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SECTION II L’ENTREPRISE TRANSNATIONALE REDÉFINIE DANS SES FRONTIERES

A. La délimitation flexible de la sphère d’influence

202. Les notions d’influence, de dépendance et de contrôle sont utilisées par les diverses branches du droit pour fonder et délimiter l’exercice d’un pouvoir. La détention et/ou l’exercice de ce pouvoir peuvent entraîner des obligations pour son détenteur. De l’exercice de ce pouvoir, en dehors de toute détention légitimée par une loi, peut découler une responsabilité. C’est notamment le cas lorsque le juge procède à une analyse in concreto pour les besoins du litige qui lui est soumis. Dans les deux cas, le législateur comme le juge ont recours à des critères flexibles et divers, dépendant largement de l’objet de la règle en cause. La notion de sphère d’influence, telle qu’elle ressort des textes de RSE, peut être rapprochée des notions d’influence utilisée en droit pour exprimer l’exercice d’un pouvoir, d’un contrôle ou d’une autorité dont elle limite l’objet, mais surtout permet d’en tirer certains critères, qui bien que flexibles, n’en sont pas moins utiles au droit.

203. L’un des rapports émis par John Ruggie met en avant les limites de la notion de sphère d’influence. Comme nous l’avons précisé précédemment, l’influence suppose l’idée d’impact, mais également d’autorité. Les entreprises doivent donc respecter les droits de l’Homme pour éviter tout impact négatif, tout en cherchant à promouvoir, protéger et faire respecter les droits de l’Homme, selon l’autorité qu’elles exercent sur les entités qui pourraient causer directement le préjudice. Leur responsabilité dépendrait de leur influence directe ou indirecte sur la réalisation du préjudice. L’idée de proximité est donc au cœur de la notion de sphère d’influence. Toute la difficulté repose sur la délimitation de cette proximité puisque de cette délimitation dépend l’étendue de l’exercice de l’influence. En ce sens, la notion de sphère d’influence soulève deux questions. La première concerne les fondements de l’influence : qu’est ce qui justifie qu’une société puisse exercer une influence ? La seconde touche à l’exercice effectif de cette influence : comment est exercée cette influence ? Des réponses à ces deux questions peuvent être trouvées en droit de la concurrence et spécialement en droit des ententes et des concentrations, qui utilisent la notion d’influence déterminante.

Confronter la notion d’influence telle qu’elle ressort des textes de la RSE à celle du droit, permet de démontrer que la notion de sphère d’influence n’est pas si floue qu’il y paraît.

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204. En droit des ententes, la notion d’influence déterminante peut avoir pour objet de déterminer l’absence d’autonomie réelle d’une filiale par rapport à sa mère, pour ne pas appliquer le droit des ententes496 à deux sociétés qui ne formeraient en réalité qu’une seule entreprise497. Il s’agit alors d’une responsabilité solidaire, les deux sociétés étant condamnées à payer l’amende498. Cette solution est retenue en droit communautaire si deux conditions sont réunies499.

205. La première condition concerne la possibilité qu’a la société-mère d’influencer de manière déterminante le comportement de ses filiales, ce qui est notamment le cas si la société-mère détient une majorité de capital. Mais la prise en compte des circonstances de fait a conduit la CJCE à condamner une société pour des faits commis par une de ses filiales détenue non pas directement mais par le biais d’une filiale intermédiaire500. Elle étend ainsi la présomption d’influence déterminante au-delà d’une participation directe

496 « Aucune entente ne peut être constituée entre deux filiales non autonomes du même groupe, entre une filiale non autonome et sa maison mère ou encore entre deux entreprises liées par un contrat d’agence. L’entente ne pourra exister qu’entre entreprise autonomes au sens du droit de la concurrence ; les accords intragroupes entre la maison mère et sa filiale ne relèveront du droit des ententes que si la filiale est autonome », Conseil de la Concurrence Etudes thématiques : la preuve des accords de volonté constitutifs d’ententes, Rapport annuel, La documentation française, 2006, p. 77 et s.

497 La possibilité d’imputer le comportement d’une filiale à la société mère a été affirmé en 1972 dans l’affaire dite des « matière colorantes », en ces termes: « Que la circonstance que la filiale a une personnalité juridique distincte ne suffit pas à écarter la possibilité que son comportement soit imputé à la société mère (…) qu’en considération de l’unité du groupe ainsi formé, les agissements des filiales peuvent, dans certaines circonstances, être rattachés à la société mère», CJCE, 14 juillet 1972, ICI, aff. 48/69, Rec. p. 619, § 132 et 135.

498 L’influence déterminante aura pour conséquence, en droit communautaire, de condamner solidairement la société-mère au paiement de l’amende au côté de la filiale ayant commis l’infraction. En revanche, la reconnaissance de l’exercice de l’influence déterminante aura pour conséquence, en droit français, de ne condamner qu’une seule entité, la filiale ou la société-mère. Voir en ce sens CJCE, 10 septembre 2009, Akzo Nobel/Commission, aff. C-97/08 P.

499 CJCE, 25 oct. 1983, Allgemeine Elektrizitäts- Gesellschaft AEG-Telefunken AG c/

Commission CE, aff. C-107/82: Rec. CJCE 1983 p. 3151.

500 Elle affirme que « une société holding détient 100% du capital d’une société interposée qui possède à son tour la totalité du capital d’une filiale de son groupe auteur d’une infraction aux règles de la concurrence de l’Union, il existe une présomption réfragable selon laquelle cette société holding exerce une influence déterminante sur le comportement de la société interposée et indirectement, par le biais de cette dernière, également sur le comportement de ladite filiale ». CJCE, 20 janvier 2011, General Quimica e.a./ Commission, aff. C-90/90 P.

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dans le capital. Cette approche n’est pas sans rappeler la notion d’influence déterminante utilisée en droit des concentrations, qui peut découler de relations contractuelles, de droits de propriétés ou de jouissance conférés aux actionnaires. La détention de la majorité des droits de vote par un actionnaire est par exemple un indice permettant de présumer de l’exercice d’une influence déterminante. A cet indice peut s’ajouter l’existence de relations commerciales privilégiées, le fait d’exercer un rôle de préteur significatif auprès de la société contrôlée etc.501. La Commission a ainsi affirmé que certains pouvoirs issus de contrats entre franchiseur et franchisé pouvaient conférer une influence déterminante, et ce même en l’absence de liens capitalistiques502. La transmission au fournisseur des informations sur l’activité des sociétés du réseau ou encore le fait que le distributeur puisse demander au fournisseur de cesser la production de tout ou partie des produits sans compensation, sont des indices permettant d’indiquer (non de manière exclusive), la possibilité d’exercer une influence déterminante503. 206. Les textes évoquant la notion de sphère d’influence ou la suggérant visent de manière générale les entreprises détentrices d’un pouvoir d’influence504. Ce pouvoir peut puiser sa source indifféremment dans une relation capitalistique (les « groupes d’entreprises ») ou contractuelle (partenaires commerciaux, fournisseurs etc.). C’est ce qu’il ressort des divers textes de RSE qui mentionnent explicitement ou non la notion de sphère d’influence. Dans ces textes, la détention de ce pouvoir est présumée dès lors que des relations contractuelles ou capitalistiques existent. C’est davantage la possibilité

501 Autorité de la concurrence, Lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations, décembre 2009, p. 16, disponible sur

www.autoritdelaconcurrence.fr, consulté en janvier 2013.

502 Idem, Annexe C, pt 586 ; voir également L. FRANCOIS-MARTIN, « Le contrôle des distributeurs par la tête de réseau – définition et enjeux », Concurrences, N° 1-2010, p.

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503 Idem, pour d’autres exemples d’indices retenus tant en droit communautaire que français des concentrations.

504 Dans son livre vert de 2001, la Commission européenne constate ainsi que « les grandes entreprises qui ont externalisé une partie de leur production ou de leurs services peuvent donc avoir assumé une responsabilité sociale supplémentaire vis-à-vis de leurs fournisseurs et du personnel de ces derniers ; en outre, il ne faut pas oublier que parfois, la santé économique des fournisseurs dépend principalement ou entièrement d’une seule grande entreprise », Commission européenne, Livre vert - Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, COM (2001) 366, 2001, - non publié au Journal officiel, pp. 13-14.

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d’exercice du pouvoir qui est visé que la détention juridique de ce pouvoir505, cette possibilité pouvant être fondée non sur des circonstances de droit mais de fait. C’est ce qu’il ressort par exemple du Pacte mondial506. Le texte incite les entreprises à « exercer des pressions sur les sous-traitants, les fournisseurs et autres partenaires commerciaux, afin qu’ils luttent contre le travail des enfants ». Au regard de ce texte, l’influence se déduit de la relation contractuelle existante entre une société et ses partenaires.

L’entreprise débitrice de cette recommandation n’est pas identifiée, et à juste titre étant donné qu’au sein d’une chaîne de production ou de service, toute entreprise peut-être à la fois donneuse d’ordre et sous-traitante ou fournisseur. Toutes les entreprises semblent donc visées par ce texte. Pourtant, seules celles détenant un certain pouvoir peuvent en réalité exercer cette influence. Le texte reconnaît donc implicitement le déséquilibre pouvant exister dans certaines relations contractuelles, déséquilibre qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les contrats de dépendance507. Cette relation de dépendance est présumée puisque le texte ne suggère pas, dans les négociations contractuelles, de discuter de l’introduction de clauses relatives au respect des principes du Pacte, mais s’adresse à l’entreprise qui dispose d’un pouvoir d’influence sur son partenaire, ce qui présuppose l’existence d’un pouvoir, fondé sur une détention de parts sociales ou un contrat. C’est ce qu’il ressort également de la norme ISO 26 000 lorsqu’il y est admis qu’ « une organisation est responsable des impacts des décisions et des activités sur lesquelles elle exerce un contrôle formel et/ou de fait508 ». Une telle solution n’est pas contraire au droit qui retient également, comme nous l’avons vu, que cette influence puisse découler d’une détention de parts sociales ou d’un contrat. Cette interprétation permet de se rapprocher de la réalité des relations qui se nouent entre sociétés et de ne

505 Pour reprendre une distinction faite par J. PAILLUSSEAU, « La notion de groupe de sociétés et d’entreprises en droit des activités économiques », Recueil Dalloz, 2003, n°34, 2350.

506 Voir BIT, Les principes du travail du Pacte Mondial des Nations Unies. Guide pour les entreprises, Genève, 2010,p. 21-23.

507 Sur les critères des contrats de dépendance voir G. J. VIRASSAMY, Les contrats de dépendance : essai sur les activités professionnelles exercées dans une dépendance économique, L.G.D.J., 1986, p. 131 et s.

508 Selon le § 5.2.3 de la norme ISO 26000, « un contrôle de fait renvoie à des situations dans lesquelles une organisation a la capacité de dicter les décisions et activités d’une tierce partie, même lorsqu’elle ne détient pas l’autorité juridique ou formelle de le faire », cité par Y. QUEINNEC, « La notion de sphère d’influence au cœur de la RSE : lecture juridique d’un phénomène normatif », Journal des sociétés, n° 100, juillet 2012, p. 66 et s.

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plus se limiter au critère du contrôle capitalistique qui ne traduit absolument pas la réalité et la complexité des relations existantes entre sociétés.

207. La seconde condition justifiant la mise en œuvre de la responsabilité solidaire de deux sociétés en droit des ententes concerne l’exercice effectif du pouvoir de direction.

La société-mère est présumée l’exercer lorsqu’elle détient la totalité ou la quasi-totalité de son capital509. Cette présomption de responsabilité peut être renversée par la société- mère si celle-ci démontre que la filiale détermine son comportement sur le marché de façon autonome. En dehors des cas de détention à 100%, d’autres indices permettent de déterminer l’exercice effectif de cette influence déterminante ou non. D’ailleurs, le droit français, même s’il reconnaît cette présomption, recherche d’autres indices permettant de déterminer l’exercice de cette influence. L’influence déterminante peut par exemple trouver sa source dans l’identité des dirigeants, la définition d’une stratégie commerciale par la société-mère, l’émission de directives à la filiale, ou encore la mise en place de mécanismes de contrôle ou de direction entre sociétés510. C’est une analyse in concreto à laquelle doit alors procéder le juge ou l’autorité de concurrence. Dans tous les cas, la société-mère peut être condamnée sans « qu’il soit requis d’établir l’implication personnelle de cette dernière dans l’infraction 511». Ce qui compte c’est la possibilité d’exercer cette influence et son exercice effectif. Pour se défaire de cette présomption de pouvoir effectif, la société-mère doit démontrer qu’elle n’a pas exercé de pouvoir de direction sur sa filiale, et non qu’elle n’a joué aucun rôle dans la commission de l’infraction512.

208. Cette approche d’ « exercice effectif » de l’influence est l’objet même de la notion de sphère d’influence puisque les entreprises sont incitées à exercer leur influence dès qu’elles en ont la possibilité, c'est-à-dire, dès lors qu’elles entretiennent des relations

509 CJCE, 25 oct. 1983, Allgemeine Elektrizitäts- Gesellschaft AEG-Telefunken AG c/

Commission CE, aff. C-107/82: Rec. CJCE 1983 p. 3151.

510 TPICE, 12 déc. 2007, Akzo Nobel c/ Commission, aff. T-112/05, cité dans F.

CHAPUT, « L’autonomie de la filiale en droit des pratiques anticoncurrentielles », Contrats, concurrence, consommation, janv. 2010, n°1, p. 11.

511 En ce sens CJCE, 10 septembre 2009, Akzo Nobel/Commission, aff. C-97/08 P, §59.

512 Pour cette raison, « l’absence de connaissance de l’infraction et a fortiori l’absence d’instruction en liaison avec l’infraction données à la filiale sont des arguments inopérants », L. IDOT, « La responsabilité pénale des personnes morales : leçons du droit européen de la concurrence », Concurrences, n°1-2012, p. 61.

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capitalistiques ou contractuelles. A l’instar des indices retenus par le droit de la concurrence pour déterminer cette effectivité, les textes de RSE recommandent par exemple aux entreprises d’utiliser des critères de RSE dans le choix de leurs partenaires en plus des procédures concurrentielles d’appels d’offres par exemple513. En matière de droits de l’Homme spécifiquement514, la Commission européenne propose que les codes de conduites des entreprises s’adressent à « des sous-traitants travaillant pour plusieurs multinationales » et que les entreprises prévoient « la collaboration des partenaires sociaux et des parties concernées dans les pays en voie de développement515 ». Les Principes directeurs de l’OCDE proposent quant à eux aux entreprises un certain nombre d’instruments qu’elles peuvent utiliser pour inciter les autres sociétés placées sous leur influence à adopter et respecter les valeurs prônées par le texte. Il leur est par exemple proposé d’influencer les membres du réseau par le biais « d’accords contractuels tels que des contrats de gestion, des obligations de pré-qualification pour les fournisseurs potentiels, des conventions de vote ou encore des accords de licence ou de franchise », mais surtout des actions incitant les membres du réseau à corriger les éventuelles violations des engagements sont proposées, allant de « la poursuite de la relation avec le fournisseur pendant toute la durée des efforts d’atténuation des risques » à la

« suspension temporaire de la relation avec poursuite des efforts d’atténuation des risques » jusqu’à la « rupture de la relation avec le fournisseur, soit après que les efforts d’atténuation des risques ont échoué, soit parce que l’entreprise estime qu’aucune atténuation n’est possible, soit à cause de la gravité de l’incidence négative516».

Concernant cette ultime mesure, risquée sur le plan juridique, économique et social, les entreprises sont toutefois invitées à prendre en considération les éventuelles conséquences pour le partenaire. De même, en encourageant les sociétés sous-traitantes à adopter des dispositions innovantes, telles que l’évaluation des risques ou le suivi des sous-traitant517, la Commission européenne présume la possibilité qu’ont certaines

513 Commission européenne, Livre vert - Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, op. cit., note 120.

514 Idem, p. 14, la Commission rappelle à cet égard que « l’une des dimensions de la responsabilité sociale des entreprises est fortement liée aux droits de l’homme ».

515 Id. p. 16.

516 OCDE, Principes Directeurs de l’OCDE à l’attention des entreprises multinationales, mai 2011, Commentaires 21 à 23.

517 Commission européenne, Suite donnée à la Résolution du Parlement européen sur la responsabilité sociale des entreprises sous-traitantes dans les chaînes de production, A6- 0065/2009/P6-TA_PROV(2009)0190, 7 juin 2009.

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sociétés, d’exercer leur influence, et les encourage à le faire. De manière moins audacieuse, mais non moins révélatrice, les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme invitent les entreprises à formuler leurs engagements à respecter les droits de l’Homme dans des « déclarations de principes » qui entre autre, énoncent ce que l’entreprise attend de ses partenaires commerciaux518. Encore une fois, l’influence exercée par certaines entreprises sur d’autres est d’ores et déjà présumée. Alors qu’en droit français aucune obligation générale ne découle des relations d’influence pouvant exister entre sociétés, les normes de RSE incitent au contraire les entreprises à en tirer les conséquences.

209. Le droit de la concurrence a donc recours de manière générale à la technique du faisceau d’indice pour déterminer dans un premier temps si une société est en mesure d’exercer une influence déterminante et dans un second temps si elle l’exerce effectivement519. Ce faisceau d’indices est utilisé par les autorités de la concurrence pour déterminer a posteriori, c'est-à-dire pour appliquer ou au contraire ne pas appliquer une sanction du droit de la concurrence. Tel qu’il ressort de l’étude des normes de RSE, la notion de sphère d’influence ne vise pas à déterminer si une entreprise est en mesure d’exercer cette influence, ni si elle l’exerce effectivement a posteriori. Le raisonnement est inverse. Elle part de l’existence de relations pouvant potentiellement entraîner l’exercice d’une telle influence pour commander, a priori, à l’entreprise, de l’exercer effectivement. En fournissant aux entreprises des outils sur la manière de conduire leurs relations commerciales, la RSE participe donc à délimiter, de manière flexible, le périmètre de leur sphère d’influence, grâce à des indices de fait. Cette flexibilité se justifie notamment par l’objet de l’influence, qui varie selon la règle applicable, ce qui limite la flexibilité.