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SECTION I L’ENTREPRISE REDÉFINIE DANS SON OBJET PAR LA RSE

A. La notion d’intérêt social élargie par la RSE

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porté sur la conduite des affaires, prend deux directions : en s’engageant dans des démarches de RSE les entreprises expriment un jugement de valeur sur la manière dont elles entendent conduire leurs activités. En les incitant par des normes internationales, européennes ou même de droit interne, les Etats expriment à leur tour un jugement de valeur sur la manière dont ils entendent que les entreprises se comportent. La RSE participe en ce sens à élargir l’intérêt social de l’entreprise (A) et apparaît comme l’expression d’une approche institutionnelle renouvelée de l’entreprise (B).

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notion n’a jamais été définie par le législateur422, ouvrant ainsi la voie à de nombreux débats portant sur les intérêts protégés par l’intérêt social. S’agit-il en effet de l’intérêt des actionnaires ? De celui des salariés ? Est-ce un intérêt supérieur à toutes les personnes intéressées ? Dans l’affirmative, laquelle de ces personnes a un intérêt légitime à défendre l’intérêt supérieur de l’entreprise ? Peut-on considérer que l’intérêt social est respecté si l’intérêt des actionnaires est privilégié au détriment de celui des salariés ? Toutes ces questions renvoient à la problématique de la définition de l’intérêt social, qui correspond en réalité à la détermination des intérêts protégés par cette notion.

Or, la prise en compte de certains intérêts plutôt que d’autres, dans la prise de décision de l’entreprise, peut participer à élargir l’intérêt social.

166. Toute la question réside alors dans la détermination de cette définition. Dans le silence de la loi, qui détermine l’intérêt social ? Les entreprises ou le juge ? Utilisée comme « boussole » par les entreprises, il est indéniable que celles-ci définissent leur intérêt social. Elles restent toutefois soumises à l’interprétation du juge qui influence indéniablement cette définition. Or, loin de se prononcer de manière unanime sur cette question, les juges adoptent des positions différentes selon la question de droit posée et les intérêts en jeu. Cette absence de position claire de la part du juge entraîne bon nombre de débats doctrinaux portant sur la reconnaissance ou non, à certaines catégories de personnes, d’un intérêt à l’égard de l’entreprise, et surtout de la prévalence de certains intérêts sur d’autres. Ainsi par exemple, selon une vision restrictive de l’intérêt social issue d’une interprétation stricte de l’article 1833 du Code civil423, l’intérêt social correspond à l’intérêt des associés, si bien que toute décision prise comme contraire à l’intérêt de ces derniers peut être sanctionnée par le juge comme contraire à l’intérêt social. En suivant cette interprétation, l’intérêt des associés doit guider toute décision stratégique. Cette interprétation ne se retrouve pourtant que dans la jurisprudence relative à la sanction d’abus de majorité424qui vise à sanctionner la rupture d’égalité

422 Une définition de l’intérêt social avait été envisagée lors des débats portant sur la loi du 24 juillet 1966, mais ne fut finalement pas retenue. A. COURET, L’intérêt social, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p. 1 et s.

423 Aux termes duquel « toute société doit avoir un objet licite et être constitué dans l’intérêt commun des associés », Art. 1833 du Code civil.

424 Voir par exemple, Cass. com, 21 janv. 1970, n° 68-11.085, JCP G 1970, II, n° 16541, note B. OPPETIT. La sanction d’un abus de majorité à en effet pour objet de privilégier les associés minoritaires dont les intérêts n’ont pas été protégés, en sanctionnant les

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entre associés425. Cette interprétation permet en réalité davantage de protéger l’intérêt des actionnaires face aux autres catégories d’intérêts. En revanche, en matière d’abus de biens sociaux, c’est une tout autre interprétation, beaucoup plus large, qui est retenue par le juge pénal lequel, dès 1967, affirme que la loi « protège le patrimoine de la société et les intérêts des tiers au même titre que les intérêts des associés »426. Cette interprétation permet de démontrer l’existence de conflits d’intérêts autour de l’entreprise, et la nécessité de leur régulation, au-delà du seul intérêt des associés que protégerait la notion d’intérêt social. Ainsi, les dirigeants comme les salariés peuvent voir leur intérêt protégé par le juge sur le fondement de l’intérêt social. Cette approche reconnaît finalement que leurs intérêts peuvent également être affectés par le fonctionnement de la société, de la même manière que celui des associés.

167. Si la délimitation des contours de l’intérêt social influence indéniablement les dirigeants d’entreprise dans la détermination de l’intérêt social de leur société, leur propre interprétation de l’intérêt social peut-elle influencer le juge dans son interprétation ? La reconnaissance par les entreprises elles-mêmes, de l’existence de parties prenantes « nouvelles », peut-elle avoir un effet sur la notion d’intérêt social ? Comme nous l’avons vu, l’intérêt social sert de guide aux décisions des entreprises et dans cette optique, l’intérêt social est en partie déterminé par les entreprises elles- mêmes. En s’engageant dans des démarches responsables qui ont pour effet de prendre en compte les intérêts de personnes traditionnellement exclues de la notion d’intérêt social, celle-ci s’en trouve inévitablement élargie. Pour autant, l’intérêt social sert majoritaires. Certains auteurs ont néanmoins démontré que la jurisprudence relative tant à l’abus de majorité qu’à l’abus de minorité révèlent en réalité les conflits inhérents entre associés, qui ne forment pas une communauté homogène, ce qui « révèle la fragilité de la notion d’intérêt commun » des associés comme définissant l’intérêt social (A.

BENNINI, Le voile de l'intérêt social, op. cit., p. 112 et s. ); la définition de l’abus de majorité est proposée dans l’arrêt Picard, Cass. com., 18 avril 1961, D. 1961, p. 166 ; JCP G. 1961, II, 12163, note D. BASTIAN ; Les conditions de l’abus de minorité sont elles définies par la Cour de Cassation dans deux arrêts : Cass. com., 15 juillet 1992, D.

1961 et Cass. com., 9 mars 1993, Bull. Joly, 1993, p. 152, note P. LE CANNU.

425 Lamy sociétés commerciales, 2012, n°1486 ; D. SCHMIDT, Les droits de la minorité dans la société anonyme, Sirey, 1970, n°71.

426 Cass. crim., 8 mars 1967, no 65-93.757, Bull. crim., no 94, cité dans Droit pénal des affaires, Lamy, 2012-1940. C’est ce qu’il ressortait déjà du célèbre arrêt Fruehauf qui a révélé la prise en compte, par les juges, d’intérêts autres que ceux des actionnaires. CA.

Paris, 22 mai 1965, D. 1968, jur., p. 147 ; A. BENNINI, Le voile de l'intérêt social, op.

cit., p. 125 § 151.

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également de « boussole » au juge pour arbitrer les conflits d’intérêts. L’intérêt social est donc déterminé en dernier lieu, par le juge. Pourtant, en cas de conflit d’intérêts portant sur une politique ou une décision de RSE de l’entreprise et non sur sa pérennité financière, il sera difficile427 pour le juge de ne pas tenir compte de la volonté de l’entreprise de prendre en compte ces nouveaux intérêts, d’autant que la loi elle-même participe à élargir le cercle de ces intérêts. Le législateur a par exemple reconnu l’intérêt des salariés dans le fonctionnement des sociétés. Le droit de demander en justice la désignation d’un expert chargé de présenter un rapport sur une ou plusieurs opérations de gestion est à cet égard accordé au Comité d’entreprise, de même que la possibilité d’assister aux assemblées générales via la désignation de deux de leur membre. C’est parce qu’ils agissent alors dans l’intérêt de la société, avec lequel leur propre intérêt se confond, que ce droit leur est accordé. Loin de se limiter aux intérêts internes à l’entreprise, la loi a également étendu cette protection à l’extérieur des « murs » de l’entreprise, en reconnaissant par exemple de nouveaux droits aux créanciers en matière de procédure collective428, élargissant ainsi la catégorie des personnes intéressées par l’entreprise.

168. Cet élargissement des intérêts protégés par l’intérêt social reste malgré tout limité à la reconnaissance d’un intérêt dans la pérennité financière de l’entreprise et donc dans son fonctionnement429, ce qui limite les catégories de personnes pouvant y avoir un intérêt. Or, la RSE va plus loin. Les parties prenantes de l’entreprise responsable peuvent être intéressées par les effets d’une démarche de RSE sur la pérennité financière de celle-ci, mais également et surtout, sur les impacts des décisions et activités de l’entreprise sur leur propre situation personnelle, en dehors de toute considération

427 Comme le note S. ROUSSEAU : « alors que les sociétés cotées semblent s’ouvrir chaque jour davantage à la responsabilité sociale, au développement durable et à la stakeholder theory, les incertitudes entourant la définition de l’intérêt social tendent à rendre suspect le discours et les actions des entreprises affirmant leur engagement au service d’intérêts variés », S. ROUSSEAU, I. TCHOTOURIAN, « L’" intérêt social" en droit des sociétés : Regards transatlantiques », CDACI - Travaux et publications, p.11, disponible sur : http://hdl.handle.net/1866/3072, consulté en janvier 2013.

428 Notamment avec la création des comités de créanciers et de fournisseurs. Voir à cet égard A. BENNINI, Le voile de l'intérêt social, op. cit., note 29, p. 131.

429 Concernant l’expression « pérennité de l’entreprise » qui serait au cœur de l’intérêt social, voir Lamy sociétés commerciales, 2012, n° 1486.

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financière. C’est ce que nous avons pu observer précédemment430 et qui participe à élargir le cercle des parties prenantes de l’entreprise au-delà de personnes ayant une relation contractuelle avec l’entreprise. Le juge Canadien semble avoir pris en compte ces tiers dans la délimitation de l’intérêt social au-delà de la simple procédure d’abus de biens sociaux. Ainsi, à l’instar du droit français, la loi canadienne sur les sociétés par actions précise que les administrateurs et les dirigeants doivent agir « (…) au mieux des intérêts de la société »431. L’intérêt des actionnaires a longtemps été associé à cet intérêt, jusque ce que la Cour suprême canadienne ait à interpréter cet article en 2004. Elle a alors affirmé « (…) qu’il ne faut pas interpréter l’expression ‘au mieux des intérêts de la société’ comme si elle signifiait simplement ‘au mieux des intérêts des actionnaires’ ».

Elle précise que « (…) pour déterminer s’il s’agit au mieux des intérêts de la société, il peut être légitime pour le conseil d’administration, vu l’ensemble des circonstances dans un cas donné, de tenir notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement ». Si ses commentateurs432 qualifient cet arrêt de « révolution » en ce que la Cour exclut clairement la possibilité de limiter l’intérêt social à celui des associés, ils relèvent qu’elle laisse en revanche le soin au Conseil d’administration de déterminer les intérêts en présence. Dans cette perspective, le juge canadien reconnaît implicitement que l’intérêt social est en partie déterminé par les entreprises. Cette position correspond à l’objet de la RSE qui incite les entreprises à déterminer elles-mêmes leurs parties prenantes en fonction des objectifs du développement durable. Si le juge français n’a pas encore été amené à se prononcer sur cette question, il serait néanmoins surprenant qu’il ne se conforme pas à la volonté d’une entreprise de pendre en compte des intérêts sociaux, environnementaux et sociétaux des personnes concernées par son activité, si cela ressort des divers documents stratégiques de l’entreprise. L’arbitrage des intérêts en présence pourrait alors bien être influencé par la RSE.

430 Voir supra, p. 106 et s.

431 S. ROUSSEAU, I. TCHOTOURIAN, « L’" intérêt social" en droit des sociétés : regards canadiens », op. cit., note 39, p.12.

432 Idem, note 39, p.16.

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