prime abord séduire, elle est en réalité insatisfaisante. En proposant de substituer le groupe à la société, le groupe ne deviendrait qu’une unité de plus se superposant aux sociétés le composant. Cela aurait pour conséquence de nier une des caractéristiques principales du groupe : sa dimension multiple.

62. Ce constat empêche-t-il toutefois de saisir juridiquement le groupe et le réseau dans leur double dimension, à la fois unitaire et multiple ? Le droit positif ne permet pas encore de le faire, niant ainsi la réalité complexe de l’entreprise transnationale. Le juriste en est réduit à tenter de saisir ces ensembles complexes à travers les catégories juridiques classiques existantes. Une telle démarche le mène dans une impasse, ces catégories juridiques ne permettant pas de capturer la diversité de formes que revêt l’entreprise transnationale. Paradoxalement pourtant, ce sont le droit des contrats et le droit des sociétés qui permettent aux entreprises transnationales de se former et d’organiser leurs structures de manière flexible. Cette situation conduit TEUBNER à constater que « ce que les économistes appellent du doux euphémisme de « flexibilité » devient, avec la sobriété de langage des juristes, une fraude à la loi »136. La non prise en compte de ces organisations à structure complexes par le droit positif ne permet pas en effet d’imposer d’obligations aux entreprises transnationales. Il semble difficile dans ce contexte de responsabiliser leurs comportements ainsi que leurs activités en s’appuyant sur le droit positif.

63. Les tentatives d’encadrement juridique des entreprises transnationales se sont pourtant multipliées, tant au niveau du droit international que du droit européen137. Mais faute de solutions permettant d’allier des exigences paradoxales, les entreprises transnationales à structure complexe ne sont aujourd’hui pas réceptionnées par le droit positif. Les raisons de cet échec se trouvent dans les outils juridiques qui favorisent et maintiennent l’éclatement de l’entreprise transnationale (Section 1) et qui conduisent le droit positif à ignorer l’entreprise transnationale (Section 2).

136 G. TEUBNER, « Nouvelles formes d'organisation et droit », op. cit., p. 55.

137 Voir supra, p. 15 et s.

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SECTION I - L’ENTREPRISE TRANSNATIONALE